"La réalité est plus complexe qu’un nucléaire diabolique et des alternatives merveilleuses", pour Jean-Marc Jancovici

Jean-Marc Jancovici, enseignant de Mines ParisTech et fondateur du cabinet Carbone 4, interpelle sur la politique énergétique française et invite à organiser la sobriété.

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Jean-Marc Jancovici est enseignant de Mines ParisTech et fondateur du cabinet Carbone 4.

L'Usine Nouvelle. - Vous êtes écologiste et restez l’avocat du nucléaire, pourquoi ?

Jean-Marc Jancovici. - Et pourquoi pas ? Est-ce que moins de danger signifie obligatoirement moins de nucléaire ? Une énergie sans inconvénients, cela n’existe pas. Sans nucléaire, il y a trois possibilités : soit pas d’électricité, soit des combustibles fossiles, qui contribuent au changement climatique et à la pollution locale, soit des énergies renouvelables nécessitant une activité minière et une occupation d’espace de dix à mille fois plus importantes. La construction du barrage des Trois Gorges, en Chine, a conduit à évacuer cinq fois plus de personnes qu’à Tchernobyl. Les déchets nucléaires, qui font si peur, sont produits en toutes petites quantités, donc il existe des modes de gestion. La réalité est hélas plus complexe qu’un nucléaire diabolique et des alternatives merveilleuses. Dans notre pays, la surreprésentation médiatique chronique des inconvénients du nucléaire ne résiste pas à l’examen des faits.

À l’étranger, certaines voix écologistes s’interrogent sur la pertinence du nucléaire.

Le parti vert finlandais est désormais pro-nucléaire et, en juillet, deux anciens militants allemands anti-nucléaire ont publié une tribune appelant leur pays à conserver ses réacteurs en service et à plutôt supprimer du charbon. Ce point de vue devrait s’amplifier. Tout décarboner avec du solaire et de l’éolien à notre niveau actuel de consommation d’électricité, cela n’arrivera pas. Il faudrait probablement consommer dix ou vingt fois moins pour cela ! Il faut donc remplacer l’énergie fossile par du bas carbone « pilotable » [activable au moment souhaité, ndlr], car nous avons bâti toute notre société sur le respect des horaires.

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Les capacités de stockage pourraient-elles modifier la donne sur les renouvelables ?

Aujourd’hui, il y a 7 200 gigawatts de puissance électrique installée sur terre et 170 gigawatts de puissance de stockage, c’est-à-dire 2 % de la puissance de production. Et sur ces 2 %, 0,5 % sont des batteries. Nos enfants ne verront pas une production électrique fournie pour l’essentiel par des moyens intermittents et des batteries au niveau de consommation actuel.

N’y a-t-il pas un bouquet de solutions à mettre en œuvre ?

Sur le stockage, aucune nouvelle technologie ne violera les lois de la physique. Le stockage électrochimique consiste à exciter des électrons dans des atomes de métal. Plus le métal est léger, plus il y a d’électricité stockée par unité de poids. On ne fera rien de mieux que la chimie du lithium, le métal le plus léger sur Terre. On est à 250 wattheures par kilo, on montera peut-être à 300, voire 1 000, mais pas à 10 000. Avec tout le lithium de la Terre, on ne pourrait stocker que quelques jours de la production électrique mondiale.

L’Agence internationale de l’énergie envisage une production électrique fondée sur les renouvelables...

Son scénario « zéro émission nette » relève des rêves d’Alice au pays des merveilles. Il implique de fermer les deux tiers des centrales à charbon en dix ans. C’est malheureusement irréaliste. Il prévoit aussi 5 % d’efficacité énergétique en plus chaque année, alors que depuis 1900 on n’a jamais fait mieux que 1,5 % par an en tendance longue.

La filière nucléaire française ne s’est-elle pas sabordée toute seule ? À part l’EPR, elle n’a rien en catalogue ?

Les problèmes de la filière française sont, pour partie, le résultat d’une politique de « stop and go » de l’État, au gré des enjeux électoraux. Cela finit par être délétère sur une filière du temps long. Si, le temps qu’EDF reprenne ses esprits, on demandait aux Chinois de construire trois réacteurs en France, cela ne me dérangerait pas plus que cela !

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Vous excusez facilement les responsabilités passées d’EDF et d’Areva ?

Avec le premier EPR à Olkiluoto, en Finlande, Areva a voulu monter trop de marches à la fois : nouveau réacteur, nouveau pays et nouveau métier, puisqu’ils ont voulu être maître d’œuvre. Areva a donc « fauté ». Mais si l’État actionnaire avait mené une politique nucléaire constante, cohérente et informée, il aurait empêché Areva de faire cette bêtise.

Quelle serait, selon vous, une bonne politique énergétique pour la France ?

D’abord, il faut arrêter de penser « énergie égale électricité ». Il n’y a pas de raison de changer une électricité déjà décarbonée, or l’essentiel de nos moyens est consacré à cela ! En développant l’éolien et le solaire chez nous, nous perdons sur tous les tableaux : pas de baisse d’émissions, moins d’emploi car on augmente les importations. Enfin, nous allons garder la puissance nucléaire en garantie, mais baisser son facteur de charge en fonction du vent et du soleil. Première possibilité : EDF augmente le prix du kilowattheure pour avoir les moyens d’entretenir un parc resté identique avec une production diminuée. Le consommateur paie alors deux fois : une fois pour le nucléaire, une autre pour les ENR. Deuxième possibilité : EDF doit être périodiquement recapitalisé. Et tout cela pour perdre de l’emploi et ne rien gagner en CO2 ni en risque nucléaire. Il faut arrêter tout de suite. La bonne transition consiste à nous débarrasser du pétrole et du gaz fossiles ainsi que du peu de charbon que nous utilisons. Les chaudières fioul et gaz peuvent être remplacées par des pompes à chaleur fabriquées en France. Une partie de la chaleur industrielle peut aussi être électrifiée. Ensuite, le gros du pétrole est consommé pour les transports et il est responsable des deux tiers de notre CO2 émis. Le cocktail de solutions inclut moins de voitures, davantage de marche, de vélo, et de transports en commun, et l’électrification de l’essentiel de ce qui reste mécanisé.

Que peuvent faire les entreprises ?

Elles peuvent déjà bien comprendre le contexte dans lequel nous sommes et réfléchir aux possibilités existantes, avec des contraintes physiques qui vont augmenter. Si une partie de l’action peut venir de leur propre initiative, rapidement il leur faudra un cadre fourni par l’État. Cette stratégie d’ensemble doit être élaborée en comprenant les déplacements d’emplois associés, pour éviter la casse sociale. Au Shift Project [think tank fondé en 2010 par Jean-Marc Jancovici, ndlr], nous sommes en train de travailler sur un « plan de transformation de l’économie française » qui regarde justement comment s’organiser pour avoir des émissions qui baissent de 5 % par an, ce qui est nécessaire pour ne pas franchir la limite des 2 °C.

Donc 5 % de PIB en moins ?

Avec 1 à 1,5 % d’efficacité CO2 par an, cela ferait arithmétiquement 3,5 % de PIB en moins par an. Malheureusement, la croissance verte, ça n’existe pas ! Ce qui peut exister, c’est un amortissement de la contraction. C’est garder l’espoir dans un monde où l’on va nécessairement se mettre au régime. Faute de sobriété, le système se régule par l’effondrement. La conséquence du « je ne fais pas d’effort », ce sont les efforts qui arrivent par accident, et le Covid-19 est une possibilité parmi d’autres.

Que faites-vous pour être en accord avec vos idées ?

Ce que je peux ! J’ai changé de métier. Je me passe de voiture au quotidien et je ne prends l’avion que très rarement, quand je pense que l’enjeu l’impose. J’ai fortement diminué ma consommation de viande rouge. Je suis un « tout petit acheteur », mais c’est sans mérite, car je fais partie des hommes que l’on doit traîner dans les boutiques. J’ai isolé une partie de ma maison. Je dois encore changer ma chaudière au gaz par une pompe à chaleur et, je l’avoue, j’ai un péché mignon, le ski.

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