Isabelle Aubry, présidente de l'association "Face à l’inceste" : "Il faut arrêter de minimiser et cacher ce tabou"

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Un sondage réalisé par Ipsos pour l’association "Face à l’inceste" révèle qu’un Français sur 10 a été victime d’inceste, soit 6,7 millions de personnes. L’association se bat depuis vingt ans pour changer la loi. Entretien avec la présidente-fondatrice de "Face à l’inceste" (ex AIVI), Isabelle Aubry.

Le chiffre fait froid dans le dos, mais reflète une réalité : 6,7 millions de Français ont été victimes d’inceste. Ce chiffre est extrait du dernier sondage Ipsos, mené pour l’association Face à l’inceste (ex Association internationale des victimes de l'inceste).

Après vingt ans d’existence, l’association fondée et présidée par Isabelle Aubry, victime d'inceste quand elle était enfant, vient de changer de nom.

Un manque de chiffres gouvernementaux

Face au manque de chiffres et d’action gouvernementale, depuis 2009, Face à l’inceste réalise ses propres enquêtes. En onze ans, les chiffres évoluent. Non pas parce qu’il y avait moins d’incestes avant, mais parce que les victimes, que l’association appellent les survivants, parlent davantage.

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3% des Français se disaient victimes d’inceste en 2009, contre 6% en 2015. Ils sont 10% en 2020. Parmi eux, 78% sont des femmes, 22% des hommes. Un chiffre sous-estimé, selon Isabelle Aubry.

Autre chiffre glaçant : 32% des Français disent connaître une personne victime d’inceste. 

Une pétition pour faire évoluer la loi

Depuis 2000, l’association milite pour une reconnaissance de l’inceste dans la loi. Mi-novembre, une pétition a été lancée sur le site internet : "Face à l’inceste, changeons la loi !". Encore aujourd’hui, un enfant victime d’inceste doit prouver qu’il n’y avait pas de consentement et qu’il y a eu "violence, contrainte, menace ou surprise".

Déjà soutenue par plus de 31.000 signatures, la pétition demande que "tout acte sexuel incestueux commis sur un(e) mineur(e) [soit] qualifié de crime incestueux et puni par la loi sans qu’un hypothétique "consentement" de la victime ne soit examiné " et que "tout acte sexuel non incestueux commis sur un(e) mineur(e) de moins de 15 ans doit être qualifié d’infraction pédocriminelle sans que le critère additionnel de "menace, surprise, contrainte ou violence" soit nécessaire". 

Enfin, pour "Face à l’inceste", les crimes sexuels commis sur les mineurs doivent être imprescriptibles.

Marie Claire a échangé par téléphone avec Isabelle Aubry, quelques jours après la sortie du sondage.

Marie Claire : Votre association existe depuis vingt ans. Vous venez de changer de nom : "Face à l’inceste". Pourquoi ? Il fallait que ce mot, inceste, soit davantage visible ?

Isabelle Aubry, présidente-fondatrice de l'association Face à l'inceste : Tout à fait. Parce que AIVI (Association Internationale des Victimes de l'Inceste, ndlr), ça posait plusieurs problèmes. D'abord, tout le monde prononçait l’acronyme, qui cache le mot "inceste". Alors que notre première intention est de combattre le silence et le tabou de l’inceste.

Deuxièmement, on nous prenait pour une association de victimes, donc un groupe de personnes mobilisées sur le sujet. Mais nous considérons que c'est un problème de société, et donc, ce n'est pas à un groupe de personnes de se mobiliser sur le sujet, mais à toute la société. Face à l’inceste, ça implique tout le monde.

Troisièmement, notre nom laissait penser qu’on faisait de l’aide aux victimes, ce que nous avons jamais fait. Il y avait des attentes de personnes qui demandaient de l’aide et étaient déçues parce qu’on ne leur fournissait pas. Notre association a été créée pour bouger les lignes, changer les lois. On fait de l’entraide, mais on a jamais fait d’aide.

Et puis, les politiques nous prenaient pour une association de victimes adultes et lorsqu’il s’agissait de travailler sur la protection des enfants, on était jamais invités.

Notre association a été créée pour bouger les lignes, changer les lois.

L’enquête Ipsos dévoile un chiffre qui donne le vertige : 6,7 millions de Français ont été victimes d’inceste. Pensez-vous qu’on sous-estime encore le nombre de victimes dans l’opinion publique ? Pourquoi ?

En 2009, face à l’absence de chiffres gouvernementaux, on a commencé à en sortir par nous-mêmes. C'est l’Ipsos qui a mené l’enquête par téléphone. C'est très important de le préciser, parce qu’en général, sur ce type de sujets, les gens sont peu enclins à se dévoiler en parlant à un autre être humain. Ne serait-ce que si on vous interroge sur votre vie sexuelle, vous n'avez pas forcément envie de la raconter à tout le monde. Alors quand il s‘agit de violences et encore plus d’incestes, les sous-déclarations sont énormes.

En 2009, le premier chiffre révélait que deux millions de personnes se déclaraient victimes d’inceste. Cinq ans après, on l’a refait en ligne. On est passé à 4 millions. Mais on sait très bien que les hommes sous-déclarent, parce qu’ils ont honte, surtout quand ce sont des actes commis par des hommes. On est à 78% de femmes et 22% d’hommes, et ce n'est pas vrai, il y a plus de petits garçons que ça victimes d’inceste.

Donc on s’est dit qu’on allait voir après #MeToo. Là, on arrive à s’approcher de la réalité, compte-tenu des enquêtes internationales, mais toujours en sous-estimation par rapport aux hommes. 

Quels sont les enjeux de ces études ?

On le fait parce que le gouvernement ne le fait pas. Même s’il y a le chiffre de l’INED qui date de 2015 [enquête Virage, ndlr], ce n’est pas nouveau. On avait invité l’INED en pensant enfin avoir un chiffre gouvernemental de l’inceste, mais non. Ils ont donc un chiffre "famille et voisins".

Chaque année, l’État mesure le taux de mortalité sur la route. Ils ont une vision pour pouvoir piloter les choses, voir si leurs actions sont efficaces. Ça fait vingt ans qu’on demande au gouvernement de se doter d’un outil pour mesurer l’ampleur du problème qu'est l'inceste. Sans connaître l’ampleur du problème, on ne peut pas le gérer.

Ça fait vingt ans qu’on demande au gouvernement de se doter d’un outil pour mesurer l’ampleur du problème qu'est l'inceste.

Adrien Taquet, secrétaire d’État chargé de l’enfance et des familles, a annoncé que l’inceste sera au centre de la Commission sur les violences sexuelles qui sera mise en place début décembre. Qu’attendez-vous du gouvernement ?

La première chose à faire est de mettre le mot "inceste" dans le titre de la mission, et "pédocriminalité" aussi. Il faut arrêter de minimiser et cacher ce tabou en le noyant dans des expressions qui ne mettent pas en exergue le fait que c'est la majorité des crimes sexuels commis sur les enfants. C'est au minimum 75%.

Or quand vous prononcez le mot inceste, on pointe du doigt une institution, la famille. D’une certaine manière, on dit que la famille est criminelle. Et c'est sur l’institution familiale que repose toute notre société. Ce n'est pas possible de lutter contre un tabou sans le nommer.

À chaque fois qu’on travaille sur le sujet, le premier instinct de tout le monde est de noyer ce mot dans d’autres expressions. C'est pareil dans les médias. Partout. Mais je ne sais pas ce qui va ressortir de cette mission, Monsieur Taquet n’a pas les moyens.

Mais pourquoi cela peine-t-il à s’imposer dans le débat public ? Votre association existe depuis vingt ans, j’imagine que vous avez perçu certains changements.

Je crois que c'est une maladie en France. On est un pays qui avance à petit pas et qui manque de vision globale. Au Canada, il y a eu une grosse affaire, il y a 30-40 ans, qui a bouleversé le pays (1). Le gouvernement s’est demandé : "Nos enfants sont-ils protégés dans notre pays ?" Et force était de constater qu’ils ne savaient pas répondre à cette question.

Au lieu de nommer une commission parlementaire, comme on l'a fait avec Outreau, qui n’a servi à rien, ils ont nommé un comité scientifique, le comité Comité Badgley [mis en place en 1984, ndlr] qui a travaillé à faire un état des lieux et des préconisations pour améliorer la protection de l’enfance. Ils ont mis l’argent sur la table et ont appliqué les recommandations.

Aujourd’hui, on dit que les Canadiens sont en avance. Non, les Canadiens ne sont pas en avance, ils ont une autre façon d’appréhender les problèmes, alors que nous, les Français, nous agissons parce qu’il y a une pulsion médiatique.

Prenons le consentement de l’enfant, ça vingt ans qu’on se bat. On a obtenu une petite avancée en 2010, qui n’a pas servi à grand chose concrètement dans les tribunaux, et il a fallu attendre l’affaire de Pontoise, en 2017, pour que le gouvernement s’empare du problème et mette en place la loi Schiappa, qui s’est révélée être un flop.

Un numéro d’écoute pour les pédocriminels a été mis en place à l’échelle nationale depuis le 23 novembre. Qu’en pensez-vous ?

Notre association le soutient. On a interrogé tous nos membres pour savoir ce qu’ils en pensaient. 70% sont pour, parce que si on peut empêcher quelqu’un de passer à l’acte, c'est de la prévention et c'est notre vocation.

Pour vous, l’inceste est-il le dernier tabou des violences sexuelles ?

Il y a vingt ans, quand j’annonçais le nom de mon association à un élu, il tournait les talons et faisait semblant de parler à quelqu’un d’autre. Maintenant, oui, c'est le tabou ultime parce que c'est le tabou sur lequel repose notre société. Mais vous savez ce que ça veut dire tabou ? C'est ce qui est interdit de faire et interdit de dire. C'est pour ça qu’on ne peut pas lutter contre un tabou sans commencer à nommer les choses.

Quand j’ai commencé à vouloir m’impliquer dans cette lutte, j’ai essayé de comprendre pourquoi les gens avaient honte. Parce que c'est quelque chose que les gens intègrent au fur et à mesure. Si vous parlez d’inceste avec les enfants, ils ne sont pas gênés, ils en parlent facilement. Mais essayez d’en parler avec un adulte… Pourtant, comme on le voit dans notre sondage : 32% des Français connaissent au moins une victime d’inceste. Quasiment toutes les familles sont concernées.

Au moment de la loi Schiappa, nous avions fait une campagne sur les réseaux sociaux en prenant des photos de personnalités connues quand elles étaient enfants, et en mettant le slogan "Vous aussi vous avez été enfants, aidez-nous contre l’article 2 de la loi Schiappa". Et l’avocat d’une personnalité très connue nous a demandés de retirer sa photo. La personne ne voulait pas que l’on pense que quelqu’un de sa famille avait commis l’inceste.

Pour les gens, être victime, c'est une honte. Parce que les victimes sont perçues comme des faibles. C'est pour ça qu’on préfère le mot survivant. Pour nous, ça veut dire qu’on est maître de sa vie et de son rétablissement, alors qu’une victime ne peut malheureusement que subir.

C'est le tabou ultime parce que c'est le tabou sur lequel repose notre société.

Avez-vous quand même l’impression que #MeToo a permis de mieux nommer les choses ?

Cela fait plus de dix ou douze ans qu’on écrit sur la sémantique à utiliser. Il y a des choses qui commencent à percer. Il y a quinze ans par exemple, tout le monde disait pédophile. Non, quelqu’un qui passe à l’acte, c'est un pédocriminel.

Il y a des mots dont on veut plus entendre parler comme "abus sexuel". Il vient de l’anglais "sexual abuse", qui n’a pas la même intention. En français on pense à l’abus, comme si on avait un droit sexuel.

C'est comme dire "avouer son viol" ou "elle s’est fait violer", ce n’est pas possible. Il y a un vrai travail pédagogique à faire, d’où l’importance d’en parler aux médias. 

(1) Au début des années 80 éclate l'affaire du clan Goler, une famille pauvre, rurale et isolée de l'Est canadien, où l'inceste a eu lieu sur plusieurs générations. Les enfants n'étaient d'abord pas cru, et renvoyés auprès de leurs parents par les autorités. Plusieurs membres ont fini par être condamnés pour agressions sexuelles et inceste. 

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