Nathalie Trignol-Viguier : "En France, les avortements clandestins existent encore"

IVG
Elle fait partie des rédacteurs et signataires d'un Manifeste de soignants favorables à la pratique d'une interruption volontaire de grossesse jusqu'à 14 semaines. Entretien avec le Dr Trignol-Viguier, fervente défenseuse de ce droit accordée aux femmes, pour lequel il ne faut pourtant jamais cesser de se battre.

Le 20 novembre dernier, Marie Claire relayait le Manifeste de professionnels de santé engagés en faveur d'un allongement des délais de l'interruption volontaire de grossesse en France

Initié fin octobre par L'Association nationale des centres d'avortement et de contraception (ANCIC), le texte a déjà recueilli plus de 400 signatures de médecins, gynécologues-obstétricien.ne.s, sages-femmes et infirmières favorables à la pratique d'une IVG à 14 semaines (soit 16 semaines d'aménorrhée), et prêt.e.s à s'y former. Ce texte intervient alors qu'une proposition de loi en faveur de l'allongement du délai légal de l'IVG en France, actuellement arrêté à 12 semaines, est actuellement examinée. Votée par l'Assemblée nationale le 8 octobre dernier, elle doit encore être débattue au Sénat. 

L'occasion de nous entretenir avec le Dr Nathalie Trignol-Viguier, PH référente du Centre d'Orthogénie du CHU Bretonneau à Tours et co-présidente de l'ANCIC.

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Marie Claire : L’ANCIC, dont vous êtes co-présidente, a participé à la rédaction du "Manifeste des médecins et sages-femmes pratiquant des IVG en faveur de l'allongement du délai". Pourquoi ce texte ? 

Dr Nathalie Trignol-Viguier : "Nous attendons cette proposition de loi depuis longtemps et étions au courant du projet. Avant même le vote à l’Assemblée nationale, des voix ont commencé à s’élever dans la presse, y compris venant de responsables de sociétés savantes. Il a été notamment évoqué la dangerosité de l’acte et le refus des professionnels de le pratiquer, mais aussi des détails de gestes techniques permettant de pratiquer cet acte. Doivent-ils être détaillés au grand public ? C’est une question qui m’interpelle. Et si en plus, le but est de faire en sorte que ces gestes soient négativement perçus par la société, cela s’apparente quasiment aux méthodes qu’utilisent les sites "pro-vie", en voulant dissuader les femmes de le faire, en leur faisant peur, sachant que l’entrave à l’interruption volontaire de grossesse est considérée comme un délit. La plupart de ceux qui s’expriment sont des hommes qui ne reçoivent même pas des femmes en demande d’IVG. C’est insupportable !

En parallèle, le ministre de la Santé, Olivier Véran, à force d’entendre tous ces propos négatifs, a saisi le Comité consultatif national d'éthique (CCNE) avec comme saisine la dangerosité du geste et la non adhésion des professionnels à pratiquer ce geste.

La plupart de ceux qui s’expriment sont des hommes qui ne reçoivent même pas des femmes en demande d’IVG. C’est insupportable !

À l’ANCIC, nous nous sommes dits que nous ne pouvions pas laisser passer de telles communications, basées sur aucune preuve scientifique. Nous avons donc voulu faire savoir que des professionnels directement impliqués avaient une vision totalement différente, appuyée par la revue de la littérature, et étaient prêts à pratiquer des IVG jusqu’à 14 semaines.

Finalement, nous n’aurions jamais dû avoir à écrire ce Manifeste et nous n’aurions jamais dû entendre les propos ni de l’Académie de médecine, ni de l’ordre des médecins ou du Collège des gynécologues. Il s’agit d’un sujet de société, c’est à elle de s’en emparer. Il y a des besoins et à nous, une fois que l’on a mis en évidence ces derniers et légiféré, de nous organiser pour mettre en place les choses."

Beaucoup de politiques sont réticents face à cette proposition de loi. Pensez-vous que les sénateurs vont suivre ? 

"Je n’en sais rien. En même temps, on ne peut pas reprocher à des néophytes de statuer sur quelque chose alors que des professionnels affirment que c’est dangereux. Si j’étais sénatrice et que j’écoutais 'ceux qui parlent plus fort que les autres' en mettant en avant des idées personnelles et idéologiques, je ne prendrais peut-être pas le risque de mettre les femmes en danger. 

La saisine du Comité consultatif national d’éthique s’appuyait sur ces données qui, si elles étaient fondées sur l’Evidence Base Medecine, justifieraient de prendre des précautions. Éthiquement parlant, je ne vois pas où est le problème. Si c’est fait en dehors de nos frontières, dans de bonnes conditions, y compris pour les Françaises, la question n’est plus à poser. On prend les choses à l’envers et cela fait les gorges chaudes des anti-IVG."

Effectivement, chaque année des milliers de Françaises doivent se rendre à l’étranger pour avorter lorsqu’elles sont hors délais, car leur propre pays les abandonne, détournant le regard d’une situation qu’il ne veut pas assumer. N’est-ce pas totalement hypocrite ? 

"De tout temps, les femmes qui veulent avorter, avortent. Aujourd’hui, certaines femmes ne peuvent pas le faire en France, car elles dépassent les douze semaines légales. Donc, elles avortent où ? Majoritairement en Espagne, en Hollande, en Grande-Bretagne parce qu’elles savent que là-bas, c’est possible. 

Mais encore faut-il avoir les moyens financiers et matériels pour s’y rendre. Comment font celles qui ne les ont pas ? En un instant, leur vie peut basculer. Il faut savoir qu’en France, les avortements clandestins existent encore. Aussi, des femmes sont parfois obligées de mener une grossesse qu’elles ne souhaitent pas et doivent ensuite subir les conséquences que cela risque d’engendrer : une grossesse non ou mal suivie, de possibles complications obstétricales et psychologiques pouvant même aboutir, d’après un rapport de l’OMS paru en juin 2020, à des maltraitances infantiles… Il faut prendre tout cela en compte.

Pour moi, c’est un combat idéologique de s’opposer à ce point à un geste qui est très bien fait près de nos frontières, au sein même de l’Union Européenne, et que l’on cautionne. Je me sens hypocrite à chaque fois que je reçois en consultation une patiente qui est hors délais : je lui donne les coordonnées d’une clinique à l’étranger, je la rassure en lui disant qu’ils parlent Français, qu’ils sont très gentils, que ça va très bien se passer et qu’elle peut revenir me voir après. Je me dis que ce n’est pas normal de ne pas assumer quelque chose qu’on sait faire et que l’on pourrait faire. On fait aussi culpabiliser les femmes en les faisant se sentir hors la loi parce qu’elles font quelque chose qui est interdit dans leur propre pays. C’est terrible."

C’est un combat idéologique de s’opposer à ce point à un geste qui est très bien fait près de nos frontières, au sein même de l’Union Européenne, et que l’on cautionne.

Les études s’accordent à dire que ce n’est pas aussi "dangereux" que certains veulent le prétendre...

"C’est juste incompréhensible d’entendre dire que c’est dangereux et qu’il ne faut pas le faire alors que techniquement, une interruption de grossesse est possible jusqu’à 41 semaines d'aménorrhées en France. Ce n’est pas dangereux dans le cadre d’une interruption médicale de grossesse, mais ça l’est pour les autres ? Est-ce qu’il est plus éthique qu’un médecin décide pour une femme plutôt qu’elle décide pour elle-même lorsqu’elle ne souhaite pas mener une grossesse à terme ? D’un seul coup, c’est plus dangereux pour celle qui décide que pour celle qui ne décide pas. 

Mais par contre, ce n’est pas dangereux qu’elles aillent le faire ailleurs, alors que les semaines avancent avant qu’elles ne puissent aller avorter à l’étranger, sans compter le voyage et surtout le retour, à peine sorties de la clinique, en bus ou en voiture, souvent seules. Est-ce que les médecins hollandais, britanniques ou espagnols sont beaucoup plus compétents que leurs homologues français ? C’est triste de laisser penser que notre médecine est aussi mauvaise. C’est un faux débat.

Depuis quand en médecine sommes-nous devenus rétrogrades au point de se dire que l’on ne va pas progresser ? Croyez-moi, si demain une nouvelle technique chirurgicale sort, tous les les médecins vont s’y former, quel que soit le sujet. Il y a des techniques qui se font ailleurs, mais on ne veut pas en entendre parler parce qu’on ne sait pas les faire ! Et comme on dit qu’on ne sait pas faire, et bien on ne fait pas. On marche sur la tête !"

Ceux qui s’opposent à l’allongement argumentent sur le fait qu’il risque d’y avoir un recours plus tardif à l’IVG, qu'en dites-vous ?

"Cette pensée fausse la réflexion. Oui, nous allons faire des IVG plus tardives pour les femmes qui en ont besoin, mais on ne va pas attendre que toutes les femmes soient à 14 semaines pour le faire. Il n’est pas question de laisser traîner les choses. Plus de la moitié des femmes qui avortent le font avant 8 semaines de grossesse. Nous allons continuer à travailler dans les meilleures conditions en les accueillant le plus vite possible." 

Vous soutenez également l'article de loi qui accorderait aux sage-femmes le droit de pratiquer des IVG instrumentales jusqu'à 10 semaines...

"La question n’est pas 'Est-ce qu’elles peuvent faire des IVG instrumentales jusqu’à 10 semaines", mais "Pourquoi on ne les autorise pas à faire des IVG instrumentales' ? Point. Ce n’est pas le terme qui compte, mais la formation, la compétence et l’expérience qu'elles acquièrent.

Ceux qui ne veulent pas pratiquer d’IVG, et bien qu’ils n’en fassent pas ! Ils risquent de toute façon d’être malveillants avec les femmes.

Elles font des gestes endo-utérins en posant des DIU (stérilets, ndlr), pourquoi ne seraient-elles pas légitimes à faire une aspiration chez une femme en bonne santé ? La différence entre la sage-femme et le médecin dans la prise en charge des femmes enceintes, c’est la physiologie et la pathologie. Jusqu’à preuve du contraire, demander à interrompre une grossesse n’est pas du registre de la pathologie. Il s'agit là d'un enjeu de pouvoir."

Dans la proposition de loi, il est également question de supprimer la double clause conscience des médecins pour l’IVG. Est-ce nécessaire ?

"En médecine, il existe une clause de conscience généraliste. La double clause de conscience a vu le jour en 1975, lors du vote de la loi Veil. Et même si j’ai une très grande estime pour cette dame et pour sa loi, qui a sauvé la vie de tant de femmes en respectant leur choix à disposer de leur corps, certains points de celle-ci sont aujourd’hui un peu 'désuets', comprenez que cette double clause n’a plus vraiment de sens. 

À l’époque, Simone Veil a dû utiliser des 'garde-fous' pour faire voter sa loi et 'rassurer' les professionnels afin qu’ils acceptent la pratique de l’avortement : double clause de conscience, obligation d’entretien médico-social y compris pour les majeures, délai de réflexion, limite de terme… Depuis, occasionnellement, on la 'dépoussière' en enlevant ce qui n’est plus utile. 

Ceux qui de toute façon ne veulent pas pratiquer d’IVG, et bien qu’ils n’en fassent pas ! Ils risquent de toute façon d’être malveillants avec les femmes. Supprimer cette double clause, c’est juste faire en sorte que l’avortement soit un acte comme un autre, que le médecin pourra refuser de pratiquer comme tout autre acte en médecine. Ceux qui s’y accrochent sont de toute façon ceux qui n’en feront pas et dans tous les cas, la première clause les couvre, le débat n’a donc pas de sens non plus."

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