“Syndémie” : déjà malades avant de tomber malades ?
« Le Covid-19 n’est pas une pandémie », affirmait Richard Horton, le rédacteur en chef du plus célèbre journal médical britannique, The Lancet, il y a peu. Certes, sa propagation est devenue un problème mondial (pan- en grec désigne le « tout »). Mais constater sa diffusion rapide à l’échelle du globe est insuffisant : si le virus s’est développé avec une telle virulence, c’est qu’il profite de l’entrelacement de nombreux autres facteurs pathologiques affectant la santé humaine de manière structurelle.
« C’est une syndémie » – du grec syn-, « avec ». Ce que vient confirmer une étude détaillée publiée elle aussi dans le Lancet le 17 octobre : « L’interaction du Covid-19 avec la hausse mondiale continue ces trente dernières années des maladies chroniques et de leurs facteurs de risques, dont l’obésité, l’hyperglycémie et la pollution atmosphérique, a créé les conditions d’une tempête, alimentant le nombre de morts du Covid-19. » Et les scientifiques à l’origine de l’étude d’ajouter que « de nombreux facteurs de risques et maladies non transmissibles étudiés dans ce rapport sont associés avec un risque accru de formes graves de Covid-19, voire de décès ».
Nos sociétés étaient, sans peut-être s’en rendre compte, malade avant même de tomber vraiment malade. Avant d’être victimes d’un corps étranger, elles se sont elles-mêmes empoisonnées par leurs propres modes de vie. Le Covid-19 est un révélateur, la partie émergée de l’iceberg : son irruption nous montre combien le rapport entre santé et maladie sont plus ambigus qu’il n’y paraît.
- Depuis au moins trois décennies, les pathologies « non transmissibles » se multiplient un peu partout dans le monde : développement de l’obésité et du diabète, multiplications des cancers dus aux innombrables pollutions d’origines humaines – alors que se perpétuent d’autres grandes « maladies » liées à l’alcool et au tabac. Ces différents facteurs s’entremêlent et s’aggravent mutuellement, de sorte qu’il devient presque impossible de les traiter séparément. Les inégalités d’accès au soin n’arrangent rien : si vous ne pouvez vous faire soigner pour une maladie, comment lutter contre des pathologies enchâssées ? C’est pour décrire cet « entrelacement de maladies en interactions et s’aggravant réciproquement », contre lequel la médecine n’est pas armée, que l’anthropologue américain Merrill Singer inventa, en 1990, la notion de « syndémie ».
- Ce qui frappe le plus dans la « syndémie globale » que nous vivons, c’est qu’elle met en jeu des pathologies dont nous serions peut-être hésitants à dire qu’elle sont des maladies. Nous pensons en effet spontanément la maladie comme un événement, une rupture de la santé, liés à l’immixtion d’un corps étranger – un virus, une bactérie – qui ébranle l’intégrité corporelle. Rien à voir, par exemple, avec l’obésité, qui s’apparente à un processus plus qu’à un événement : on ne « tombe » pas obèse comme on tombe malade ; on le devient, progressivement. Et cette lente métamorphose, que l’on peine parfois à remarquer (sauf quand elle franchit un seuil particulièrement extrême), est endogène, non exogène : elle dépend de nos modes de vies et n’implique aucun élément étranger.
- La syndémie globale, dont le Covid-19 révèle l’ampleur, nous pousse, ainsi, à repenser la maladie, et à redéfinir le rapport de celle-ci à la santé. Comme l’explique George Canguilhem dans La Connaissance de la vie (1952) : « La santé, c’est le luxe de pouvoir tomber malade et de s’en relever. Toute maladie est au contraire la réduction du pouvoir d’en surmonter d’autres. » Santé et maladie ne s’opposent pas mais se révèlent l’une l’autre. Et le philosophe d’ajouter que « vivre pour l’animal déjà, et à plus forte raison pour l’homme, ce n’est pas seulement végéter et se conserver, c’est affronter des risques et en triompher », c’est être en mesure d’encaisser les chocs et l’adversité du devenir.
- « La santé [est] pour l’homme, note encore Canguilhem, un sentiment d’assurance dans la vie qui ne s’assigne de lui-même aucune limite. » Être en bonne santé, c’est être en capacité de choisir la manière dont on vit sa vie, sans se préoccuper de ce à quoi nous expose ce choix. Au contraire, l’homme malade, déjà malade avant d’avoir contracté le virus qui le tuera peut-être, est contraint de vivre confiné (un mot plus que jamais adapté) dans « un milieu “rétréci” » dicté par l’exigence exclusive de la survie. Un milieu qui l’isole de l’extérieur, dont son organisme n’est pas capable d’affronter le risque.
- Nos modes de vie modernes, avec leurs lots de pathologies chroniques, auraient-ils créés corps structurellement fragilisés, déjà malades avant de tomber malades ? La stagnation de l’espérance de vie en “bonne santé” dans les pays les plus développés semble étayer cette idée. Avons-nous perdu « le luxe de pouvoir tomber malade et de s’en relever » ? Sans doute en partie – et nous ne nous en rendons pas compte. Il est cependant essentiel, pour éviter le culte puritain du corps sain, de citer encore Canguilhem : « L’homme […] ne se limite pas à son organisme. L’homme [prolonge] ses organes par des outils. » (Le Normal et le Pathologique) Tout l’enjeu, c’est que cet appareillage ne servent pas uniquement de bouées curative pour notre survie maladive, mais puisse, aussi, devenir un moyen d’encourager et de soutenir la santé de chaque individu – sa capacité à s’exposer au monde.
La pandémie de Covid-19 est, bien entendu, un drame. Cependant, si nous essayons de la penser comme syndémie, il est possible de tirer de ce drame une vérité et un horizon pour l’avenir : nos corps sont affaiblis par nos modes de vie ; plus que des politiques sanitaires de lutte contre la maladie, nous avons besoin de politique capable de développer la santé de chacun.
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