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Conversation avec Étienne Klein : « Pour faire société, il faut se mettre d’accord sur l’importance de l’idée de vérité »

Pour vraiment transmettre des connaissances, le temps long des cours semble le meilleur outil. Felicia Buitenwerf

Physicien et directeur du Laboratoire de recherche sur les sciences de la matière, Étienne Klein anime chaque samedi La Conversation scientifique sur France Culture. Présent aux Tribunes de la presse 2020 à Bordeaux, le philosophe des sciences livre un plaidoyer pour la science et nous invite à repenser la vulgarisation.


Comment définissez-vous le rôle d’un philosophe des sciences ?

Étienne Klein : Ce qui m’intéresse, c’est plutôt la question des rapports entre la science et la philosophie. Évidemment, il ne s’agit pas de demander à la science de remplacer la philosophie, ni même de la coloniser, mais de simplement partir du constat que les philosophes, depuis très longtemps, discutent de concepts dont certains se retrouvent dans le vocabulaire des physiciens.

Cela amène donc à une question assez basique : quand un philosophe parle du temps, est-ce qu’il parle de la même chose qu’un physicien ? S’ils ne parlent pas de la même chose, pourquoi utilise-t-on le même mot ? Et au contraire, s’ils parlent de la même chose, est-ce qu’ils en disent les mêmes choses ? Si la réponse est oui, ça veut dire que leurs discours sont en quelque sorte conformes et redondants. Si au contraire, ils ne disent pas les mêmes choses, à qui puis-je faire confiance ? Au physicien ou au philosophe ? L’apport des sciences doit être pris en compte dans la façon de penser certains mots communs aux sciences et à la philosophie.

Vous avez toujours souhaité transmettre les connaissances scientifiques au plus grand nombre, par vos conférences, vos livres : qu’est-ce qui vous a mené sur cette voie ?

E. K. : J’ai une conception assez élevée de l’idée de République, un lieu où devrait se pratiquer ce que Paul Valéry appelait « la politesse de l’esprit ». Un endroit où on peut discuter de ce que l’on fait, de ce que l’on sait, avec n’importe qui et réciproquement. Quand j’ai commencé mon activité d’enseignement à l’École Centrale, très peu de gens avaient vraiment entendu parler de la physique contemporaine.

À cette époque-là, je baignais dans la physique quantique, peu après la découverte de la non-séparabilité. C’était excitant. Je trouvais dommage que peu de gens en aient entendu parler. J’ai donc commencé à faire de la vulgarisation, en jouant avec l’idée de paradoxe. Car quand il est confronté à un paradoxe, l’intellect se met à fonctionner vraiment. Et comme la science est un réservoir de paradoxes très volumineux, j’avais utilisé ce stratagème pour que les gens s’intéressent à la science. Je l’ai fait sur pas mal de questions, pendant longtemps, mais je pense que le bilan n’est pas excellent. La vulgarisation ne marche pas très bien.

À ce titre, vous avez d’ailleurs souligné l’importance des biais cognitifs dans le processus de transmission du savoir.

E.K. : L’épisode du Covid l’a montré. Beaucoup de gens utilisent leur bon sens, leurs ressentis, leurs préjugés, leurs croyances, pour contester les résultats de la science. Ce qui veut dire qu’ils n’ont guère saisi l’essence même de la science, qui contredit souvent le bon sens.

Je pense que nous, les vulgarisateurs, nous n’avons pas tenu compte de tous les biais cognitifs qui viennent déformer les messages, notamment scientifiques, au cours de leur propagation. Il y a beaucoup plus de gens qui vulgarisent aujourd’hui. Mais si vous demandez aux gens : “qu’est-ce que dit le principe de relativité d’Einstein ?”, “Darwin, qu’est-ce qu’il a montré au juste ?"… vous verrez que les réponses ne sont pas très précises. Les connaissances fondamentales n’ont pas percolé dans la culture commune. Je crois qu’il faut repenser la façon de transmettre la science, de manière beaucoup plus efficace qu’elle n’est aujourd’hui. D’autant plus qu’elle est contestée par toutes sortes d’instances, ce qui rend l’exercice à la fois politiquement nécessaire et terriblement difficile.

Comment faut-il faire alors ? Comment bien transmettre les connaissances scientifiques ?

E.K. : La seule méthode, c’est d’enseigner, de faire cours. C’est vraiment le seul endroit où je transmets des connaissances. Ce qui suppose d’avoir du temps : la diffusion de la connaissance scientifique est victime d’une crise de la patience. Si vous n’avez pas le temps d’expliquer comment une connaissance scientifique est devenue une connaissance, ce que vous dites ressemble à un argument d’autorité. De sorte que la personne qui vous entend a l’impression que vous débitez un truc, que d’autres pourraient contester avec des arguments d’autorité semblables aux vôtres.

Ce n’est pas du tout une critique du public parce que nous autres, les scientifiques, nous sommes aussi victimes de cette faiblesse-là. Je suis physicien, mes collègues physiciens ne savent guère expliquer ce que c’est un OGM. Mes copains biologistes, quant à eux, ne savent guère dire ce qu’est un quark. Nous avons tous des connaissances scientifiques, mais tous une mauvaise connaissance de nos connaissances. Avoir des connaissances, c’est bien. Savoir comment elles se sont construites en tant que connaissances dans l’histoire des idées, c’est beaucoup plus important. Vous êtes alors à l’abri de toutes les contestations qui peuvent venir des sceptiques.

Le documentaire Hold Up met en avant les controverses autour de la pandémie de la Covid-19. Un exemple de désinformation. Illustre-t-il une société dans laquelle la parole scientifique n’aurait aucune place ?

E.K. : Déjà, je ne suis guère tenté de regarder ce genre de truc. Le problème n’est pas le documentaire lui-même, mais sa notoriété, sa diffusion. Des gens travaillent avec ardeur à le faire connaître. Des « conneries », tout le monde en dit, tout le monde en fait. Mais là, il y a une intention. Vous parlez de « désinformation ». Est-ce que c’est le bon mot ? Il faut distinguer deux choses : il y a des gens qui parlent au-delà de leurs compétences – c’est ce qu’on appelle l’ultracrépidarianisme. C’est une tendance en pleine expansion. Il y a aussi des personnes qui, volontairement, tentent de tromper les gens dans un but politique… Là, c’est plutôt de la manipulation, et c’est plus grave.

Est-ce que vous pensez que la confusion qui existe autour de ce documentaire traduirait une société où il y aurait peu, voire pas de place pour le scientifique ?

E.K. : Avant, on pensait la société en termes de classes sociales. Je pense plutôt que ce sont des strates qui se superposent sans communiquer. Quelques journaux, notamment Le Monde, ont établi la liste de toutes les erreurs grossières qu’il y a dans Hold Up. Mais les gens qui ont regardé le documentaire ne vont pas lire Le Monde, et ceux qui lisent Le Monde ne vont guère regarder le documentaire. Donc ces deux régimes d’informations ne se rencontrent jamais.

Le démenti qui permettra de voir où sont les erreurs n’est pas connu de ceux qui voient le film. Chacun vit dans sa bulle cognitive et c’est le cœur du problème. Pour faire société, il faut se mettre d’accord sur l’importance de l’idée de vérité. Une République est un endroit où on doit accepter d’entendre des choses désagréables qui contredisent nos croyances. Si l’on ne veut entendre que des choses qui ne nous malmènent pas du point de vue intellectuel, on s’organise en communautés de gens qui pensent ou croient les mêmes choses. Pareille conception ne me séduit pas, et même me répugne.

À ce titre, quels outils peuvent utiliser les scientifiques et les philosophes des sciences contre ces discours qui véhiculent des points de vue intuitifs, mais erronés ?

E. K. : Je ne comprends pas pourquoi au journal de 20 heures ou dans les grands médias, on ne vient pas corriger les connaissances des Français quand un sondage montre qu’ils se trompent. Par exemple, un sondage récent a établi que 72 % des Français pensent que le nucléaire participe au changement climatique. On peut penser tout le mal que l’on veut du nucléaire, mais pas lui faire ce reproche parce que le nucléaire n’émet que très peu de gaz à effet de serre.

Selon vous, qui doit corriger, les journalistes ou les scientifiques ?

E.K. : Les gens qui travaillent et, de ce fait, connaissent bien le sujet. La facilité, c’est de se contenter de commenter et de donner son avis. Or, on observe une relative décorrélation entre la compétence et la militance. Quand je dis militance, je mets dans le même camp ceux qui sont pour et ceux qui sont contre. Prenez l’exemple de la 5G. Qui sait exactement ce qu’est la 5G ? Pas grand monde. Qui a un avis sur la 5G ? Tout le monde. Le fait d’avoir un avis tranché sur une question comme celle-là semble dédouaner de l’envie ou de l’obligation de s’instruire à propos du sujet concerné. C’est ce qu’il faut essayer de déconstruire en faisant en sorte que les gens se renseignent, enquêtent, interrogent, et ensuite se forgent un avis. Se « forger » un avis, ce n’est pas la même chose qu’avoir un avis. C’est un aboutissement, le résultat d’une maturation, pas une position a priori.

Cette attention importante et soudaine donnée aux scientifiques n’a-t-elle pas provoqué une course à la médiatisation ?

E.K. : D’abord, il y avait là une occasion historique de faire de la pédagogie scientifique. On aurait pu entendre des scientifiques expliquer ce que c’était un essai en double aveugle, un essai randomisé, quel est le bon usage des statistiques, pourquoi il ne faut pas confondre corrélation et causalité… Les gens étaient intéressés et passaient beaucoup de temps devant leur télévision. On pouvait leur expliquer ce qu’on savait, ce qu’on ne savait pas, les démarches de recherche entamées pour répondre aux questions dont on ne connaissait pas les réponses. Au lieu de faire cela, assez rapidement, on a organisé des clashs entre experts plus ou moins auto-proclamés, une espèce de joute où les plus forts en gueule étaient les plus présents. L’expert honnête qui venait dire : "je vous dis ce qu’on sait, et aussi ce qu’on ne sait pas”, n’était pas réinvité. Ça a donné quelques dérives…

Comment cette médiatisation à outrance met-elle en évidence la responsabilité des journalistes ?

E.K. : On peut toujours rêver d’un monde idéal où les journalistes auraient une formation scientifique. Ce que j’espère, c’est qu’à la fin les gens sauront faire la différence entre la science et la recherche. Car ce n’est pas du tout la même chose. La science est un corpus établi de connaissances en lesquelles on a toutes les bonnes raisons d’avoir confiance : l’atome existe, la Terre est ronde, les espèces vivantes évoluent. On n’a pas lieu de remettre ça en cause sauf si un jour quelque chose d’absolument révolutionnaire nous oblige à le faire. La science ambitionne d’atteindre la vérité à propos des questions précises qu’elle se pose.

Et puis il y a la recherche. Le corpus de connaissances qui constitue la science pose des questions auxquelles on ne sait pas répondre. On sait que l’atome existe, mais il y a des éléments dans l’atome qu’on ne comprend pas. Donc la recherche a à voir, elle, avec le doute. Mais quand on amalgame science et recherche comme on l’a fait pendant la crise sanitaire, le doute qui est consubstantiel à la recherche vient coloniser l’idée même de science. Et on en vient à dire : « La science, c’est le doute ». Mais si la science, c’est le doute, pourquoi m’interdirais-je de la contester à partir de mon ressenti, de mes croyances, de mes convictions ? Ainsi se met en place une jolie cacophonie.


Propos recueillis par Lauryane Arzel et Raphaël Lardeur, étudiants en master professionnel de journalisme à l’Institut de Journalisme Bordeaux Aquitaine (IJBA).

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