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ReportageMigrations

À Calais, la mairie rase les bois où se cachent les migrants

La mairie de Calais a lancé une série de déboisements le long des routes et dans les zones de promenade, où les exilés ont l’habitude de camper. Elle empêche ainsi les migrants de s’installer et les repousse toujours plus loin de la frontière franco-anglaise. « On est frappé, gazé et maintenant traqué dans les bois », enrage un Soudanais.

  • Calais (Pas-de-Calais), reportage

Perché sur la crête d’un talus, entre deux arbres, Manuel déploie péniblement une bâche pour recouvrir sa tente. Ce Soudanais de 26 ans se cache ici depuis une semaine. Pour se protéger du sol humide, il a installé son abri sur un bout de carton déplié. Sous un toit de branches nues, plongé dans un épais brouillard, Manuel est à peine visible. « J’ai essayé de trouver un coin où la police ne pourra pas me voir », explique-t-il, en enfonçant un bonnet sur sa tête. Comme quelques centaines d’autres exilés depuis le premier confinement, il s’est réfugié dans les bois situés derrière le Fort Nieulay. Ce site touristique du littoral de l’agglomération de Calais est un point stratégique pour les passages clandestins. Et un lieu à évacuer pour la préfecture.

Le 13 novembre dernier, des CRS ont embarqué Manuel et 170 autres personnes vers des centres d’accueil et d’examen de la situation (CAES). À leur retour, quatre jours plus tard, le paysage du Fort avait bien changé. « Là où je dormais, tout a été rasé , s’étonne encore le jeune homme. La police a lacéré ma tente à coups de couteau et a pris mon sac à dos. C’était déjà assez difficile comme ça. Maintenant ils vont déforester, juste pour nous éloigner ? »

En son absence, les agents des services jardin de Calais ont, à la demande de l’État, abattu des centaines d’arbres et arbustes. Un peu partout, ils se sont appliqués à faire disparaître la végétation basse au pied des troncs. « Avant, les branches formaient des alcôves au-dessus des chemins. J’ai vu tomber des arbres qui étaient là depuis mon emménagement », regrette Gilles Lefevre, qui habite le quartier depuis plus de vingt ans. De certains bosquets verdoyants du Fort Nieulay ne restent aujourd’hui que des monticules de copeaux et les traces d’une brusque évacuation : des valises défoncées, des chaussures gorgées d’eau, des sacs de couchage éventrés.

« La police a lacéré ma tente à coups de couteau et a pris mon sac à dos », dit Manuel.

« Le déboisement vise clairement à dissuader les exilés de s’installer », affirme François Guennoc, vice-président de l’Auberge des Migrants. Il doit permettre d’« éviter d’avoir des campements non visibles », rétorque Philippe Mignonet, adjoint à l’environnement et à la sécurité de la mairie de Calais, dans un article de La Voix du Nord. À Paris, on tendrait à invisibiliser les campements, mais à Calais, on cherche plutôt à les rendre apparents.


Voici la carte des bois rasés :

François Gemenne, chercheur à l’Université de Liège et spécialiste des migrations, y voit « une opération de communication » de la part des élus du Calaisis, qui « se sentent abandonnés par l’État » et qui chercheraient donc à « exposer le problème ». Mais le déboisement s’ajoute aussi à la longue liste des dispositifs de chasse à l’homme déjà mis en place par la ville portuaire. Une fois nue, la forêt, lieu de refuge par excellence, devient « un piège, un espace panoptique pour les personnes en fuite », analyse Dénètem Touam Bona, philosophe et auteur de Fugitif, Où cours-tu ? (PUF, 2016). Samedi 28 novembre, la mairie de Calais a d’ailleurs annoncé l’installation de six caméras de vidéosurveillance dans les environs du Fort-Nieulay — comme en février, aux abords de l’Hôpital du Virval. Dénétem Touam Bona conclut :

En privant d’hébergement ou de nourriture, l’État ne tue pas lui-même, il délègue aux éléments de la nature le travail de la mort. C’est une nécropolitique active mais discrète. »

Au total, 3.000 m² d’arbres ont été arrachés à la pince-sécateur derrière l’Hôpital du Virval.

Lors du dernier conseil municipal, Jean-Pierre Moussally, élu et secrétaire du groupe Europe Écologie — Les Verts Calais, a interrogé Natacha Bouchart, la maire de Calais, sur les déboisements. Il a dénoncé la « politique de non-accueil » de la ville, « qui place la lutte contre les ‘points de fixation’ des exilés, à coups de réveil aux gaz lacrymogènes à 6 h du matin et de tentes lacérées au cutter, au-dessus de leurs droits les plus élémentaires ». Il a aussi rappelé qu’aucune étude d’impact n’avait été réalisée avant le ratissage. L’édile Les Républicains lui a répondu que « ces personnes refusent l’accueil digne, [qu’]elles refusent la mise à l’abri, parce qu’elles sont conseillées par de mauvaises personnes ». Malgré les sollicitations de Reporterre, Mme Bouchart ne nous a pas répondu.

Le mardi 1er décembre, à Calais.

Des douves creusées pour inonder et empêcher le passage des migrants vers le Royaume-Uni

En déboisant les zones occupées par les exilés, la municipalité ne franchit pas seulement un cap dans sa politique d’inhospitalité, elle tend aussi à faire grandir les tensions au sein de la population. « La présence de déchets, que la ville refuse de ramasser, cultive le rejet par les Calaisiens de la migration », dit Christian Louchez, membre des associations les 4C et Environnement et patrimoines du Calaisis.

Devant le Fort Nieulay, les associations organisent tous les jours des distributions de nourriture.

Le militant est notamment à l’origine d’une pétition contre « la destruction systématique de la végétation » dans la ville. C’est notamment l’accumulation de détritus qui a poussé des riverains de la route de Gravelines, qui relie Calais à la petite commune de Marck, à rencontrer Natacha Bouchart et le secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur Laurent Nunez en mai dernier. Les habitants ont réclamé une présence policière 24 h/24 et l’arrêt des distributions des associations sur la départementale. Cinq mois plus tard, trois cents exilés ont été évacués et les arbres des bois Hedde et Dubrulle, qui bordent la chaussée, ont été remplacés par de hautes clôtures.

Des clôtures, rue du Beau Marais.

Les premiers déboisements à Calais remontent à 2015. Pour tenter de contrer les passages clandestins vers le Royaume-Uni, plus de cent hectares de végétation avaient été rasés sur et aux abords du site du tunnel sous la Manche. Des amputations en partie financées par Getlink (ex-Eurotunnel), qui exploite la zone. Les exilés se dissimulaient régulièrement derrière les feuillages, parfois durant plusieurs jours, pour guetter les camions susceptibles de leur permettre de passer la frontière. Des douves ont même été creusées, pour inonder et rendre le terrain impraticable. Désormais, ne sont plus visibles que des terrains nus cernés de grillages. « On dirait la prison d’Alcatraz », déplore Louise Druelle, artiste et militante locale. « C’est la politique de la terre brûlée, où la stratégie consiste dans ce cas à détruire toute forme d’habitat pour faire fuir. »

Opération de déboisement du mardi 1er décembre, à côté de l’Hôpital du Virval, dans le sud de Calais.

Sylvie Vicente a récemment observé la tactique à l’œuvre juste devant chez elle. La quinquagénaire a emménagé dans la rue Beau Marais, à côté de l’Hôpital du Virval, en octobre 2016. Elle s’est installée dans une grande maison jaune, bâtie au milieu d’un jardin sans portail. Dans son lotissement, certains voisins se sont barricadés, ont entouré leur maison de hautes clôtures. Une maison indique, à trois reprises, la présence d’un système de vidéoprotection. Quelques semaines après son emménagement, la « jungle » de Calais, où vivaient quelque 8.000 exilés (selon les associations), a été expulsée. Dans la foulée, des centaines d’Afghans et de Kurdes se sont réfugiés dans le bois à deux pas de sa porte. « Une véritable chasse à l’homme a alors commencé », se remémore Sylvie avec amertume. « Le sous-bois offrait aux exilés une forme de protection et leur permettait de trouver un peu d’intimité. »

Le mardi 1er décembre, à côté de l’Hôpital du Virval, dans le sud de Calais.

Les 3.000 mètres carrés de végétation ont laissé place à un no man’s land parcouru de barbelés

En septembre dernier, le bocage s’est transformé en terrain vague. Au petit matin, les forces de l’ordre ont bloqué la route. Des pinces-sécateurs géantes se sont employées à dévitaliser le moindre espace végétal. Le terrain, qui appartient à la mairie, a été laissé entre les mains d’un promoteur immobilier local, Territoires soixante-deux. Les 3.000 mètres carrés de végétation ont laissé place à un no man’s land parcouru de barbelés, d’où les troncs sortent comme des bras arrachés. « Ce sont désormais les murs qui poussent », ironise Sylvie, alors que vingt mètres plus loin, aux abords du pont de l’autoroute A216, s’érigent depuis deux semaines des barrières de trois mètres de hauteur, surmontées de barbelés. Aujourd’hui, près de 65 kilomètres de grillages quadrillent le Calaisis.

Les exilés sont aujourd’hui acculés. Les campements autrefois installés derrière l’Hôpital du Virval se sont déplacés un peu plus au Sud. Mais là aussi, le déboisement a commencé et les forces de l’ordre y réalisent des expulsions tous les deux jours. La trentaine de tentes encore présentes ne forme plus qu’une ligne le long d’un mur en béton, sous une mince rangée de conifères. Iraniens, Syriens, Soudanais, Palestiniens pendent leurs sacs et leurs vêtements pour les empêcher de prendre l’humidité du sol, marécageux à cet endroit. Par grappes de dix à quinze, ils se frottent les mains, accroupis autour de petits feux, alimentés par le bois récupéré dans le cimetière des zones rasées ou distribué par les associations. Au loin, les chasseurs de gibier font résonner leurs coups de feu.

Lors d’une opération déboisage, à Fort Nieulay.

« Les arbres nous protègent de la pluie, du vent et du froid, faute de mieux… », soupire Moussa, les mains occupées à faire bouillir de l’eau dans une boîte de conserve. Bonnet jaune sur la tête, le Soudanais de 40 ans parle vite et fort. En 2015, il avait déjà tenté de traverser la Manche, sans succès. Depuis cinq ans, il erre. Il a essayé la Grèce, la Hollande, la Belgique. « Je suis en colère, je déteste l’Europe », rage-t-il, las, en regardant ses pieds de géant. « Mon pays est en guerre et regardez comme on nous accueille. On nous frappe, on nous gaze et maintenant on nous traque dans les bois. Rien que pour ça, je préfère aller en Angleterre. »

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