En partenariat avec Palais des Beaux-Arts de Lille
Sa peau de bronze à patine noire brille comme de l’onyx. Debout sous les voûtes claires de la galerie des sculptures du musée lillois, sa silhouette calcinée tranche avec la blancheur lumineuse du lieu. Comment ne pas être fasciné par ce corps d’homme accablé, si meurtri qu’il n’est plus, malgré sa carrure imposante et ses muscles saillants, qu’un grand pantin brisé ? Sa tête inclinée, ses bras ballants et ses épaules tombantes semblent aimantés vers le sol, écrasés par un fardeau invisible… La pose est si expressive qu’elle défie même les lois anatomiques : son cou et sa tête, penchés à l’extrême, prolongent son épaule en dessinant une ligne droite !
Cet homme pétri de douleur et de désespoir, c’est la Grande Ombre : une figure conçue entre 1880 et 1886 par le célèbre sculpteur Auguste Rodin (1840–1917) et issue de la Divine Comédie de Dante. Dans ce fameux poème florentin du XIVe siècle, les âmes de trois damnés, appelées « les ombres », se tiennent à l’entrée des Enfers où elles montrent du doigt une terrible inscription : « Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance »… Pour ce personnage anéanti par le poids de la condition humaine, Rodin s’est inspiré des Esclaves de Michel-Ange (réalisés pour le tombeau du pape Jules II entre 1513 et 1515) et de ses damnés expressifs et musclés du Jugement dernier, fresque monumentale de la chapelle Sixtine. Mesurant 1,91 mètres de haut, ce bronze tiré en 1898 est une version agrandie par l’artiste de l’une des trois Ombres (trois personnages quasiment identiques, formant un groupe de 97cm de haut) qu’il avait imaginées pour couronner le sommet de son plus grand chef-d’œuvre : La Porte de l’Enfer !
Monument délirant, cette porte en bronze de 8 tonnes, 4 mètres de large et plus de 6 mètres de haut a obsédé Rodin jusqu’à son dernier souffle. Durant 38 ans, le sculpteur y a travaillé avec acharnement sans jamais la terminer, créant pour elle plus de 200 figures et groupes de sculptures : certains en relief, qui semblent vouloir s’arracher de la surface de la porte, et d’autres en ronde-bosse, placés dans des niches. Un foisonnant vivier de formes dans lequel il a puisé durant toute sa carrière !
L’aventure de ce gigantesque ouvrage commence en 1879, lorsque le secrétaire d’État aux Beaux-Arts Edmond Turquet lui commande une porte d’entrée pour un musée des arts décoratifs qui devait être construit à l’emplacement des ruines du Palais d’Orsay (incendié pendant la Commune) et inauguré en 1882. Un grand pas pour l’artiste qui, à 40 ans, n’est pas encore très connu ! Confirmée en août 1880 par Jules Ferry, la commande précise que l’ouvrage devra être orné de bas-reliefs illustrant la Divine Comédie de Dante – sans doute une idée de Rodin qui en était un grand lecteur.
Pour évoquer les âmes suppliciées rattrapées par le péché, il s’inspire de Michel-Ange et de l’érotisme vénéneux des Fleurs du Mal de Baudelaire.
L’artiste se voit attribuer un atelier au Dépôt des marbres, rue de l’Université. Féru de formes tourmentées, il décide de se consacrer exclusivement à la partie la plus brûlante du texte : les neuf cercles de l’Enfer. Pour évoquer les âmes suppliciées rattrapées par le péché, il s’inspire de Michel-Ange et de l’érotisme vénéneux des Fleurs du Mal de Baudelaire (1857), élaborant une réponse grouillante et chaotique à la Porte du Paradis de Lorenzo Ghiberti (1425–1452), chef-d’œuvre de la renaissance florentine.
Au fil d’innombrables croquis et maquettes en cire, bois et plâtre, le projet ne cesse de s’enrichir de nouvelles figures, faisant grimper son prix de 8000 francs à 25 000 ! Très vite, la porte se couvre d’une dégringolade de corps nus et contorsionnés, une vertigineuse marée humaine veillée par les trois Ombres et, au-dessous d’elles, par le célèbre Penseur qui ne serait autre que le poète Dante observant les damnés pénétrer dans les ténèbres ! Les premières figures sont réalisées dès 1881–1882. Mais en 1886, le projet du musée dont la porte devait orner la façade est abandonné – à la place, ce sera finalement la gare d’Orsay qui sera érigée de 1898 à 1900.
Désormais privé du financement nécessaire pour fondre les bronzes, Rodin, possédé, continue malgré tout à y travailler avec fièvre. En 1889, le critique d’art Gustave Geffroy découvre dans son atelier les figures éparses de La Porte de l’Enfer, gisant « sur les étagères, sur le canapé, sur les chaises, sur le sol […], faces levées, bras tordus, jambes crispées » : l’image même des affres de la création ! Au fil des ans, Rodin tire de ces « morceaux » des œuvres autonomes qui deviendront célèbres : Le Penseur, Ugolin et ses enfants, La Femme accroupie, L’Homme qui tombe et, bien sûr, nos Ombres. Même le mythique Baiser (figurant un couple adultère de la Divine Comédie qui finit assassiné par jalousie) devait l’intégrer avant que l’artiste ne change d’avis, le jugeant en décalage avec la souffrance des autres figures.
À l’Exposition universelle de 1900, le sculpteur présente une version en plâtre de la porte (conservée au Musée Rodin de Meudon), dépouillée de ses figures les plus saillantes pour souligner la danse tourbillonnante des reliefs affleurant à sa surface. Mais à sa mort en 1917, la porte est toujours inachevée. Une version posthume – dont il existe désormais 7 exemplaires dans le monde, dont un au musée Rodin à Paris – est alors assemblée à partir de ses moules. Résultat ? Un ouvrage bouillonnant d’une expressivité inouïe, qui fournira d’innombrables inspirations aux artistes du XXe siècle !
À lire
L’Enfer selon Rodin
22 x 28 cm • 264 pages • Norma Éditions (en coédition avec le Musée Rodin) • 34 €
Palais des Beaux-Arts de Lille
18 bis, rue de Valmy • 59000 Lille
www.pba-lille.fr
Et aussi… d'autres merveilles du Palais des Beaux-Arts de Lille :
Les lustres de Gaetano Pesce, 1997
Dès l’entrée, admirez l’œuvre du designer italien, deux gigantesques bulles multicolores composées de centaines de tuiles de verre !
L’atrium
Bordée d’arcades, cette ancienne cour intérieure a été décorée de colonnes blanches et surmontée d’une verrière pour devenir le cœur du musée : un superbe hall baigné de lumière.
La Descente de croix de Pierre Paul Rubens, 1616-1617
Peint par Rubens pour la chapelle du couvent des Capucins de Lille, ce tableau monumental trône au cœur d’une riche collection de peintures flamandes des XVIe et XVIIe siècles.
Le Parlement de Londres de Claude Monet, 1887
Cette vue impressionniste est issue d’une série de 11 toiles de Claude Monet. Saisi dans diverses conditions, le Parlement de Londres se dilue dans de délicats papillotements de lumière. Magique !
Portrait de militaire romain (Fayoum), IIe siècle av. J-C
Peint en Égypte, ce portrait sur bois d’un soldat romain couronné de lauriers d’or est l’un des trésors de la collection d’antiquités du musée.
L’Ascension des élus et La Chute des damnés de Dirk Bouts, 1470
Ces deux panneaux extraordinaires du primitif flamand dépeignent un ange aux ailes noires guidant les élus au Paradis, puis les damnés torturés en Enfer par des monstres surréalistes…
Les Vieilles et Les Jeunes de Francisco de Goya, 1808-1812
Exposées côte à côte pour un effet saisissant, ces deux vanités grinçantes de Goya révèlent tout le talent de satiriste du peintre espagnol.
La Madone d’Albe de Raphaël, XVIe siècle
Pour dessiner cette exquise madone à la sanguine, Raphaël, maître de la Renaissance italienne, a été contraint de faire poser un homme !
Médée d’Eugène Delacroix, 1838
Répudiée par Jason, Médée s’apprête à égorger ses deux fils… Fruit de 20 ans de recherches, cette composition est emblématique du style romantique et ténébreux de l’artiste.
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