Voyage dans les paysages de Monet, de Giverny à Venise
Les lettres de Monet sont émaillées d'exclamations sur la beauté des paysages. Ce regard émerveillé, il l'a promené à travers la France et même au-delà de nos frontières, en Angleterre ou en Italie. Bravant l'inclémence des éléments, guettant avec anxiété les variations incessantes de la lumière, il se contenta souvent d'un motif simple comme une meule de foin. Car, pour lui comme pour ses compères impressionnistes, ce n'est pas tant le paysage qui compte que la sensation produite par ce morceau de nature. Et il n'aura eu de cesse de mettre à l'épreuve cette sensation, multipliant les lieux de son œuvre.
Terre d'élection de l'école réaliste de paysage depuis les années 1 830, la forêt de Fontainebleau était devenue un passage obligé pour tout apprenti peintre. S'il marche sur les traces de Théodore Rousseau, Corot et autres Troyon, le jeune Monet évite de séjourner à la fameuse Auberge Ganne de Barbizon pour ne pas se cogner «dons les Millet chaque coin de rue », selon le conseil de Sisley. Il loge de préférence à Chailly-en-Bière, à l'auberge du Cheval Blanc. Malgré cette distance toute relative, Monet se frotte aux motifs canoniques popularisés par ses prédécesseurs, comme le Pavé de Chailly ou le Chêne Bodmer. C'est dons cette forêt qu'il prépare le Déjeuner sur l'herbe en 1865).
Normand d'adoption depuis que sa famille s'est installée au Havre en 1845, Monet a reçu à Honfleur sa première leçon de peinture auprès d'Eugène Boudin. Il peindra bientôt d'autres stations à la mode, comme Trouville, dont le Second Empire a vu le rapide développement. En 1864, il invite Frédéric Bazille à la rejoindre à Honfleur où il séjourne à la ferme Saint-Siméon. À l'été 1867, tandis que Camille accouche seule à Paris, Monet demeure à Sainte-Adresse, près du Havre, pour se concilier les bonnes grâces de son père. Les Monet possèdent en effet une résidence avec vue sur la mer dans cette villégiature de la bourgeoisie havraise où il avait rencontré Jongkind. Dans Terrasse à Sainte-Adresse, peinte depuis cette maison, il représente sa famille contemplant le va-et-vient des navires sur les flots. L'année suivante, de retour en Normandie, l'artiste découvre les falaises d'Étretat, entre Dieppe et Le Havre. La nature y a bâti un paysage monumental qui devait aussi inspirer Courbet avec qui il passe quelques jours inoubliables en compagnie d'Alexandre Dumas père.
L'école de Barbizon avait Fontainebleau, les impressionnistes, eux, jettent leur dévolu sur l'Ouest parisien. C'est dans une boucle de la Seine près de Saint-Germain-en-Laye, .entre Bougival, Louveciennes, Marly et Argenteuil, qu'éclot.la nouvelle peinture. Les Parisiens viennent s'y divertir, en fin de semaine ou pendant l'été, et offrent ainsi aux artistes des scènes caractéristiques de la vie moderne. Sur l'île de Croissy, La Grenouillère, qui est l'un des lieux de loisir les plus fréquentés, fait l'objet d'une véritable joute picturale entre Monet et Renoir. D'abord installé près de Bougival en 1869, Monet déménage à Argenteuil en 1871. À 22 minutes de la gare Saint-Lazare, la largeur et la profondeur de la Seine en font un lieu privilégié pour la pratique du canot à voile, à l'ombre du pont de chemin de fer. Pour mieux saisir son motif, le peintre se met lui aussi à l'eau et se fait aménager un bateau-atelier, immortalisé par un tableau de Manet. C'est à Argenteuil que Monet fait la connaissance de Gustave Caillebotte, grand amateur de voile et bientôt peintre. C'est également là qu'il réalise les Coquelicots, l'une de ses toiles les plus célèbres.
Le Second Empire avait entrepris une transformation de Paris sans précédent, poursuivie sous la Ille République, Pendant plus de deux décennies, la capitale n'est qu'un vaste chantier permis par de brutales démolitions. Curieusement, l'art des Impressionnistes, et celui de Monet en particulier, garde peu de traces de ces saignées qui ont bouleversé le visage de Paris. Et contrairement aux lieux communs, l'artiste s'est aussi bien intéressé à la ville ancienne qu'a la cité moderne. Ainsi, on le voit peindre l'église Saint-Germain-l'Auxerrois ou le jardin de l'Infante depuis la colonnade du Louvre. Le quartier de l'Europe lui offre des motifs plus contemporains, à commencer par la gare Saint-Lazare, À la différence de Manet et Caillebotte, Monet choisit de représenter les trains pénétrant sous la verrière depuis les quais. Néanmoins, le Paris vivant ne se résume pas pour Monet à ce monument emblématique de la modernité; il comprend aussi de nombreuses scènes urbaines, notamment sur les boulevards.
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VÉTHEUIL
La Débâcle, temps gris, 1880, Lisbonne, Museu Calouste Gulbelkian
Dans ce petit village situé entre Mantes et Vernon, où il vit de 1878 à 1881, Monet est le témoin d'un spectaculaire phénomène naturel. Pendant l'hiver 1879-1880, le froid est tel que la Seine a gelé. Mais, dans la nuit du 4 au 5 janvier, un léger redoux provoque un dégel brutal. La débâcle commence dans un fracas terrifiant qui tire Monet du lit. Aussitôt, il s'empare de ses pinceaux et plante son chevalet dans son jardin pour saisir ce motif aussi grandiose qu'éphémère, dont il tire quelques toiles d'une beauté étrange.
Dans les années 1880, Monet reprend son exploration de la côte normande. Il revient naturellement à Étretat où, en 1885, il croise Guy de Maupassant. L'écrivain a laissé une description amusée de Monet, « chasseur » plutôt que peintre, qui « allait, suivi d'enfants qui portaient ses toiles, cinq ou six toiles qui représentaient le même sujet à des heures diverses et avec des effets différents ». Depuis la falaise ou la plage, il peint les portes d'Amont et d'Aval, avec parfois l'Aiguille et la Manneporte, cette « voûte énorme où te passerait un navire », décrite par Maupassant. Pestant contre le temps, Monet s'emporte à l'occasion contre les pêcheurs dont, un jour, il guette la sortie en vain. En 1882, il séjourne pour la première Fois à Pourville, village côtier au sud de Dieppe, où sa famille le rejoint pendant l'été. Il s'attache à une des cabanes de douanier que Napoléon avait fait construire en nombre sur la côte de la Manche, à l'époque du Blocus continental. Par la suite, ces petites maisons avaient été annexées par les pêcheurs. Sensible à la poésie de cette modeste construction écrasée par la masse des falaises, Monet l'a peinte à plusieurs reprises cette année-là.
C'est terriblement difficile il faudrait une palette de diamants et de pierreries », écrit un Monet dérouté par l'intensité de la lumière méditerranéenne. En 1884, à Bordighera, il travaille beaucoup dans un jardin à la végétation luxuriante ; la mer apparaît peu dans les toiles de ce séjour, comme s'il se méfiait de ce bleu indomptable. Quatre ans plus tard, il descend quelques mois au cap d'Antibes et produit des vues édéniques de la baie bordée par la ville fortifiée. Après avoir dûment reçu l'autorisation des autorités militaires !
Vêtu comme un marin, avec ses bottes et son ciré, Monet brave les terribles rafales de vent, amarrant son chevalet à l'aide de cordes et de pierres. Face aux aiguilles de Port-Coton ou au Rocher du Lion, il découvre un pays superbe de sauvagerie » et « une mer invraisemblable de couleurs », dont le contraste avec la Manche le sort de sa « routine». Au bout de soixante-quinze jours au lieu des dix prévus, le peintre est «sorti triomphant de la bataille qu'il est allé livrer aux lames de l'océan et aux rochers de Bretagne », écrit Gustave Geffroy.
Geffroy n'avait pas menti lorsqu'il décrivait «une région du pôle éclairée par une aube sans grandissement, par un égal crépuscule de cendre grise». Ainsi apparaissent à Monet les paysages de la Creuse, quand il séjourne à Fresselines en 1889. Là, il consacre douze toiles sur les vingt-trois de cette campagne, au confluent des deux Creuse, dominé par des collines pelées qui forment « un cirque sombre au combat des eaux », comme le note l'artiste. Décrit comme «lugubre », cet ensemble marque une étape déterminante dans la genèse des séries.
Au sud-est de Vernon dans l'Eure, l'artiste acquiert en 1883 une jolie maison rose aux volets verts, cernée par un verger qu'il transforme progressivement en jardin d'agrément. Aidé par une escouade de jardiniers, il sélectionne les plantes, en arrange la plantation et prévoit à l'avance les arrangements colorés en fonction des dates de floraison. Dix ans plus tard, avec la création du « jardin d'eau » et de son bassin de nymphéas, le jardin se fait définitivement tableau. « Mon plus beau chef-d'oeuvre, c'est mon jardin », affirmait Monet.
Lorsqu'il se réfugie à Londres en 1870, Monet ne produit que peu de tableaux, mais contracte le désir de revenir pour « essayer d'y peindre quelques effets de brouillard sur la Tamise », comme il le confie à Théodore furet en 1887. Les trois séjours entre 1899 et 1901, de préférence en automne et en hiver, lui permettent enfin de réaliser son voeu. Le pont de Charing Cross, celui de Waterloo et le Parlement hantent ses études de la lumière ouatée flottant sur la Tamise, qui seront pour la plupart achevées à Giverny.
Lorsqu'il débarque pour la première fois à Venise en 1908, le jugement de Monet est catégorique : « Trop beau pour être peint ». Ce paysage d'eau, de pierre et de lumière lui inspire pourtant de nombreuses toiles, et pour mieux en saisir les infinies nuances, l'artiste se fait aménager une gondole-atelier, comme au temps d'Argenteuil. Une nouvelle fois, il s'expose au vent glacé de la lagune et aux pluies d'automne pour peindre le palais de Doges, la basilique Santa Maria della Salute ou le Grand Canal.