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Classement des vendeurs d'armes : "La France fait des efforts désespérés pour rester dynamique"
"Entre 2011 et 2019, le chiffre d'affaires de Dassault a augmenté de 122 % et ses dividendes de 146 %. Ses effectifs salariés ont seulement augmenté de 11 %."
Money SHARMA / AFP

Classement des vendeurs d'armes : "La France fait des efforts désespérés pour rester dynamique"

Entretien

Propos recueillis par

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Le classement mondial des industriels de l'armement, publié ce lundi 7 décembre par l'Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (Sipri) est dominé par les groupes américains. Trois entreprises françaises - Airbus, Thalès et Dassault - figurent dans le classement. Analyse avec l'économiste Claude Serfati.

C'est une industrie qui ne connaît pas la crise. Ce lundi 7 décembre, l'Institut international de recherche sur la paix de Stockholm a publié son classement mondial annuel sur les industriels de l'armement. En 2019, les ventes d'armes et autres équipements militaires ont tutoyé les 398 milliards d'euros, en augmentation de 8,5 % par rapport à l'année précédente.

En tête, comme d'habitude, 5 groupes américains raflent 61 % de parts de marché de ce club très fermé : Lockheed Martin, Boeing, Northrop Grumman, Raytheon et General Dynamics. Ce n'est que derrière ces cinq entreprises que les choses bougent : quatre fabricants chinois font leur entrée dans le classement, réunissant 16 % des ventes du classement. Des Français sont également présents : Airbus (à la 13ème place) et Thalès (à la 14ème place), mais aussi Dassault Aviation, qui fait pour la première fois son entrée dans le top 25. Entre 2018 et 2019, les ventes du groupe ont progressé de 105 %, en raison d'une "forte hausse des livraisons de l'avion de combat Rafale". Décryptage avec l'économiste Claude Serfati, chercheur associé à l'Ires et au Cemotev (Université de Saint-Quentin-en-Yvelines).

Marianne : La publication du classement 2019 des 25 plus gros vendeurs d'armes montre une augmentation des ventes de près de 10 % entre un an. Comment l'expliquer ?

Claude Serfati : En 2001, j'ai écrit un livre qui s'appelait "La mondialisation armée", qui partait des années 90, expliquant que nous n'allions pas vivre dans un monde "libéral" au sens de pacifique. Que le triptyque démocratie, paix, libre-échange de l'économie de marché était un mythe inventé par les économistes libéraux. Il y a une tendance longue qui date de la chute du mur de Berlin et qui s'est renforcée depuis 2008, de mutation fondamentale de la géopolitique mondiale. La crise économique a fait plonger des pays déjà déchirés, les États-Unis se sont enlisés, les printemps arabes sont arrivés… Tout ce que l'on vit aujourd'hui comme une évidence se dessine depuis le début des années 2000, où économie et géopolitique se sont entremêlées de manière de plus en plus étroite. Les ventes d'armes suivent, à un plus petit degré, ces évolutions où compétitivité économique et puissance militaire vont de pair.

Comment expliquer l'arrivée d'entreprises chinoises dans le top 25 Sipri ?

L'apparition des entreprises chinoises s'explique avant tout par une raison statistique : l'organisme a eu accès à des données de vente d'armes qui n'étaient jusque-là pas disponibles côté chinois. C'est pour cela que la Chine est toujours apparue comme un grand vendeur d'armes dans les classements Sipri par pays, mais pas ses entreprises… du moins jusqu'à ce que les informations en question soient accessibles.

Seules trois entreprises françaises sont sur ce classement : comment expliquer leur faible présence, alors que la France revendique justement son dynamisme dans le secteur de l'armement ?

Il s'agit de l'une des contradictions du système militaro-industriel à la française. Il est à la fois extrêmement puissant, technologique, expérimenté sur le terrain grâce à des centaines d'interventions militaires en Afrique, très importantes pour roder le matériel militaire. Ce sont les limites d'un pays de taille moyenne comme la France, qui fait des efforts de plus en plus désespérés pour rester dynamique sur le marché des armes, au prix de son industrie civile.

"Entre 2011 et 2019, le chiffre d'affaires de Dassault a augmenté de 122 % et ses dividendes de 146 %. Ses effectifs salariés ont seulement augmenté de 11 %."

À l’inverse des États-Unis, elle ne peut pas faire ce que l'historien américain Paul Kennedy a qualifié "d'over stretching". Elle ne peut pas faire de la surextension par rapport à ses ressources financières et sa diplomatie. On a beau se baisser devant le président égyptien Al-Sissi comme on l'a fait devant Kadhafi en 2009, cela ne suffit pas. C'est nécessaire pour vendre des armes, mais cela ne suffit plus. Cela tient à l'étroitesse du système industriel français en général, et du secteur de l'armement en particulier.

Dassault Aviation fait son entrée dans le classement avec une augmentation de ses ventes de 105 %, la croissance la plus élevée en pourcentage du secteur. Quels enseignements en tirer ?

D'abord, que Dassault est le prototype de l'entreprise monoproduit : elle n'en a qu'un seul, l'avion de combat. En termes d'armements, ces ventes sont presque exclusivement constituées du Rafale.

Ensuite, il est intéressant d'observer le modèle. Entre 2011 et 2019, le chiffre d'affaires de Dassault a augmenté de 122 % et ses dividendes de 146 %. Ses effectifs salariés ont seulement augmenté de 11 %. Dans une moindre mesure, on observe un schéma similaire chez Thalès : sur la même période, les dividendes ont augmenté de 120 %, le chiffre d'affaires de 10 %. À l’inverse, les effectifs ont baissé d'autant. Voilà ce que signifie aujourd'hui la vente d'arme sur le plan économique pour la société française.

Vous évoquiez le fait que ce dynamisme se faisait souvent prix de son industrie civile. Dans ce contexte, la France a-t-elle intérêt à miser autant qu'elle le fait sur son industrie de l'armement ?

Le positionnement d'un pays dans l'espace mondial est déterminé par son positionnement économique et ses capacités militaires. Ce mélange des deux, complexe, dépend des configurations historiques, datant d'avant 1914, d'entre les deux guerres, après 45 et après 2008. La distance entre la compétition économique et les rivalités géopolitiques a diminué depuis cette dernière date. De fait, chaque pays oscille entre des configurations économiques et géopolitiques au niveau mondial, et économiques et diplomatiques au niveau national. La France est un mélange de ces deux piliers.

Mais depuis le début des années 2000, on observe un déclin considérable de l'économie française. Les grands groupes sont brillants et produisent beaucoup pour les actionnaires. Mais le tissu manufacturier français se délite à une vitesse accélérée depuis 2008, qui va sûrement s'accentuer après la crise du Covid. En France, le poids militaire joue donc de plus en plus. Sa sortie de ce classement va donc dépendre de l'évolution économique du pays, mais aussi de sa capacité à nouer des rapports géostratégiques avec des pays comme l'Australie. La France "compense" son déclin économique par une augmentation de ses dépenses militaires intérieures considérables depuis le début des années 2010, mais aussi par une multiplication des activités militaires qui aguerrissent le matériel, et enfin par les multiplications de concessions à des pays dictatoriaux, pour continuer à vendre des armes.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne