Récit : Le tournage de « Peau d’Âne » raconté par Rosalie Varda-Demy

Cinquante ans après sa sortie, « Peau d’Âne » n’a rien perdu de sa magie. À l’occasion de cet immanquable anniversaire, Rosalie Varda-Demy, fille du célèbre couple de réalisateurs, se replonge dans les souvenirs d’un tournage qu’elle n’oubliera jamais. Par Pierrick Geais.
Peau d'ane cover
Michel Lavoix © 1970 ciné-tamaris

Il pleut sur Chambord. Catherine Deneuve, en robe couleur du temps – même s’il n’est pas « beau » cette fois –, s’abrite sous quelques parapluies et bâches de fortune, profitant de cette pause impromptue pour fumer une cigarette. Cette scène insolite a été photographiée, oubliée, puis retrouvée par Rosalie Varda-Demy. Fille adoptive du réalisateur de Peau d’Âne, elle s’est replongée dans les souvenirs de ce tournage qu’elle a vécu de l’intérieur. « J’ai ouvert une porte. Puis, un souvenir a appelé un autre souvenir, et ainsi de suite », explique-t-elle. À tel point qu’elle en a tiré un livre, Il était une fois Peau d’Âne, aux Éditions de La Martinière, « une véritable madeleine de Proust », pour elle mais aussi pour les milliers de spectateurs qui ont grandi avec ce conte féerique et psychédélique. « C’est un film qui fait toujours rêver ! Ma plus grande joie, c’est quand je rencontre un enfant, un adolescent ou même un adulte qui connaît le film par cœur ! », s’exclame-t-elle. Elle avoue d’ailleurs le regarder encore « au moins une fois par an » et avoir hâte « de pouvoir le montrer à ses petits-enfants ».

Elle pourra alors leur raconter la genèse de cette œuvre qui, cinquante ans après sa sortie en salles, conserve une place toute particulière dans le patrimoine cinématographique. « J’avais douze ans, l’année scolaire terminée, je suis partie rejoindre Jacques sur le tournage du film, d’abord au château de Chambord puis à Gambais pour les séquences de la ferme et de la forêt », relate Rosalie Varda-Demy. Elle y passe deux mois, à traîner dans les pattes de l’équipe technique qui l’adopte rapidement. Ce sont assurément « les vacances les plus cinéphiles » de sa vie. « Ça a vraiment été un moment important pour moi, car c’était aussi l’été où je suis passée de l’enfance à l’adolescence. » Une période bénie donc, encore pleine d'insouciance.

Jacques Demy et Delphine Seyrig, dans le rôle de la fée des Lilas, sur le tournage de Peau d'âne

Michel Lavoix © 1970 ciné-tamaris

Jim Morrison à Chambord

Sur le plateau, soufflait d’ailleurs un vent de légèreté. Techniciens, maquilleurs, costumiers se connaissaient tous, avaient pour la plupart déjà travaillé ensemble, et donc s’amusaient beaucoup. Le soir, l’ambiance était à la fête, malgré la fatigue des longues journées à faire et défaire les scènes. Rosalie Varda-Demy se souvient d’un tournage « très joyeux » : « Catherine Deneuve était une proche de mes parents. Jacques Perrin, je le connaissais très bien aussi, donc, si vous voulez, on était en famille… » Agnès Varda, sa mère, s’invite à plusieurs reprises, et promène sa petite caméra super-huit au milieu des coulisses et des préparatifs. Comme dans une sorte de mise en abyme. « Ces images filmées sont restées longtemps oubliées dans une boîte. On les a retrouvées après la mort de Jacques. » François Truffaut, qui lui aussi a fait de Catherine Deneuve son égérie, vient saluer son compère Jacques Demy à Chambord. Tout comme Jim Morrison, récemment installé en France et très ami avec Agnès Varda, qui, allongé dans le parc du château de François Ier, observe avec attention ce drôle de spectacle.

« Si vous voulez me demander si je les ai vus fumer un joint de marijuana, je ne sais pas, je n’ai aucun souvenir de ça », plaisante Rosalie Varda. Il régnait en effet une ambiance très « Peace and Love » sur ce tournage. Une atmosphère post-Woodstock qui a indéniablement infusé sur l’esthétique de Peau d’Âne. Quelques années plus tôt, les Demy – Jacques, Agnès et Rosalie – s’étaient installés à Beverly Hills, où ils avaient découvert une nouvelle contre-culture et étaient tombés sous le charme de la vague hippie. Le dimanche, ils retrouvaient d’autres familles dans des grands parcs de Los Angeles, où s’échangeaient fruits, fleurs, mots d’amour et substances parfois illicites. Agnès Varda, toujours armée d’un appareil photo ou d’une caméra, ne manque rien de cette période de sa vie. Elle réalise d’ailleurs plusieurs documentaires tournés aux États-Unis. De son côté, Jacques Demy sort Model Shop, qui sera un échec commercial. Pour rebondir, Mag Bodard, la productrice des Parapluies de Cherbourg et des Demoiselles de Rochefort, lui propose d’adapter un conte de fées. Il n’hésite pas longtemps avant de s’attaquer à Peau d’Âne, qui l’a toujours fait rêver et qu’enfant, il avait mis en scène avec des marionnettes. « Il savait aussi qu’il pouvait en tirer une lecture pour les enfants, mais aussi une autre pour les adultes. »

Agnès et Rosalie Varda sur le tournage Peau d'âne (1970)

Alain Ronay © 1970 ciné-tamaris

De cette histoire écrite par Perrault en 1694, il façonne un rêve sous hallucinogènes, où se mêlent toutes ses nouvelles influences américaines. Il confie d’ailleurs les décors à un peintre britannique qu’il a rencontré à Hollywood, Jim Leon, qui a marqué le pop art et les mouvements underground des sixties. Il s’entoure aussi de l’indispensable Michel Legrand, compositeur qui l’a déjà accompagné sur plusieurs films, et qui lui offre des airs jazzy, avec des accents médiévaux, mais tout de même infiniment contemporains. Et puis, qui d’autre que Catherine Deneuve pouvait interpréter la princesse ? « Ce rôle, il l’avait écrit pour elle », confirme Rosalie Varda-Demy. L’actrice en conserve un souvenir empreint de nostalgie : « On a beau être acteurs, on a beau jouer dans un film, il y a des moments où les choses ne comptent plus… Avec Jacques Perrin, les scènes du duo d’amour, par exemple, dans la forêt, il y a un moment où on était vraiment comme des enfants. C’était très joyeux et on oubliait complètement qu’on était en train de faire un film », se remémore Catherine Deneuve dans Il était une fois Peau d’Âne. Même émotion pour Jacques Perrin, qui incarnait le prince : « Tourner avec Demy, ce fut des moments de grâce, des moments de notre vie qu’on n’oublie pas. Ces films, ce n’était pas un travail, je ne les confonds pas avec d’autres. »

Au milieu de cette joyeuse troupe, Jean Marais fait figure de statue du commandeur. Jacques Demy le voulait absolument dans le costume du Roi bleu, comme un ultime clin d’œil à La Belle et la Bête de Jean Cocteau, son modèle absolu, dans lequel Marais incarnait déjà un personnage de conte de fées. « Si j’étais milliardaire, je m’arrêterais de travailler, mais, si j’étais milliardaire, je ferais quand même ce film. Je sais que Jacques Demy a mis une ou deux choses dans le film pour faire un hommage à Jean Cocteau qu’il aimait et qu’il admirait », déclarait l’acteur lors d’une interview en 1970.

Catherine Deneuve, couronne sur la tête, s'improvise couturière de son propre costume.

Michel Lavoix © 1970 ciné-tamaris

Le gros chat blanc

Sur le tournage, une rencontre va marquer à tout jamais Rosalie Varda. En quelques jours, elle devient l’ombre de la costumière Gitt Magrini, qui avait déjà travaillé pour Michelangelo Antonioni ou encore Jacques Rivette. « C’était vraiment une femme formidable, qui m’a donné envie d’être à mon tour costumière. » Ce qu’elle deviendra. Les trois robes de Peau d’Âne – couleur du temps, couleur du soleil et couleur de lune – demandent évidemment beaucoup de travail. Elles sont tellement lourdes et encombrantes qu’il faut parfois passer un tabouret sous les jupons de Catherine Deneuve, afin qu’elle puisse s’asseoir quelques minutes entre deux prises.

Jean Marais, le Roi bleu, se penche sur le lit de Peau d'Âne.

Il était une fois Peau d'Âne

Jacques Demy fait également un cadeau à Rosalie en lui faisant confectionner deux costumes, l’un de princesse, l’autre de souillon. « J’étais la plus gâtée des figurantes », rougit-elle aujourd’hui. Pourtant, à seulement douze ans, et certainement un peu trop timide (de son propre aveu), elle avait refusé de participer à la fameuse scène de la bague, où des dizaines de prétendantes se pressent au château du prince dans l’espoir de l’épouser. Rosalie, elle, s’était cachée dans un escalier, pour éviter d’être trouvée.

Outre les costumes, tous splendides, ce sont les décors de Peau d’Âne qui attirent immédiatement l’œil du spectateur. L’un d’eux plus que n’importe quel autre : le lit de la princesse, qui, à l’origine, devait être une grosse fleur en velours rose, qui s’ouvrait et se refermait. Mais suite à un incident technique de dernière minute, le réalisateur était allé chercher, dans le parc du Plessis-Bourré, deux imposantes statues de cerf, qu’il fit monter dans une salle du château afin d’improviser une couchette plus que royale. Le trône en forme de gros chat blanc, sur lequel s’assoit Jean Marais, est tout aussi inoubliable. Ce fauteuil iconique, Rosalie Varda l’a ensuite conservé très longtemps dans sa chambre. « Puis, il a vieilli, il a mité, alors j’ai dû le jeter au cimetière des décors », rit-elle. Il était pourtant le vestige d’un tournage joyeux, d’un été hors du temps, et d’un des plus beaux films du cinéma français.

À lire : Il était une fois Peau d'Âne***, par Rosalie Varda-Demy et Emmanuel Pierrat, Éditions de La Martinière.***