INTERVIEW« La pensée blanche induit l’idée qu’être blanc, c'est mieux », juge Thuram

« Ceux qui sont dominants, qu’ils le veuillent ou non, n’ont pas conscience qu’ils sont dominants », estime Lilian Thuram

INTERVIEWL’ancien footballeur Lilian Thuram, qui a créé une fondation contre le racisme, éclaire pour « 20 Minutes » son dernier ouvrage, « La Pensée blanche »
Lilian Thuram, le 2 décembre 2020, au siège de sa fondation.
Lilian Thuram, le 2 décembre 2020, au siège de sa fondation. - Christophe Saïdi / Sipa / SIPA
Aude Lorriaux

Aude Lorriaux

L'essentiel

  • L’ancien footballeur et président de la fondation contre le racisme qui porte son nom, Lilian Thuram, a sorti un livre, La Pensée blanche, qui suscite des discussions passionnées.
  • « Diviser les gens en catégories liées à la couleur de peau, c’est casser les solidarités », explique-t-il, en insistant sur la nature profondément économique de ce qu’il appelle la « Pensée blanche ».
  • Dans le débat sur les statues, l’ancien footballeur se dit du côté de celles et ceux qui ont déboulonné le monument à Victor Schoelcher, qui a décrété l’abolition de l’esclavage. « Dans l’espace public, il faut éduquer les enfants à comprendre que ce sont les opprimés qui font changer la réalité », plaide-t-il.

Etre perçu comme blanc ou blanche, c’est faire partie du groupe dominant. C’est se prendre pour la « norme », et à ce titre, ne pas se poser tout un tas de questions que les personnes perçues comme noires, arabes, latinos, métisses, « non-blanches » en résumé, se posent en permanence. C’est être habitué à se ressentir comme « universel », « normal », quand les personnes racialisées* sont encore trop souvent, au quotidien et dans le langage, perçus comme les « autres ».

D’où l’inconfort ressenti par une partie des personnes blanches qui ont vu le titre du dernier livre de Lilian Thuram, La Pensée blanche (éditions Philippe Rey), sans en avoir lu le contenu. Vous pensiez qu’il s’agissait d’un manifeste anti-blancs ? Vous êtes blanc et vous avez l’impression que c’est dirigé contre vous ? Non. Car vous n’êtes pas blanc, dit Lilian Thuram. Pas plus que lui n’est noir. Ce sont des concepts, inventés pour dominer. Et ce livre le démontre avec brio et pédagogie tout à la fois.

20 Minutes a rencontré l’auteur qui bouscule nos conceptions ( que nous avons aussi interrogé, plus tard, sur le match PSG-Basaksehir).

La « pensée blanche », qu’est-ce que c’est ? Est-ce que c’est la fabrication et l’utilisation de la race et des hiérarchies de race pour dominer ?

C’est exactement ça. C’est une idéologie politique qui a divisé les êtres humains en prétendues races qui seraient liées à une prétendue couleur de peau. Je dis « prétendue » car on utilise des catégories liées à la couleur de peau qui sont fausses. J’ai eu cette expérience avec mon fils Khephren. Je lui ai dit « mon amour tu es le seul petit garçon noir de ta classe ? » Il me dit « Ben Papa, je suis pas noir, je suis marron ! ». Je lui ai demandé de quelle couleur étaient les autres de sa classe. Il m’a répondu : « Ils sont roses ! ». Nous utilisons des catégories liées à la couleur de la peau mais nous ne connaissons pas l’histoire de ces catégories. Jusqu’en 1950 on disait aux enfants à l’école qu’il y avait une race supérieure, la race blanche. Donc c’est très très proche de nous.

Vous parlez un peu de vous dans le livre, notamment de votre famille aux Antilles qui, dites-vous, a subi un avortement forcé.

On ne s’en rend pas compte mais très souvent cette pensée [blanche] voudrait dire que certaines familles auraient trop d’enfants. Et d’ailleurs on ne dit pas « les familles », on dit « les femmes » ont trop d’enfants. Les enfants d’une certaine partie du monde sont célébrés, d’autres non. Donc il faudrait contrôler le nombre d’enfants qu’elles pourraient avoir. Dans ma famille en Guadeloupe, il y a eu des personnes qui ont été touchées par ça, elles ont été opérées.

Lilian Thuram, le 2 décembre 2020, au siège de sa fondation.
Lilian Thuram, le 2 décembre 2020, au siège de sa fondation. - Christophe Saïdi / Sipa

Vous dites qu’il existe non pas un racisme d’État, mais un racisme institutionnel. Quelle est la différence pour vous ?

Le racisme d’État ce sont des lois racistes, et ce n’est plus le cas en France. Il fut un temps, il y avait ce qu’on appelait le code noir, c’était des lois racistes faites par le pouvoir [Un texte qui entérine et encadre l’esclavage dans les colonies françaises]. Le code de l’indigénat, c’est un texte qui dit que selon votre couleur de peau, vous n’avez pas les mêmes droits. Quand je parle de racisme institutionnel, c’est la suite de cela. Ce n’est pas parce qu’il n’y a plus de lois sexistes, que le sexisme n’existe pas dans les institutions. Parce que les institutions sont avant tout une histoire d’hommes et de femmes. Prenons la police. En France, selon votre couleur de peau, vous ne vivez pas le même rapport avec la police. Certaines personnes sont plus contrôlées que d’autres [Les jeunes Noirs ou Arabes ont 20 fois plus de chances d’être contrôlés par la police par rapport à la population générale]. Est-ce acceptable ?

Vous racontez votre enfance à Avon, puis au club de foot de Fontainebleau. C’est là que vous avez appris à voir « d’où l’on parle ». Pourquoi est-ce important selon vous ?

Si vous ne réfléchissez pas et ne comprenez pas que vous parlez d’un point de vue précis, vous finissez par croire qu’il n’y a pas d’autres façons de penser. Sinon il y a des incompréhensions, c’est dans la discussion qu’on va comprendre pourquoi nous n’avons pas les mêmes approches. Je prends l’exemple de Christophe Colomb dans le livre. J’ai demandé à des enfants, lors d’une intervention dans une école, s’ils connaissaient Christophe Colomb ». Ils et elles m’ont répondu « ben oui, c’est celui qui a découvert l’Amérique ». Alors je suis sorti de la classe. J’ai ouvert la porte en revenant et je leur ai dit : « J’ai découvert la classe ! ». Les enfants se sont exclamés : « Ça marche pas, on était déjà là ». Et je leur dis que c’était pareil quand Christophe Colomb avait débarqué dans les Amériques : il y avait déjà du monde ! J’ai entendu des « ah ouais ? ».

Les personnes noires aussi intériorisent la pensée blanche, dites-vous.

La pensée blanche induit l’idée qu’être blanc, c’est mieux. Comme le monde occidental a colonisé la terre, cette façon de penser a été une pensée-monde, et aujourd’hui encore beaucoup de personnes pensent qu’être blanc c’est mieux. Quand ma mère était jeune on – des personnes noires – lui disait qu’il était préférable de se marier avec quelqu’un qui avait la peau plus claire pour avoir des enfants qui auraient la peau « chappée », c’est-à-dire échappée du noir. Et il suffit de regarder ce qui se passe en Asie, en Inde, en Afrique, très souvent les femmes se blanchissent la peau. Il y a l’idée que la beauté serait blanche. Des expériences le prouvent comme celle des poupées : on prend une poupée noire et une blanche, et on demande à des enfants de dire la poupée la plus jolie, la plus méchante, etc. et les enfants mettent tout ce qui est positif sur la poupée blanche et tout ce qui est négatif sur la poupée noire.

Lilian Thuram, le 2 décembre 2020, au siège de sa fondation.
Lilian Thuram, le 2 décembre 2020, au siège de sa fondation. - Christophe Saïdi / Sipa

Pour excuser Colbert, Montesquieu ou Jules Ferry qui défendaient le racisme et la colonisation, certains et certaines disent qu’à l’époque tout le monde pensait comme eux. Vous dites que c’est faux : le député Camille Pelletan ou Georges Clémenceau s’y sont opposés.

Dans la construction de ces catégories, si on ne rappelle pas qu’il y a toujours eu des hommes et des femmes qui se sont levées contre les injustices, on pourrait finir par croire que tout le monde pensait comme ça. On essaye de vous dire qu’on ne peut pas échapper à la catégorisation. Or on peut y échapper, quand on se positionne en tant qu’être humain. C’est dire que ces catégorisations sont des constructions voulues et pas naturelles. Et ce ne sont pas les pauvres qui ont construit ces catégories. Cela sert une idéologie économique. Diviser les gens en catégories liées à la couleur de peau, c’est casser les solidarités.

Vous faites très souvent des comparaisons avec les femmes et avec la domination masculine. Pourquoi ? Et est-ce qu’étudier le racisme rend féministe ?

Ce sont les mêmes mécanismes de domination. Dans la catégorisation ce qu’on essaye de faire oublier c’est que nous sommes des êtres humains. Quand il y a des catégories, il y en a toujours une qui est positionnée en tant que « norme », qui ne dit pas qu’elle est dominante.

En tant que « neutre »… Le « masculin générique » en grammaire…

Exactement. Et comme ceux qui sont dominants, qu’ils le veuillent ou non, n’ont pas conscience qu’ils sont dominants, il faut les interpeller. Je devais faire un travail autour du sexisme et on regardait toujours le pourcentage de femmes. On disait « il n’y a que 10 % de femmes ». Et je leur disais : non ce n’est pas ça qu’il faut dire, il faut dire qu’il y a 90 % d’hommes. Tout d’un coup les hommes regardent autour et se sentent menacés. C’est une façon de prendre conscience. La plupart d’entre nous n’avons pas conscience de ce que nous ne vivons pas. Moi-même en tant qu’homme j’ai pris du temps avant de comprendre que l’espace public n’était pas vécu de la même façon si vous étiez un homme ou une femme.

Vous fustigez une certaine forme d’universalisme. Et vous prônez un universalisme renouvelé, un « en commun ». Expliquez-vous.

C’est ce qu’on vient de dire : mettre en commun les différents regards pour grandir ensemble. Sauf que certains voudraient que leur seul regard soit considéré comme l’universel. Moi quand j’entends universel j’entends pluralité. Cela commence par écouter. L’idée c’est qu’on puisse grandir en tant qu’êtres humains. Malheureusement certains et certaines disent défendre l’universalisme mais ne veulent pas dénoncer le racisme.

Vous affirmez être du côté de celles et ceux qui ont déboulonné la statue de Victor Schœlcher [qui a négocié puis décrété l’abolition de l’esclavage, le 27 avril 1848]. N’est-ce pas contradictoire avec votre volonté de mettre en avant les personnes qui ont lutté contre le racisme ? La Fondation pour la mémoire de l’esclavage par exemple a condamné cet acte.

C’est peut-être parce que je suis Antillais, je suis de la Guadeloupe et j’aimerais qu’on retienne celles et ceux qui ont combattu l’esclavage, qui se sont libérés par eux-mêmes. Ce sont les révoltes qui font que les institutions changent. Tous les mouvements d’égalité sont venus du peuple. Que Schœlcher soit dans les musées, c’est normal. Mais dans l’espace public, il faut éduquer les enfants à comprendre que ce sont les opprimés qui font changer la réalité. On oublie que ce sont les esclaves qui ont gagné leur liberté…

Vous dites que « la pensée blanche n’est pas la pensée des blancs ». Pourquoi alors l’appeler « pensée blanche » ? Pourquoi ne pas avoir dit « pensée raciste blanche » ? Les féministes par exemple ne parlent pas ou peu de « pensée masculine », elles vont plutôt parler de pensée sexiste, machiste. Ou de domination masculine. Est-ce qu’il n’y a pas un risque d’amalgamer blanc et raciste ?

Le titre du livre n’est pas « la pensée des blancs ». Pourquoi certaines personnes font-elles l’amalgame ? Parce qu’elles sont dérangées quand elles entendent le mot blanc ou blanche. Cela m’interpelle. Certaines personnes ne veulent pas lire le livre seulement à cause du titre. La pensée blanche n’est pas la pensée que des blancs, c’est cette idée qu’« être blanc, c’est mieux », et comme je vous ai dit, peu importe votre couleur, ne sommes-nous pas éduqués à le penser ?

Lilian Thuram, le 2 décembre 2020, au siège de sa fondation.
Lilian Thuram, le 2 décembre 2020, au siège de sa fondation. - Christophe Saïdi / Sipa

C’est ce que dit aussi l’ex porte-parole du parti des Indigènes de la République Houria Bouteldja, que les blancs, ce ne sont pas que les personnes blanches. Blanc devient alors synonyme de capitaliste, bourgeois, occidental, libéral, raciste… Mais, et c’est ce que dit Martine Storti dans son dernier livre, est-ce que ce n’est pas tout mélanger ?

L’invitation que je fais, c’est questionner les identités. On n’est pas obligé d’accepter le masque blanc, ou noir, ou féminin, masculin. Peut-être qu’il faut retourner la question aux gens : pourquoi percevez-vous des amalgames, là où il n’y en a pas ? Pourquoi se sent-on amalgamé par ça, dans quelque chose où on ne voudrait pas être ? Parce que peut-être vous vivez pleinement cette catégorisation et vous ne réfléchissez pas en dehors de cette catégorie. Beaucoup de personnes disent qu’elles ne voient pas les couleurs, mais la réalité c’est que vous les voyez. Je pose souvent une question aux gens dans mes conférences : « Qui ici voudrait être traité comme on traite les personnes non blanches ? » Et personne ne lève la main. Donc elles savent.

Vous ne demandez pas aux personnes qui se perçoivent comme blanches de la culpabilité, mais de la reconnaissance.

C’est surtout déjà de la connaissance. J’arrive à parler de ces sujets calmement parce que j’ai appris l’histoire du racisme. Nous sommes responsables du changement. Quand on entend parler de repentance, de culpabilisation, ce ne sont jamais les personnes qui subissent le racisme qui le demandent. Ce sont les personnes en face.

Votre livre se termine par un plaidoyer pour le respect de la Terre. Et pour vous, la destruction écologique est l’œuvre de la pensée blanche.

La pensée blanche est surtout un système économique qui a hiérarchisé les êtres humains et construit l’idée que la nature était à sa disposition. Dans les deux cas, on légitime l’exploitation. C’est important de rappeler cela et de revenir à une certaine humilité. J’essaye de dire que toute espèce vivante est condamnée à la survie. Il y a tout intérêt à sortir de ce système parce que la nature peut faire sans nous.

* L’idée de « racialisation » renvoie plus directement à la construction sociale des groupes raciaux, par rapport à l’emploi du terme « racisé ».

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