ELLE. Que vous ont transmis vos parents ? En termes de féminité, de féminisme, d'engagement politique, de culture…

Isabelle Adjani. La transmission parentale ? Sujet âpre, en ce qui me concerne… J'ai commencé par chercher ailleurs ce que je ne trouvais pas à la maison, ce que je ressentais comme un manque, parfois même comme une injustice. Et, avec le recul, grâce au travail de l'analyse freudienne, j'ai réalisé que mes parents m'avaient sûrement transmis quelque chose me permettant de combler ces trous. Le terme de transfuge de classe est très actuel, et assez juste : quand vous quittez votre milieu social pour un autre, supérieur, en intégrant ses codes, vous reléguez dans la honte et l'oubli ce que vous pensez avoir été, mais que vous êtes aussi toujours un peu. Je suis peut-être devenue féministe parce que ma mère ne l'était pas, et que la féminité était considérée comme une déviance par mon père. Les discriminations subies par mes parents ont laissé des traces qui ont motivé certains de mes engagements. Ça, c'est de la transmission à leur insu, transmission indirecte, mais indiscutablement transmission. La culture, c'était une denrée rare chez nous, et je n'ai eu de cesse de vouloir apprendre, tout en regrettant encore aujourd'hui de ne pas être assez cultivée…                

ELLE. Et vous, Zoé ?

Zoé Adjani. J'ai baigné, dès l'enfance, dans une famille dont la culture est le métier, où se construire intellectuellement passe par la curiosité, la recherche, le travail. Ma chance a été d'avoir une fenêtre sur le monde de l'art et la possibilité de m'y confronter très tôt. De tester des médiums différents et complémentaires. De faire de la culture non pas un savoir en soi, mais un outil d'éveil social et politique. On m'a toujours laissé le choix, sans faire de distinction entre mes désirs, sans jamais me mâcher le travail non plus. Si je voulais quelque chose, il fallait y mettre toute mon énergie, faire preuve d'autonomie. Ma mère a toujours été une femme d'engagement, politique et environnemental, autant à l'échelle de la planète que de son propre foyer. Nous avons grandi (mes frères, mes sœurs et moi) dans l'apprentissage de valeurs humanistes, où la révolte face à ce que nous estimions injuste était un marqueur d'intégrité. On m'a permis de me construire comme je le désirais, sans contrainte de genre, et ce n'est qu'à l'adolescence que j'ai réalisé que nous n'avions le droit de voter que depuis 1944 et qu'il y avait encore bien du chemin à faire. J'œuvre depuis à m'instruire et à m'inspirer des modèles qui m'entourent pour que les jeunes filles puissent avoir la liberté dont j'ai bénéficié et évoluer au-delà de ces questions.                

ELLE. Isabelle, qu'avez-vous appris auprès de Zoé ?                

I.A. J'apprends sans doute à comprendre une génération de très jeunes femmes libérées de ce sentiment d'infériorité paralysant leurs objectifs et les désirs qu'elles se permettent crânement d'exprimer. J'aime capter un peu de cette énergie qu'on croit inhérente à l'insouciance de la jeunesse, mais, chez elle, je vois ça plutôt comme l'expression d'une personnalité ancrée dans la réalité de son vécu personnel. Zoé sait déjà que certaines faiblesses peuvent devenir des forces, tout en restant attentive à ne pas se croire invulnérable.                

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© Gilles Bensimon

ELLE. Zoé, qu'avez-vous appris auprès d'Isabelle ?                

Z.A. Ma tante est une femme qui s'est toujours montrée très généreuse quant à ce qu'elle a pu me transmettre. Je me suis construite en tant que jeune femme et actrice à ses côtés et non pas en comparaison. Cela tient à la rigueur qu'elle s'est toujours imposée à elle-même avant de l'imposer aux autres, aux nombreux conseils qu'elle m'a apportés de manière objective et clairvoyante, ainsi qu'à la bienveillance qu'elle a eue à mon égard. Isabelle est une figure forte et représente l'image de la femme indépendante, elle l'a prouvé de nombreuses fois à travers ses choix professionnels et/ou personnels. Elle m'a donné et me donne encore les clés nécessaires pour me construire une identité solide dans l'exercice, parfois laborieux, du jeu et de ses multiples facettes. Au-delà du cinéma, nous partageons des liens de sang, de transmission familiale, et donc une mémoire commune et indéfectible.                

ELLE. Isabelle, vous qui incarnez toujours des rôles très forts, le regard du cinéma sur les femmes a-t-il évolué ?                

I.A. Indéniablement, la femme n'est plus un simple objet aliéné à ce que l'objectif fera d'elle : la femme fatale, la femme naïve, la femme maléfique, la belle ou la vilaine… les fameux stéréotypes que vous sous-entendez. Mais est-elle devenue pleinement sujet ? Dans un sens, oui, parce qu'il y a de plus en plus de femmes cinéastes, scénaristes, productrices. À elles, à nous, de faire grandir les rôles de femme en profondeur et en subtilité et à encourager chez les hommes un regard moins caricatural, moins sexiste, sur les femmes et sur les actrices. Mais, vigilance ! parce que la carrière des femmes reste toujours plus compliquée que celle des hommes : les salaires ne sont pas les mêmes et le physique et l'âge restent pour les actrices une barrière périlleuse à franchir. Pas pour les acteurs.               

ELLE. Et le regard de la société sur les actrices, Zoé ?                

Z.A. Le cinéma et la société évoluent depuis toujours en miroir. Nous sommes conscients et conscientes que l'actrice a longtemps été traitée en « femme-objet ». Très peu de personnages s'incarnaient autrement, mais cela tend à s'inverser grâce à des films où les actrices et leurs personnages ne répondent plus à ces stéréotypes. Grâce à des femmes, aussi, qui se placent de plus en plus de l'autre côté de la caméra, nous changeons petit à petit de postulat. Il est très intéressant pour la jeune actrice que je suis de naviguer dans tout ceci et de réaliser qu'art et société se répondent de manière quasi instinctive.   

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© Gilles Bensimon

ELLE. Comment avez-vous vécu la vague #MeToo dans le septième art et en général ?                

I.A. J'y ai contribué à mon niveau. Les actrices qui ont eu le courage de témoigner sont de véritables guerrières : elles ont fait bouger les lignes. Nous avons clairement affirmé que le temps de l'indulgence était définitivement révolu. Les plus déterminées ont signifié qu'elles n'hésiteraient pas à attaquer quel que soit le poids de l'ennemi dans le septième art. Mais la domination masculine est toujours là et certains peuvent encore penser qu'ils jouissent d'une impunité relative qui les autorise à laisser traîner leurs mains sur les corps et à faire pression sur les esprits et les émotions. Zoé m'a raconté plusieurs mésaventures récentes arrivées à quelques-unes de ses amies comédiennes qui sont juste encore et toujours inqualifiables. Elle n'hésite pas à témoigner de son soutien. J'admire ce courage solidaire chevillé au corps qu'elle a depuis toute petite.                                         

ELLE. Zoé, y a-t-il de grands rôles qui vous font rêver, avez-vous des modèles dans ce métier ?                

Z.A. J'aimerais pouvoir incarner des rôles imaginés par des gens de tous horizons, d'époques différentes, de tous les milieux, et entrer dans des histoires qui m'animent, mais je n'ai pas vraiment d'attente pour l'instant, je me laisse guider par madame curiosité. Les actrices qui m'inspirent vont de Simone Signoret à Helena Bonham Carter, en passant par Jeanne Moreau et Jessica Lange, des femmes qui en imposent et vont toujours au bout de leur univers.                

ELLE. Isabelle, en une génération, qu'est-ce qui a changé dans le métier d'actrice ?               

I.A. Le plus violent, c'est la présence médiatique (quelle qu'en soit la forme) qui est impérativement exigée pour débuter autant que pour faire durer sa carrière, dans un monde saturé d'images sur des écrans de plus en plus mobiles, et où l'expérience collective de la salle de cinéma est inconnue de nombreux adolescents. Alors, oui, le changement, pour moi, c'est l'omniprésence des réseaux sociaux, l'importance des contrats publicitaires. Il faut être rapide, s'adapter, comprendre l'enjeu, celui d'être mille fois plus exposée qu'on ne l'était avant. Les actrices sont aussi devenues des axes de médiation sociétale. Par exemple, nous sommes très sollicitées sur les pétitions et autres interventions, ce qui, somme toute, me semble normal puisque de nombreux militants et acteurs de terrain n'arrivent pas à faire entendre leur parole. Du coup, notre super-pouvoir de visibilité fait de nous d'humbles porte-voix parfois efficaces avec garantie de résultat. [Rires.]                

ELLE. Peut-on encore aujourd'hui monter sur la scène des César et y lire « Les Versets sataniques » ?                

I.A. Quand je suis montée sur la scène pour lire un extrait des « Versets sataniques », c'est sur Salman Rushdie seul que pesait une fatwa. Aujourd'hui, la terreur et la folie meurtrière ont gagné du terrain, elles peuvent nous attendre anonymement au coin de la rue, et cette menace n'est pas à prendre à la légère. Nous ne pouvons plus trop défendre cette liberté parce qu'on a un nom qui compte. Connus et inconnus, nous devons faire corps avec l'ensemble de la société.                

ELLE. Isabelle, quels conseils avez-vous donnés à Zoé ?               

I.A. Mon conseil, c'est : « Inspire-toi de mes réussites comme de mes échecs, sans mimétisme et sans complexes. » En plus clair : « Écoute-moi, chouchou, je te passe les codes, les clés, les mots de passe, la totale… ça te fera gagner du temps en conneries ! » [Rires.]                

ELLE. Vous arrive-t-il de regarder/partager des films ensemble ? Lesquels ?                

I.A. Oui, Zoé me parle de films qu'elle a aimés, souvent très pointus, moi aussi, je vais lui indiquer des films que, malgré sa voracité de cinéma, elle ne connaît pas encore. Et nous avons hâte de nous découvrir l'une l'autre, moi dans son film, « Cigare au miel », de Kamir Aïnouz, dans lequel elle a été plébiscitée au dernier festival de Venise, et elle dans le mien, « Sœurs », de Yamina Benguigui.                

Z.A. Pas mieux !

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© Gilles Bensimon