Dans les archives de Match - John le Carré, son premier rendez-vous avec Match
John le Carré, grand maître du roman d’espionnage, s’est éteint samedi 12 décembre. En 1964, pour la publication de « L'espion qui venait du froid », l'écrivain britannique avait accordé son premier rendez-vous à notre magazine... Avec Rétro Match, suivez l’actualité à travers les archives de Paris Match.
Grand maître du roman d'espionnage, John le Carré s’est éteint samedi 12 décembre, d'une pneumonie. Il avait 89 ans. Auteur à succès inspiré par sa propre carrière d'agent secret, David Cornwell de sa véritable identité a vendu plus de 60 millions de livres dans le monde.
Son succès planétaire vint après la parution de son troisième roman, « L'Espion qui venait du froid » (1964), qu'il écrivit à 30 ans, « mangé par l'ennui » que ses activités de diplomate à l'ambassade britannique de Bonn en Allemagne lui procuraient. Le roman, vendu à plus de 20 millions d'exemplaires dans le monde, raconte l'histoire d'Alec Leamas, un agent double britannique, passé en Allemagne de l'Est. Notre journaliste Jean Durieux le décrit alors comme l’anti-James Bond : «Le héros de John le Carré, Leamas, loin d'appartenir à la cohorte des surhommes désinvoltes et férus de karaté qui triomphent de toutes les femmes et de tous les revolvers, est un quinquagénaire à bout de forces et son héroïne une jeune fille à bout d'espoir.»
La carrière de John le Carré comme agent secret sera rapidement ruinée par l'agent double britannique Kim Philby qui révèle au KGB la couverture de nombreux de ses compatriotes. John le Carré doit alors démissionner du MI16. Mais coutumier de l'auto-dérision, il confessera plus tard avoir été de toute façon un mauvais espion. Il s'amuse aussi à raconter que ses supérieurs l'avaient autorisé à publier « L'Espion qui venait du froid », car le livre est, prétend-il, « pure fiction du début à la fin ».
Match avait rencontré John le Carré en 1964, à l’occasion de la publication de « L'Espion qui venait du froid ». Notre photographe Jean-Claude Sauer l’avait retrouvé en famille, lors de ses vacances en Grèce. Des clichés rares de cet homme -en bon agent secret- très discret, qui tout au long de sa vie a préféré aux mondanités du Londres littéraire la tranquillité et la beauté des Cornouailles.
Voici le reportage consacré à John Le Carré, tel que publié dans Paris Match en 1964…
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« L'espion qui venait du froid »
Par Jean Durieux
10 000 exemplaires par jour. L’auteur venait du Foreign Office.
A Spetsai, une minuscule île de Grèce où tout est blanc, bleu et noir, il y a un Anglais roux aux yeux verts du nom de David Cornwell, qui paraît être un banal Britannique en vacances. Il dort le matin, joue avec ses trois fils l'après-midi et boit de l'ouzo (l'anisette grecque) sur la jetée au crépuscule. Mais dès que la nuit est tombée et qu'il ne reste plus au ciel du port que la guirlande de lumière du bateau d'Athènes, ce touriste comme les autres s'installe à sa table de travail et devient John Le Carré, le nouvel auteur à succès dont le dernier livre, « L'espion qui venait du froid », vendu à trois cent mille exemplaires en six mois, monte à l'assaut des records du roman policier.
L'aventure est entrée dans la vie de David en 1950. en pleine guerre froide. Fils de commerçants aisés (étudiant à Oxford, professeur d'allemand à Eton, deuxième attaché d'ambassade à Bonn et à Hambourg), il faisait son service militaire au camp de personnes déplacées de Leoben. Il avait dix-neuf ans et ne connaissait du malheur du monde que les incidents de cricket, quand on lui donna une tâche difficile à remplir : annonce une terrible nouvelle au patriarche d'une famille de quinze réfugiés qui attendait depuis deux ans l'autorisation d'aller s'établir en Australie.
- Voici vos passeports, murmura faiblement le jeune officier. Il n'y en a que sept. Je regrette…
David s'attendait à une explosion de colère ou de chagrin. Le réfugié lui sauta au cou pour le remercier.
Cette joie tragique, ce bonheur désespéré, cette scène qui ne devait plus jamais quitter sa mémoire ont décidé de la carrière d'écrivain de David. Hanté par ce drame des frontières qui déchirent les familles, il rêva le long du mur de Berlin, les rumeurs qui viennent de l'Est et il en conçut des idées de roman.
De retour à Londres, son directeur au Foreign Office lui accorda la permission de les écrire pourvu que ce soit sous un pseudonyme.
Un soir, dans la brume et la tristesse de l'heure de sortie des bureaux, son premier manuscrit sous le bras, il prend le bus pour rentrer chez lui. Il cherche ce satané pseudonyme. Il se trompe de direction et se retrouve dans un faubourg qu'il ne connaît pas. Il marche au hasard. Quand il reprend conscience, il se trouve face à la devanture d'un marchand de chaussures: J. Le Carré. Excellent. Le chic français. C'est ce qu'il cherchait.
Le héros de John Le Carré, Laemas, loin d'appartenir à la cohorte des surhommes désinvoltes et férus de karaté qui triomphent de toutes les femmes et de tous les revolvers, est un quinquagénaire à bout de forces et son héroïne une jeune fille à bout d'espoir.
Il reste à savoir si les millions de fanatiques du roman de cape et d'épée moderne que sont les lecteurs de James Bond et d'OSS 117 aimeront jusqu'au bout des grands tirages (James Bond, treize millions d'exemplaires) les héros vaincus d'avance de John Le Carré, ces malheureux qui n'ont pas la répartie facile et qui meurent bêtement écrasés par des balles de mitrailleuse sur le mur de Berlin ?