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VESOUL | Société Elle avait fui un mariage arrangé : une Albanaise de 19 ans menacée d’expulsion

À 17 ans, Anila* a quitté le Nord de l’Albanie pour échapper à un mariage forcé avec un homme de 54 ans. Hébergée à Vesoul, la jeune femme fait l’objet d’une obligation de quitter le territoire français. Un retour au pays signerait son arrêt de mort, estime-t-elle. En cause : le Kanun, code coutumier médiéval qui perdure en dehors de tout cadre légal.
Eléonore TOURNIER - 14 déc. 2020 à 20:00 - Temps de lecture :
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En 2019, la jeune femme a tenté de se suicider pour échapper à un mariage forcé. Sa mère l’a aidée à fuir.  Photo d’illustration ER /David HANISCH
En 2019, la jeune femme a tenté de se suicider pour échapper à un mariage forcé. Sa mère l’a aidée à fuir.  Photo d’illustration ER /David HANISCH

« Je ne sais pas par quoi commencer. J’ai eu beaucoup de soucis à cause du Kanun. » Dans un français impeccable, Anila* tente de remettre dans l’ordre les pièces du puzzle chaotique de sa vie, qui l’ont conduite à fuir l’Albanie le 6 septembre 2019, à l’âge de 17 ans. La jeune femme, aux longs cheveux d’ébène et aux yeux sombres, a un souvenir très précis de ce jour où elle est montée dans un bus, en secret, avec l’aide de sa mère. La nuit précédente, désespérée, elle avait passé une corde autour de son cou, dans le jardin familial. « Ma mère m’a trouvée, malheureusement », lâche-t-elle, le regard éteint. Mourir lui semblait alors être la seule solution pour échapper à un mariage forcé avec un parfait inconnu âgé de 54 ans. Trois fois son âge.

Une sœur homosexuelle, enfermée et reniée

Dans son village situé dans le district de Mirditë, au nord de l’Albanie, le Kanun, code coutumier médiéval, perdure en dehors de tout cadre légal. Il régit l’ensemble de la vie quotidienne, du mariage, au travail, en passant par « l’honneur ». « La femme n’est rien : elle est là pour créer une famille, garder les enfants, s’occuper de son mari et faire à manger, elle ne prend pas de décision pour elle, elle fait ce que veulent les hommes. Ce sont le père, les oncles et les hommes du village qui dirigent », affirme Anila, craignant des représailles si les hommes de son village venaient à prendre connaissance de cet article.

Avant elle, sa grande sœur, homosexuelle, a dû fuir en 2017, déshonorant la famille entière. Personne ne sait aujourd’hui si elle est vivante. « Elle a été enfermée le temps que les hommes décident ce qu’ils allaient en faire, et elle a réussi à s’enfuir », rapporte Anila, bouleversée.

« La police ne prend pas au sérieux ce genre de choses »

« Depuis ce jour-là, je n’ai pas été tranquille. Les hommes du village et mes oncles sont venus plusieurs fois chez nous, sans prévenir, nous taper, surtout ma mère. Ils cassaient des choses. C’est comme si on était leur propriété. » Lorsqu’elles décident de déposer plainte, les victimes se heurtent au refus des autorités. « La police ne prend pas au sérieux ce genre de choses », soupire Anila.

De Lyon à Luxeuil et Vesoul en passant par Besançon

Arrivée à Lyon le 8 septembre 2019, elle est prise en charge par les services de l’aide sociale à l’enfance à Besançon, avant d’être réorientée à sa majorité à l’Ahsra en Haute-Saône, à Luxeuil-les-Bains (cf.encadré), puis à Vesoul. La jeune femme y suit des cours de français et donne un coup de main aux Restos du cœur. « C’est normal. J’ai été dans le besoin et si j’étais dans le besoin, j’aimerais qu’on m’aide », explique-t-elle.

Tous les jours, elle pointe au commissariat

L’État, lui, ne l’entend pas de cette oreille. Sa demande d’asile a été rejetée en septembre. Dans la foulée, le 20 novembre, la préfète de Haute-Saône a pris un arrêté d’obligation de quitter le territoire français (OQTF).

Après un appel infructueux, Me Bertin, son avocate, a saisi la Cour d’appel du tribunal administratif. En parallèle, un recours devant la cour nationale des droits d’asile (CNDA) a été déposé par Me Anglade, à Paris.

Au 20 décembre, quoi qu’il arrive, la jeune femme, qui pointe tous les jours au commissariat, pourra être renvoyée de force, dans son pays, considéré par les autorités comme « sûr ».

« Je veux être protégée et libre »

« Qu’ils viennent voir comment cela se passe là-bas ! », lâche Anila, terrorisée. « S’il n’y a pas de guerre, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de crimes. Si j’y retourne, ils vont me tuer et ils vont apprendre que ma mère m’a aidée à partir ».

Très angoissée, la jeune femme, fragile, suivie psychologiquement, rêve d’un autre avenir : s’inscrire à la faculté de lettres de Besançon pour devenir interprète. « Je veux être protégée et libre », clame-t-elle. Une pétition en ligne a été lancée. Un recours gracieux a été envoyé à la préfète de Haute-Saône et au président de la République.

*Le prénom a été changé à la demande de l’intéressée

Frédéric Burghard, maire de Luxeuil.  Photo ER /David HANISCH

« Je trouve assez catastrophique que l’on n’arrive pas à tendre la main à ce genre de personnes »

Frédéric Burghard, maire de Luxeuil-les-Bains, soutient la jeune Albanaise qu’il a vue arriver dans sa ville en 2019. « Il ne faut pas être devin pour voir qu’elle sort du lot. C’est une jeune femme, timide, polie, réservée et très volontaire, qui montre des signes d’intégration forts et qui a une très bonne connaissance du français à l’écrit comme à l’oral », constate l’élu. Lequel se dit « peiné », « interrogatif » et « déçu » par la décision de la renvoyer dans son pays.

« Je vis au quotidien les difficultés que l’on rencontre avec un certain nombre de demandeurs d’asile, qui ont eu leur titre de séjour, et qui ne montrent aucune volonté de s’intégrer ni dans la langue, ni dans le comportement, ni dans l’éducation des enfants. Elle a son avenir devant elle. Et son avenir est plutôt chez nous que là-bas. Je trouve cela assez catastrophique que l’on n’arrive pas à tendre la main à ce genre de personnes. »

De son côté, la préfecture indique que la situation de l’intéressée a fait l’objet « d’un examen attentif » par ses services, « dans le respect du droit et des procédures en vigueur, le juge administratif ayant par ailleurs confirmé la mesure dont elle fait l’objet ».