Dans les couloirs feutrés du palais du Luxembourg, la sénatrice LR Joëlle Garriaud-Maylam est connue comme la louve blanche. En une quinzaine d’années, une quarantaine d’assistants parlementaires se sont succédé à son service. Un "turn-over" record dans les assemblées de la République pour ces collaborateurs à mi-chemin entre la petite politique et la technique législative. "Elle est réputée pour ne garder ses assistants que six mois en moyenne tellement les conditions de travail sont difficiles", souffle le collaborateur d’un sénateur. "C’est une manière de mettre le pied à l’étrier à des jeunes ou de former des personnes", se défend la sénatrice.
En novembre 2016, le malaise d’une des assistantes de Joëlle Garriaud-Maylam avait alerté les syndicats et les associations de collaborateurs parlementaires, comme l’a récemment révélé Mediapart. Le récit de la scène par un témoin est glaçant. "J’entendis Mme Garriaud-Maylam parler très agressivement à sa collaboratrice avant que celle-ci ne rejoigne son bureau en disant "je vous en prie calmez-vous Joëlle", raconte-t-il. Juste après, j’entendis hurler "Arrêtez, arrêtez", puis un cri, accompagné d’un bruit de chute. Je me précipitais et trouvais l’assistante étendue par terre, tremblante et très pâle."
Après avoir été conduite à l’hôpital, l’assistante a été mise en arrêt de travail durant deux mois. A l’époque, la syndicaliste Unsa, Florence Faye, avait tiré la sonnette d’alarme directement auprès du président LR du Sénat, Gérard Larcher. "Je peux attester de la répétition de circonstances similaires et de la souffrance au travail des précédents collaborateurs de cet employeur, écrivait-elle dans un courrier. Je redoute que ces difficultés se traduisent un jour par le suicide d’un salarié pour raisons professionnelles."
Cellule anti-harcèlement au Sénat
Quatre ans plus tard, le problème est loin d’être réglé. La sénatrice Joëlle Garriaud-Maylam a continué d’enchaîner les contrats d’assistants parlementaires et, le 16 mars 2021, elle devra se défendre aux prud’hommes d’une accusation de harcèlement moral par l’un d’eux. Gérard Larcher, lui, a édité en 2017 un "guide des relations de travail entre les sénateurs et leurs collaborateurs" et a mis en place en 2018 une cellule d’accueil et d’écoute des collaborateurs s’estimant victimes de harcèlement. Des mesures suffisantes?
Ce n’est pas l’avis de Michel*, à l’origine de la procédure aux prud’hommes contre la sénatrice, en arrêt maladie pour dépression depuis un an et demi. Ce quinquagénaire affirme avoir enduré des mois de vexations et de propos insultants de la part de Joëlle Garriaud-Maylam entre mars et août 2019. Et, selon nos informations, il met aussi en cause Gérard Larcher dans une plainte "contre X" devant le procureur de la République de Paris pour "non dénonciation d’un délit" et "prises de mesures destinées à faire échec à la loi".
Alors qu’il est passé devant la cellule anti-harcèlement du Sénat dès janvier 2020, Michel s’étonne en effet de l’inertie de Gérard Larcher depuis cette date. Il estime que le président du Sénat aurait dû signaler à la Justice les faits supposés de harcèlement moral de la sénatrice, au titre de l’article 40 du Code de procédure pénale qui stipule que les élus ou fonctionnaires au courant d’un délit doivent en informer le procureur de la République. Et ce d’autant plus qu’il a prévenu en novembre dernier Gérard Larcher que sa dépression avait été reconnue d’origine professionnelle par l’Assurance maladie.
Gel des crédits collaborateurs
En réalité, le président du Sénat n’est pas resté totalement inactif. Après avoir reçu le signalement de la cellule anti-harcèlement, il a décidé de "geler" l’enveloppe de crédit collaborateur de la sénatrice Joëlle Garriaud-Maylam. Cette mesure constitue-t-elle une sanction? C’est la question au cœur du deuxième motif de la plainte déposée par Michel. Pour l’assistant, la réponse est positive puisque le gel des crédits collaborateurs fait partie des mesures que le président du Sénat peut prendre "à titre conservatoire afin qu’un collaborateur poussé à l’arrêt maladie ou à la démission ne puisse être remplacé", selon les termes du guide des relations entre les sénateurs et leurs collaborateurs.
Le problème, c’est que Gérard Larcher assure le contraire dans un courrier du 3 novembre 2020 à la sénatrice que celle-ci utilise pour se défendre devant les prud’hommes. La suspension du crédit collaborateur "ne s’assimile pas à une sanction qu’il ne me revient pas en tout état de cause de prendre", affirme le président du Sénat. Une manière de protéger la sénatrice contre une éventuelle condamnation aux prud’hommes, juge l’assistant qui porte donc plainte pour "prise de mesures destinées à faire échec à la loi". "Sur le fond, toute cette affaire montre surtout que le dispositif anti-harcèlement du Sénat est insuffisant, analyse Florence Faye, syndicaliste Unsa, et qu’il faudrait externaliser ce type de dossiers à des consultants externes, afin d’éviter que le président du Sénat soit placé dans cette position très inconfortable d’arbitre."
"Un tourbillon ingérable"
En attendant, la sénatrice Joëlle Garriaud-Maylam devra s’expliquer devant les prud’hommes de ses pratiques de management. Michel compte présenter à l’audience en mars 2021 plusieurs messages peu amènes de son employeur. Un jour, elle qualifie sur Whatsapp le travail de ses collaborateurs de "désespérant et nullissime". Un autre, elle juge le comportement de Michel "impoli et pernicieux". Un troisième, elle lui envoie au milieu de la nuit un mail où elle lâche "tu me donnes souvent l’impression que tu n’as jamais travaillé un seul jour de ta vie". Et, enfin, début août 2019, elle lui assène: "tu es censé être un collaborateur parlementaire, pas un simple secrétaire-exécutant sous-payé". Une version que la sénatrice conteste: "Il m’a piégé et utilise aujourd’hui des textos que je lui ai envoyés avec quelques points d’exclamation."
L’avocate de l’assistant parlementaire, Me Carole Biot-Stuart, a en plus rassemblé une série de témoignages d’anciens collaborateurs de la sénatrice depuis quinze ans. "Elle m’avait complètement déstabilisée, j’en suis tombée malade, rapporte une de ses ancienne assistante de 2004 à 2008. Le contexte au bureau: un tourbillon ingérable, ordres contradictoires, dévalorisation récurrente du travail accompli. Une fois que vous êtes bien dévalorisée, elle vous demande de baisser votre salaire de 50%." Une étudiante à Sciences Po, qui a travaillé quelques mois dans l’équipe en 2016, a vu trois assistants démissionner en quatre mois: "Quel que soit leur âge, elles étaient épuisées, ainsi qu’en perte de confiance en elles et en leurs compétences."
Chaque fois, la sénatrice Joëlle Garriaud-Maylam évoque une "machination" contre elle qui "pourrait être liée aux francs-maçons". Elle a d’ailleurs récolté à son tour les témoignages d’autres anciens collaborateurs qui attestent qu’ils n’ont subi aucune pratique de harcèlement moral. Elle pointe aussi le caractère "exorbitant" de l’indemnité réclamée par son assistant -175.000 euros-, soit l’équivalent de 3,5 ans de salaire, alors qu’il n’a travaillé pour elle que cinq mois. De son côté, son avocate assure que les messages envoyés par la sénatrice à son assistant "n’excèdent pas le pouvoir de direction de tout employeur". Mais ça, ce sera aux prud’hommes d’en juger.
Contacté, le président du Sénat, Gérard Larcher, n’a pas souhaité répondre aux questions de Challenges.
*Le prénom a été changé.
A la suite de cet article, nous avons reçu de Joëlle Garriaud-Maylam le droit de réponse suivant :
"Nommément mise en cause dans un article publié le 18 décembre 2020 sous la plume de M. Laurent Fargues, j’entends apporter les précisions et rectifications suivantes. En premier lieu, je trouve singulier de qualifier d’« exclusif » un article dont la plus large part consiste à reprendre des imputations publiées 6 mois plus tôt, agrémentées, en guise de « nouveauté », d’une plainte fantaisiste visiblement déposée pour continuer à intéresser les rédactions à défaut de convaincre les juridictions. Je suis également surprise que l’on me prête une défense aux accents complotistes qui ne reflète pas fidèlement les explications complètes et plus prosaïques, que j’ai données à votre journaliste. Enfin, la pratique m’apparait singulière, qui consiste à mettre en cause des personnes nommément tout en dissimulant l’identité de celui qui les met en cause. Mon nom se voit ainsi offert en pâture aux lecteurs quand celui de « Michel » reste anonyme. On mesure le déséquilibre du procédé. Il y aurait à dire, pourtant, sur « Michel », que j’ai recruté fin mars 2019, qui a été en période d’essai jusqu’en juillet, est parti en vacances en août, et n’est jamais revenu depuis lors, placé en arrêt maladie depuis seize mois dans une cité balnéaire du sud-ouest où il avait fixé sa résidence avant même de commencer à travailler pour moi, sans m’en avoir informée. « Michel » n’ayant pas jugé utile de rompre sa période d’essai, il faut supposer que le « harcèlement » dont il se plaint se serait concentré sur les deux semaines où il a travaillé pour moi avant de partir en congé. C’est à ce titre en effet, que, tout en percevant depuis seize mois l’intégralité de son salaire, il réclame désormais 255 000 € devant un conseil de prud’hommes, espérant visiblement pallier l’insuffisance d’éléments juridiques et factuels par la multiplication de dénonciations médiatiques inexactes. La scénarisation outrancière du malaise d’une collaboratrice en octobre 2016 s’inscrit visiblement dans cette stratégie. Comme je l’ai déjà rappelé, ce malaise fut curieusement attesté dans des termes quasi-identiques par plusieurs « témoins » dont aucun n’était présent lorsqu’il a eu lieu. La collaboratrice en question a été d’autant moins harcelée que nous ne nous sommes quasiment jamais vues dans les quatre mois qu’a duré notre collaboration, entre les vacances parlementaires, mes nombreux et longs déplacements professionnels à l’étranger et ses propres congés (auxquels j’ai consenti quoiqu’elle n’y avait pas encore acquis de droit). Cette collaboratrice n’a pas été hospitalisée, mais simplement conduite à l’hôpital pour contrôle, comme cela est systématique dès qu’un incident survient au Sénat. Elle en est d’ailleurs repartie sans même avoir voulu voir un médecin. L’enquête menée par la CPAM à ma demande suite à cet incident n’a pas décelé de difficulté particulière et elle a repris son travail quelque temps après, avant de solliciter une rupture conventionnelle que j’ai acceptée, me demandant même de la recommander pour un poste ultérieur, ce que j’ai fait bien volontiers. Les propos rapportés par une étudiante concernant des assistantes parties durant son CDD procèdent du même type d’interprétation malveillante, alors que l’une est partie au motif qu’elle aurait préféré un travail moins administratif et l’autre parce qu’elle ne s’entendait pas avec ma plus ancienne collaboratrice. Une poignée de SMS sortis de leur contexte et de témoignages réalisés pour les besoins de la cause ne suffisent pas davantage à caractériser un harcèlement. La jurisprudence est constante selon laquelle celui-ci ne peut en effet résulter du seul ressenti du salarié ou de faits relevant de l’exercice normal du pouvoir de direction de l'employeur. Rapporté au nombre de mes années de mandat (seize) et au nombre total d’entre eux qui ont saisi le conseil de prud’hommes (deux, dont le premier, a été débouté, le second étant « Michel »), le nombre de collaborateurs que j’ai embauchés démontre moins la difficulté prétendue des conditions de travail auprès de moi que le besoin, dans lequel je me suis souvent trouvée, de solliciter des missions ponctuelles, et la facilité avec laquelle j’ai accordé ma confiance à beaucoup de jeunes en leur offrant une première expérience. Ils sont nombreux à me dire ne pas se retrouver dans les propos relayés par votre article."