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HISTOIRE

1917 : le jazz débarque à Brest

Écrit par Marion Guyonvarch
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Il y a 100 ans, un régiment afro-américain venu se battre en Europe apporte dans son barda une musique totalement inédite. Un swing enivrant qu’on appelle alors “jass”.

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Un coup de sirène retentit dans le port breton de Brest, ce 27 décembre 1917. L’USS Pocahontas, un navire américain, arrive à quai. A son bord, le 369e régiment d’infanterie, envoyé en renfort pour épauler les troupes américaines déjà déployées en France depuis l’entrée en guerre des Etats-Unis contre l’Allemagne le 6 avril 1917. Un régiment pas vraiment comme les autres, puisqu’il est formé quasi exclusivement de soldats afro-américains. Malgré la ségrégation qui règne toujours dans leur armée, ils ont décidé de s’engager et de lutter pour leur pays.

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Soldats du 369e régiment d’infanterie, plus connus sous le surnom des « Harlem Hellfighters », en 1919.

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A Brest, ces 2 000 soldats noirs ne passent pas inaperçus

D’autant moins qu’ils vont s’offrir une arrivée en fanfare ! A peine le régiment a-t-il posé le pied sur la terre ferme que son brass band (un orchestre de cuivres et percussions) se met à jouer avec entrain. Sur le quai, les soldats français et les badauds venus accueillir les Américains restent bouche-bée. Cette mélodie, ces saccades, ces notes virevoltantes… ça ne ressemble à rien de ce que leurs oreilles bretonnes ont pu entendre jusque-là ! Mais que peuvent-ils bien jouer ? Ce n’est qu’au bout d’une dizaine de mesures que le public reconnaît enfin la mélodie : il s’agit de La Marseillaise, version jazz ! Cette musique inconnue, les soldats du 369e RI sont les premiers à la faire résonner de ce côté-ci de l’Atlantique. Jour historique : le jazz vient de débarquer en Europe !

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James Reese Europe, l’un des pionniers du jazz

Et ce déferlement, c’est à James Reese (dit Jim) Europe qu’on le doit. Né en Alabama en 1881, ce compositeur et chef d’orchestre est l’un des pionniers du jazz, genre musical apparu à l’aube du XXe siècle dans les communautés afro-américaines de la Nouvelle-Orléans. En 1904, Jim s’installe à New York et, six ans plus tard, fonde à Harlem le Clef Club, sorte de fraternité ouverte aux musiciens noirs dont il dirige l’orchestre symphonique. En 1912, c’est la première formation afro-américaine à se produire sur la scène du mythique Carnegie Hall.

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1919 Partitions de musique pour « Good Night Angeline » avec la photo de James Reese Europe et son célèbre groupe « Hellfighters » du 369e régiment d’infanterie américaine.

En 1917, quand les Etats-Unis entrent en guerre, James Reese Europe décide de s’engager dans l’armée. Pas simplement par patriotisme. En militant des droits civiques, Jim fait fi de la ségrégation afin de montrer aux Blancs que les Noirs sont aussi dignes qu’eux de se battre pour la bannière étoilée. Chargé de former un orchestre, il convainc une soixantaine de musiciens de s’enrôler avec lui dans le 15e régiment de la Garde nationale de New York. La mixité étant interdite, tous sont noirs. Parmi les volontaires, quelques grands noms du jazz de l’époque, comme le violoniste Noble Sissle, le cornettiste Jaçon Franck de Braithe, le percussionniste Buddy Gilmore ou le trompettiste Arthur Briggs. Le 14 décembre 1917, le 369e régiment d’infanterie quitte New York pour Brest.

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Grâce à ces hommes, le jazz va conquérir le monde !

Une fois arrivés en France, ces soldats doivent subir les mauvais traitements de l’US Army : ils sont moins bien équipés, moins entraînés, moins bien nourris que leurs homologues blancs, parfois même battus par les Marines présents à Brest, ils sont cantonnés à des tâches subalternes. Le général John Pershing, chef d’état-major auquel est rattaché le régiment, écrit même dans une note secrète que les hommes noirs manquent « de conscience civique et professionnelle » et sont « une menace constante pour les Américains… » Heureusement, il y a la musique ! A la demande des officiers, le général Pershing envoie l’orchestre, qui a déjà donné quelques concerts à Brest et à Saint-Nazaire, en tournée dans vingt-cinq villes, d’Angers à Lyon, en passant par Moulins. Le brass band pose ses valises à Aix-les-Bains, camp de base à partir duquel il va faire swinguer la France en février et mars 1918.

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A chaque étape, les musiciens du 369e RI font sensation. Poussés par la curiosité, le public se presse à leurs concerts… et succombe à la fièvre du « jass », comme on l’écrit alors. « Le cornettiste et le clarinettiste ont commencé à jouer dans ce rythme typique, et comme les percussionnistes enfonçaient le clou, [les épaules du public] finirent par s’agiter au rythme des frappes syncopées, raconte le violoniste Noble Sissle dans Les Mémoires du lieutenant Jim Europe. Alors c’était comme si tout le public s’était mis à se balancer, les élégants officiers français tapant du pied tout comme le général américain, qui abdiquait provisoirement sa dignité. […] Le public n’en pouvait plus, le “germe du jazz” le frappait et il atteignait son point vital. » La révolution jazzy atteint la France en plein cœur. « Tout un art savant est en train de sortir de ces chansons [de] nègres », résume le journal L’Ouest-Eclair, futur Ouest-France.

Les « Hellfighters » se battent auprès des Français

Mais entre deux intermèdes musicaux, la guerre continue de ravager le pays et l’Europe. Alors que l’armée américaine, profondément raciste, ne croit pas que ces soldats noirs puissent se battre vaillamment, la France, qui a cruellement besoin de sang neuf et compte déjà de nombreux combattants africains dans ses rangs, décide d’intégrer le 369e RI à ses troupes. En mars, le groupe fait des adieux déchirants à Aix-les-Bains – « la foule ne cessait d’acclamer, les femmes et les enfants pleuraient », racontera plus tard Arthur Little, le capitaine du régiment – et rejoint le front, à Givry-en-Argonne, dans la Marne. Les soldats américains intègrent la 161e division d’infanterie française. Les voilà coiffés du célèbre casque Adrian des poilus ! Propulsés en première ligne, ils vont se battre comme des lions pendant 191 jours, un record pour une unité américaine.
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Le 14 mai, à Malmy, en Champagne, l’un d’eux (pas musicien), Henry Johnson, va même entrer dans l’Histoire en repoussant à lui seul une vingtaine de soldats allemands ! Leur régiment est le premier à atteindre le Rhin en novembre 1918. Ils sont si combatifs que les Allemands les surnomment les « Hellfighters » (combattants de l’enfer). En récompense de leur bravoure, ils seront collectivement décorés de la Croix de guerre française. De quoi faire réfléchir les chefs d’état-major américains ? Pas vraiment. A la fin de la guerre, les Américains refuseront que des soldats noirs paradent sur les Champs-Elysées pour fêter la victoire. Pire, ils n’inscriront pas les noms des 1 500 Afro-Américains morts au combat sur leurs monuments aux morts.
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Côté français, c’est la consécration pour les Harlem Hellfighters
Les Harlem Hellfighters, comme on les nomme à présent, sont invités en août 1918 à jouer dans la capitale, au théâtre des Champs-Elysées, en présence du président Poincarré. Jim Europe et ses troupes sillonnent ensuite la France. Au fil des jours, Jim se rend surtout compte que lui et ses amis ont définitivement inoculé le virus du jazz aux Français. « On jouait le ragtime favori de notre colonel, The Armys Blues, dans un petit village (du nord de la France, ndlr) que nous étions les premières troupes américaines à investir, et parmi la foule qui écoutait cet orchestre se trouvait une femme d’environ 60 ans, écrit-il dans son livre. A la surprise générale, tout d’un coup, elle s’est mise à faire une danse qui ressemblait à Walkin’ the Dog (un tube de 1916 sur lequel on avait l’habitude de se déhancher, ndlr) Alors, j’ai été convaincu que la musique américaine deviendrait un jour la musique du monde. »
Le 11 novembre, l’armistice est signé. Il est temps pour les Harlem Hellfighters de retrouver l’Amérique. Le 31 janvier 1919, les hommes du 369e RI disent adieu à la France, non sans jouer un dernier air avant d’embarquer. Ils partent comme ils sont arrivés : en musique !
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