La culpabilité d’Israël et l’innocence du Père Noël

Ivan Segré

Ivan Segré - paru dans lundimatin#269, le 4 janvier 2021

« O life ! I go to encounter for the millionth time the reality of experience and to forge in the smithy of my soul the uncreated conscience of my race. »
James Joyce, A Portrait of the Artist as a Young Man

La veille de Noël, un écrit de Houria Bouteldja intitulé « L’Anti-tatarisme palestinien (et des banlieues) n’existe pas », paru initialement sur un blog de Mediapart, a suscité un certain émoi : l’ex-porte-parole du PIR y proposait une analyse géopolitique des insultes antisémites et antisionistes dont Miss Provence avait été la cible (son papa étant israélien), ainsi que des réactions que cela avait suscité.

Le texte fut rapidement retiré par Mediapart, qui n’a manifestement pas souhaité l’abriter. Il est depuis accessible sur d’autres sites, notamment celui de l’UJFP.

Une polémique mettant aux prises Houria Bouteldja et Miss Provence, voilà qui risquait en effet de troubler certains hommes, certaines femmes. Je demande toutefois aux lecteurs et lectrices de LM de garder leur calme. Ne montons pas sur de grands chevaux. Autrement dit, contre vents et marées, ne cédons pas à l’injonction de s’indigner, analysons, d’autant que ce texte de Bouteldja - elle est coutumière du fait - juxtapose des énoncés salutaires à d’obscènes fanfaronnades, et qu’il est toujours à craindre que l’indignation consensuelle ne vise pas tant l’obscène que le salutaire.

Qu’est-ce qu’il y a de salutaire, ou de bienvenu, dans son texte ? Principalement une chose, à savoir sa remarque au sujet de la différence de traitement médiatique, politique et juridique entre Miss Provence, dont le papa est donc israélien, et Miss Dialo, dont la peau est noire, l’une et l’autre ayant pourtant été la cible d’insultes de même nature (si ce n’est que la diffusion à la radio de propos d’inspiration raciste est autrement plus scandaleuse, sinon inquiétante, que leur diffusion désorganisée sur les « réseaux sociaux »). Je souscris entièrement à ce que Bouteldja écrit à ce sujet :

« Faire de l’antisémitisme un scandale national et minimiser la négrophobie est dans les faits pire que le fameux ‘‘deux poids deux mesures’’ qu’on sort à toutes les occasions. C’est même pire que l’expression d’un philosémitisme douteux. C’est dans les faits, organiser la guerre entre les ‘‘racisés’’ juifs et indigènes, pointer et livrer les Juifs à la vindicte indigène (précisément l’expérience que vient de vivre Miss Provence) tout en rendant invisibles les causes profondes du racisme structurel dont l’antisémitisme et la négrophobie sont inséparables. »

Passons maintenant aux obscénités. Le passage qui concentre l’essentiel du propos de Miss Indigène est bien évidemment le suivant :

« On peut toujours faire de la morale, prendre ses grands airs outragés et vilipender ces malfrats d’antisémites de banlieue mais l’antisémitisme tout comme le colonialisme ne se combattent pas avec une posture de curé mais avec de la politique. D’abord en rétablissant la vérité : Miss Provence n’est pas responsable de l’identité de son père (cela a été rappelé à juste titre) mais elle est responsable de la sienne et elle ne peut se présenter publiquement sans mesurer ce que l’identité israélienne représente pour des millions de Palestiniens expulsés et occupés comme elle ne peut pas ignorer comment Israël participe du désordre et de la déstabilisation du monde arabe depuis sa création. Oui, elle porte un fardeau dont elle n’est pas responsable mais comme Sartre le rappelle, elle jouit de sa liberté pleine et entière. Elle peut donc être la fille d’un israélien et se positionner contre le fait colonial israélien. Car on ne peut pas être Israélien innocemment. En revanche, si elle faisait le choix de la lutte anticoloniale, elle peut être certaine que le mouvement décolonial lui ouvrirait grand les bras. »

L’antisionisme de Bouteldja n’a donc rien à voir avec l’antisémitisme : les jeunesses hitlériennes n’auraient pas ouvert grand les bras à un « Juif », quand bien même il n’aurait juré que par le Führer. En revanche, son idéologie prétendument « décoloniale » est bel et bien le dernier avatar d’une judéophobie multiséculaire. Et son dogme fondateur est en effet celui-là : « on ne peut pas être Israélien innocemment ».

Et comme le lecteur est censé suivre le raisonnement de Bouteldja, il en conclut aussitôt qu’on ne peut pas non plus être « innocemment » la fille d’un père israélien, ni, vraisemblablement, la petite-fille d’un grand-père israélien, etc. A vrai dire, Bouteldja n’a pas précisé quand est-ce que ça s’arrête, si du moins ça s’arrête. Cela doit relever de l’enseignement ésotérique du PIR, et donc d’un cercle d’initiés restreint. Pour l’heure, nous avons le père et la fille. On s’en contentera.

Outre la question généalogique, il y a, bien entendu, la question géographique. Car Miss Provence n’a pas candidaté en Palestine, jusqu’à nouvel ordre, mais en France, et les insultes ne provenaient pas de Palestiniens, mais de Français, si bien que la question de savoir ce que peut représenter l’identité israélienne pour des millions de Palestiniens est, ici, hors sujet. Ce qui est en cause, c’est plutôt la question de savoir ce que cette identité peut représenter pour des millions de Français. Mais à suivre Bouteldja, cela ne fait aucune différence, car l’identité israélienne reste ce qu’elle est, que ce soit aux yeux de Palestiniens, de Français, d’Inuits ou de Yéménites, et elle se résume à ça : « des millions de Palestiniens expulsés et occupés » + « désordre » et « déstabilisation du monde arabe ».

C’est donc parce que son père est israélien et qu’elle ne s’en cache pas que Miss Provence n’est pas innocente. Mais si elle n’avait décliné d’autre identité que française, alors elle n’aurait mérité nulle insulte, puisqu’en ce cas elle aurait été, comme ses rivales, innocente.

Pourtant, certains analystes géopolitiques, dont je suis, considèrent qu’historiquement la France a davantage participé au désordre et à la déstabilisation de l’Afrique, qu’Israël n’a participé au désordre et à la déstabilisation du monde arabe, pour dire le moins. Il n’empêche, Miss Aquitaine, dont le père est français, est innocente, mais pas Miss Provence, dont le père est israélien. Est-ce à dire que Miss Indigène éprouve un souverain mépris pour l’Afrique Noire ? Qu’elle a intégré le fait qu’on peut impunément y semer le chaos, en piller les richesses, en exploiter la force de travail, sans pour autant mettre en péril l’innocence de quiconque ? Disons plutôt que le mouvement indigéniste s’est réuni autour d’une représentation commune : tous les Etats, toutes les nations, tous les pays sont foncièrement innocents, à l’exception d’Israël ; d’où leur alliance avec une « gauche » qui partage en effet le même dogme, depuis la crucifixion du Christ jusqu’à nos jours. Et l’insigne mérite de Bouteldja est de l’écrire noir sur blanc la veille de Noël : « On ne peut pas être Israélien innocemment ». C’est d’une perspicacité vraiment touchante de la part d’une « berbéro-arabo-musulmane ». Mais il est vrai qu’à lire attentivement les écrits de Bouteldja, on s’aperçoit bien vite qu’elle maîtrise la rhétorique antijuive beaucoup plus sûrement que la poésie coranique.

A l’exception, à la rigueur, de la sublime Haïti, je ne vois pourtant pas quel Etat, quelle nationalité peut revendiquer une quelconque innocence. Cela dit, je ne vais pas réécrire l’histoire ici et maintenant. Je vous renvoie donc à mon livre L’Occident, les indigènes et nous (Amsterdam, 2020), pour ce qui concerne l’histoire mondiale, et à Misère de l’antisionisme (L’éclat, 2020), pour ce qui concerne une histoire plus strictement hexagonale. Cela vous permettra de situer la culpabilité d’Israël dans une perspective universelle. Quant à l’histoire des relations entre Haïti et la France, ce n’est pas en lisant les textes de Bouteldja ou des décoloniaux qui gravitent dans son giron que vous en apprendrez quelque chose, c’est davantage en lisant Thomas Piketty, par exemple. Son dernier livre, Capitalisme et idéologie, est en effet d’une grande richesse, du moins pour qui s’intéresse vraiment à la question indigène, ce qui n’est pas le cas de Bouteldja et de ses compagnons de route, lesquels s’intéressent principalement, sinon exclusivement à la culpabilité d’Israël.

Car c’est un fait : la culpabilité d’Israël a toujours été infiniment plus jouissive que n’importe quelle Miss. Celle de Provence n’avait donc qu’à s’efforcer de cacher ses origines israéliennes, ou exprimer publiquement sa honte, et seulement après exhiber ses jambes. Alors, Bouteldja aurait fermé les yeux, et les chiens leur gueule.

L’ex-porte-parole du PIR, en revanche, peut fièrement exhiber son identité arabo-musulmane sans que l’histoire millénaire des traites négrières n’entame pour autant son innocence ; de même que si Miss Alsace avait dit être de père allemand, personne n’aurait trouvé à redire ; de même qu’on peut être argentin, australien ou nord-américain sans devoir répondre sur le champ d’une histoire coloniale au regard de laquelle l’histoire de l’Etat d’Israël est pourtant un conte pour enfant ; de même qu’Alain Brossat, lorsqu’il s’agit d’évoquer l’occupation chinoise d’une terre musulmane, est d’une réserve qui détone singulièrement comparée à son enthousiasme guerrier, pour ne pas dire sanguinaire, lorsqu’il est question d’Israël. Bref, dès lors que vous êtes israélien, de près ou de loin, ou bien vous professez publiquement votre antisionisme et vous baissez la tête quand Bouteldja fronce les sourcils, ou bien vous êtes coupables.

Miss Indigène, dont l’antisionisme est le « socialisme », ne m’ouvrira donc pas grand les bras, hélas. Mais elle se passera volontiers de moi. Elle a ses ouailles, auxquelles elle sait prêcher la bonne parole. Elle leur explique donc, dans son dernier cadeau de Noël : « la vertu de l’antisionisme c’est précisément qu’il conteste et combat toute tentative de confondre une identité religieuse ou culturelle (être juif) avec une identité politique (être sioniste) ».

Dans les premiers chapitres d’un livre paru en 2019 aux éditions Libertalia, La trique, le pétrole et l’opium, livre qui m’a valu les foudres d’une « gauche » intrigante et vaine, je me suis amusé à passer en revue les Constitutions des Etats contemporains, en Amérique, en Europe et dans le monde arabo-musulman, afin d’examiner la manière dont l’identité religieuse et l’identité politique y étaient confondues ou au contraire séparées. J’y renvoie le lecteur soucieux de s’instruire. Je me contenterai simplement de rappeler qu’en matière d’articulation organique de l’identité politique et de l’identité religieuse, c’est au monde arabo-musulman que revient, sans conteste, la palme. Mais il est vrai que Bouteldja s’adresse volontiers à la « gauche » antisioniste occidentale, laquelle croit encore au Père Noël. Du reste, pour se convaincre de la naïve crédulité de ses disciples « souchiens », il suffit de lire le texte que l’ex-porte-parole du PIR a rendu public lorsqu’elle a démissionné de ses fonctions : elle y évoque son rapprochement avec l’islam pratiquant.

Loin de moi de trouver à redire à la pieuse évolution de Bouteldja. Mais lorsqu’aussitôt après elle nous vante les vertus d’un antisionisme qui « conteste et combat toute tentative de confondre une identité religieuse ou culturelle (…) avec une identité politique (…) », on s’interroge : est-ce en raison d’une aspiration religieuse et culturelle qu’elle a renoncé à ses fonctions de porte-parole du PIR ? Ou est-ce qu’il s’agit de donner un nouvel élan à son ambition politique, auquel cas le serpent se mord la queue ? 

Ce qui est certain, c’est que nous autres, dont les pères ou les fils sont Israéliens, serions très heureux que Bouteldja consacre plus de temps à l’étude de ce chef-d’œuvre absolu qu’est le Coran, et qu’elle s’interroge, en passant, sur les causes, depuis 1947, ou 1917, du désastre intellectuel, civilisationnel et moral que traverse l’islam. Ça nous ferait des vacances.

En attendant, revenons à Miss Provence. Passant par la cheminée, la diva de l’indigénisme français s’est donc proposée de glisser sous le sapin de Noël de ses concitoyens une savante distinction entre « antisémitisme » et « antisionisme », dont ils sauront faire bon usage. Elle explique qu’écrire « Tonton Hitler, t’as oublié d’exterminer Miss Provence », c’est antisémite (d’où nous déduisons au passage que la blague de Dieudonné au sujet de Patrick Cohen, l’oublié des « chambres à gaz », n’est peut-être pas tout à fait innocente), tandis qu’écrire « Miss Provence, elle est israélienne, qu’elle dégage », c’est anti-israélien. La rigueur conceptuelle dont sait faire preuve Miss Indigène nous met certes à genou. Mais n’est-ce pas laisser entendre, du même coup, qu’une xénophobie assumée inspire l’antisionisme des « réseaux sociaux » ? Plutôt que de s’en offusquer, Bouteldja propose de rétablir « la vérité » : si Miss Provence a eu à subir une avalanche d’insultes antisémites et anti-israéliennes, c’est sans doute bête, mais c’est logique. En effet, Miss Provence « ne peut pas ignorer comment Israël participe du désordre et de la déstabilisation du monde arabe depuis sa création ». Et l’ex-porte-parole du PIR a absolument raison. Même une Miss Provence ne peut pas l’ignorer, tant la propagande à ce sujet est abrutissante : sans l’Etat d’Israël, le monde arabe aurait été libre, égalitaire, éclairé et en paix. C’est pourquoi, en définitive, il est légitime d’insulter Miss Provence. Quant aux citoyens bien élevés, plutôt que de l’insulter, ils n’ont qu’à la boycotter. Chacun se conformera en la matière à ses us et coutumes. L’essentiel est de ne pas se disperser. 

Tandis que les insurgés de la place Tahrir avaient pour cri de ralliement « Moubarak, dégage ! », les forces indigènes françaises entonnent donc, ici, sur l’air de la Marseillaise : « Miss Provence, dégage ! ». On a les révolutions qu’on mérite.

*

Inlassablement, Bouteldja rameute donc ses troupes avec le même refrain, son principal article de foi, ou de vente : « l’antisionisme est notre étendard ». Autrement dit, la répartition néocoloniale de la manne pétrolière, l’emprise du wahabisme sur le Coran et la Mecque, l’affrontement entre Chi’ites et Sunnites, les guerres du Golfe, Daesh, la guerre civile en Algérie, en Irak, en Syrie, au Soudan, au Yémen, la destruction de Beyrouth à l’explosif, les pouvoirs corrompus et les dictatures militaires ou religieuses à peu près partout, la coupe du monde au Qatar, les ventes d’esclaves en Libye, etc., tout ça, c’est ou bien un décor sans enjeu, ou bien l’effet d’un complot sioniste contre le monde arabe.

Miss Indigène et ses compagnons de route ne sont certes pas antisémites. Mais l’antisémitisme a puisé dans un fond fantasmatique qui le précédait de longue date et dans lequel une « gauche » prétendument décoloniale, c’est-à-dire, en fait, antisioniste, se ressource donc, aujourd’hui, en toute innocence. Et décidément, pour ce qui me concerne, je préfère ma culpabilité à leur innocence.

Ivan Segré est philosophe et talmudiste
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