« 20 MINUTES » AVEC« C’est le vivre ensemble qui est atteint », estime Cynthia Fleury

Coronavirus : « Dans cette crise, c’est le vivre ensemble qui est atteint », estime la philosophe Cynthia Fleury

« 20 MINUTES » AVECLa philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury revient sur les défis que la crise sanitaire fait peser sur nos vies individuelles et collectives
La philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury.
La philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury. - Francesca mantovani / Editions Gallimard. / Gallimard
Claire Planchard

Propos recueillis par Claire Planchard

L'essentiel

  • Chaque semaine, 20 Minutes propose à une personnalité de commenter un phénomène de société dans son rendez-vous « 20 Minutes avec… ».
  • Ce vendredi, la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury, auteur de Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment * (Gallimard) revient sur les effets de la crise sanitaire et sociale actuelle sur notre santé individuelle et collective.
  • « Dans une société des individus, la question de la connaissance de soi n’est pas anodine, elle est indissociable du bien-être ou du mal-être de la société », explique aussi la philosophe.

Une pandémie qui menace notre santé mais aussi notre économie et notre société. Comment vivre sans voir ou embrasser ses proches, surmonter l’épreuve de la perte de son travail, garder confiance dans des autorités qui tâtonnent face à un virus méconnu, reprendre espoir avec la découverte de vaccins… A l’aube d’une nouvelle année qui sera encore marquée par le coronavirus, la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury, professeur titulaire de la chaire « Humanités et santé » au Conservatoire National des Arts et Métiers, titulaire de la chaire de « Philosophie à l’Hôpital » du GHU Paris Psychiatrie et Neurosciences, auteur de Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment *(Gallimard) revient sur les effets de cette crise sanitaire et sociale inédite sur notre santé individuelle et collective.

Cette pandémie nous place face à dilemme encore accru en cette fin d’année : se réunir avec ceux qu’on aime au risque de leur nuire ou y renoncer par principe de précaution. Comment percevez-vous ce questionnement ?

J’ai eu beaucoup de patients qui se posaient cette question. A chaque fois je les invitais à voir la spécificité de leur situation. Il n’y a pas de réponse toute faite. J’ai le sentiment que chacun invente un peu une solution en prenant en considération des principes mais aussi son désir. C’est un mélange de responsabilité collective et d’autodétermination pour respecter aussi les priorités de chacun, le sens de la vie. Autant on peut comprendre que le gouvernement nous incite à des gestes par catégorie, autant c’est aussi un Etat de droit et c’est important que les individus se saisissent des responsabilités qui sont les leurs.

Sur la question des aînés, il faut se rappeler que quand ils ont – et c’est le cas dans leur grande majorité – la capacité cognitive et émotionnelle de réfléchir parfaitement, à eux d’abord de poser ce qu’ils veulent avant même qu’on soit là à vouloir penser pour eux. C’est très variable : j’ai vu des aînés pour qui c’était hors de question de ne pas voir ou serrer leurs proches et j’ai vu aussi à l’inverse, d’autres qui préféraient être tranquilles et disaient « on se verra d’ici trois mois ». Chacun a un rapport plus ou moins différent à son corps, à la vie, à la menace, ou encore à l’angoisse. Et même quand on a un rapport à l’angoisse, on ne réagit pas de la même façon : certains vont considérer qu’il faut se sécuriser en se réunissant, d’autres au contraire vont plutôt se replier.

Au-delà des risques de contamination, beaucoup de soignants alertent sur le risque que fait peser cette pandémie sur la santé psychique des individus. En tant que psychanalyste, observez-vous ces effets ?

Ils sont là. C’est très différent de la première vague où il y avait une sorte d’inédit de l’événement qui pouvait être protecteur. Aujourd’hui, chacun comprend que l’événement sera récurrent, même si les formes varieront, d’où un sentiment anxiogène fort, et une insécurisation économique et sociale renforcée. Trois phénomènes principaux sont observables : un patient sur cinq, de ceux qui ont été atteints de formes symptomatiques de la Covid, développe des troubles (anxieux, du sommeil, phobiques, compulsionnels.) Il y a tous ceux qui étaient passés un peu sous le radar dans le premier confinement, à savoir les pathologies psychiatriques lourdes. C’est un phénomène assez documenté, même s’il est contre-intuitif : mais il est possible que ces pathologies soient dans un premier temps « protectrices », au sens où ce sont des individus assez marginalisés qui ressentent une forme d’amplification de ce qu’ils connaissent bien, et donc sont plutôt capables d’y résister, même s’il y avait eu également des cessations de traitements. Or aujourd’hui, ils sont bien là, déboussolés, en pleine décompensation.

Enfin, il y a tous ceux, sans antécédent psychiatrique, qui ne comprennent pas très bien ce qui leur arrive, avec tout à coup un phénomène de découragement très fort, de déprime, d’assèchement. Ils ne percevaient pas les cafés, les restaurants, la vie culturelle aussi importants. En fait, ils prennent conscience du fait que sont coupées, petit à petit, les ressources affectives, sociales, amicales et que ce qui leur manque, ce n’est pas les « loisirs », mais l’affectio societatis, le fait de pouvoir discuter avec ceux que l’on respecte, de partager avec eux. C’est le vivre ensemble qui est atteint, pas la fête au sens superflu du terme. Je vois aussi beaucoup plus d’adolescents et d’enfants – qui étaient passés sous le radar pendant le premier confinement – qui me disent que c’est dur, notamment avec ces nouveaux dispositifs d’apprentissage.

Comment aider ces patients ?

On essaie d’accompagner ces personnes en valorisant l’expérience et de rassurer ceux qui peuvent être rassurés en expliquant que malgré tout c’est un moment qui va se terminer. Mais pour tous ceux qui sont dans quelque chose de beaucoup plus fataliste et pessimiste, qui sont atteints dans leurs fonctions interprétatives du monde, comme si c’était les premiers signes d’un effondrement c’est plus compliqué. Sans parler du fait qu’il y a des vrais drames économiques. Et là, pour le coup, ce n’est pas simplement un sentiment : on a des professions libérales qui tout à coup ne savent pas comment ils vont sauver leur structure et se sauver eux-mêmes.

Comment expliquez-vous la méfiance de nombreux Français face aux nouveaux vaccins contre le coronavirus ?

Extérieurement cette méfiance se donne à voir au même endroit que celle des anti-vaxx mais elle est de nature différente. Ces individus attendent des pouvoirs publics plus d’explications, de transparence. Ils sont conscients des « phases » à respecter ou de tels ou tels effets secondaires, et demandent simplement de respecter la juste temporalité des choses.

Dans ce monde de grande incertitude et de grande complexité, les individus ne peuvent pas soudainement être plus enthousiastes que ne leur permet leur rationalité. Tous les jours, de nouvelles informations viennent créer des « frottements » dans le déploiement de l’espérance de chacun. Dernière en date, la nouvelle souche anglaise, qui ne remettra pas apparemment l’efficacité du vaccin, mais qui brouille un peu la réjouissance. Sans parler des « stop and go » permanents, sortes de faux départs constants, qui sont épuisants. La prudence face au vaccin est alors aussi une stratégie de défense psychique, pour éviter les déceptions ou au contraire les effets maniaques où l’on crierait victoire trop tôt. Face à ces conduites adaptatives et conditionnelles, il ne faut surtout pas lâcher sur la pédagogie, l’explication, le partage d’information et la véritable transparence.

Pourquoi cette crise est-elle si propice au développement de théories conspirationnistes, qui résistent justement aux discours rationnels ?

Les théories conspirationnistes sont des lectures « systémiques ». Or, là nous faisons l’expérience d’une faille systémique. C’est donc d’emblée un terrain de jeu absolument grandiose pour ce genre de théories. Nous sommes par ailleurs de plus en plus coutumiers des univers fictionnels mettant en scène des intrigues multiples, avec quantité de personnages, plusieurs échelles d’implication, bref le conspirationnisme est structurellement divertissant en reprenant nos codes culturels. Enfin, c’est le niveau zéro de l’intelligence au sens où la dynamique causale est totalement lisible, sous couvert de ne pas l’être, la thèse est « infaillible », sans contradiction possible, donc chacun peut avoir le sentiment d’être intelligent en l’étant finalement peu. N’oublions pas que la Covid a donné le sentiment d’un faible niveau de stabilisation scientifique des connaissances, donc chacun s’est senti autorisé de valoriser ses propres thèses. Et puis, la focalisation du monde entier sur ce sujet a libéré la pulsion conspirationniste.

Nos outils algorithmiques sont par ailleurs construits de telle sorte à favoriser une telle viralité, celle des informations binaires, assez radicalisées. Plus les informations effraient, plus elles sont relayées. En fait, l’individu a besoin de comprendre, coûte que coûte, même si le prix à payer est celui de la perte en rationalité. Parce qu’ils veulent se sécuriser, la recherche d’arguments, validant une thèse positive ou négative, est activée. Or il est plus facile de partager une connaissance caricaturale « archaïque » qu’une équation mathématique et d’explication des modèles épidémiologiques.

Les ratés dans la gestion de la crise sanitaire ont-ils aussi renforcé ce ressentiment qui est selon vous très lié à ces théories conspirationnistes ?

Dans toutes ces thèses, il y a un grand invariant qui ne dit pas son nom, à savoir le sentiment d’être lésé, victime, de subir une injustice, qui renvoie à une pulsion ressentimiste ancrée, inconsciente ou pas. Or c’est vrai que dans cette crise, les défaillances humaines sont hélas réelles. Et qu’elles soient reconnues ou pas, elles entachent la confiance. Certains sujets vont avoir le sentiment qu’on ne peut pas avoir confiance dans ce qui est dit et c’est toujours très compliqué de rétropédaler sur ce sentiment-là. Face à l’amplitude d’un mouvement ressentimiste et d’un mouvement conspirationniste, le sujet s’enfonce de plus en plus dans le délire. Résultat : tout contre-argument est jugé irrecevable. Mais il ne faut pas abandonner.

Dans ce contexte, comment analysez-vous le rôle des réseaux sociaux, où le déversement de haine est permanent ? Est-ce un symptôme ou un accélérateur du ressentiment ?

Je dirais les deux. C’est un système de harcèlement qui ne dit pas son nom, de grande violence psychique quand elle ne vient pas éventuellement alimenter de la violence physique. Et malgré tout, c’est la viralité qui lui donne une force sans précédent. Il faut absolument sortir du jeu de dupe qui consiste à dire que l’outil est forcément conçu ainsi, qu’il est « neutre ». Le mouvement « ethics by design » cherche précisément à obliger les concepteurs et tous les acteurs de la chaîne algorithmique à concevoir autrement les outils, en respectant les droits et les devoirs des citoyens.

Quand des responsables politiques utilisent actuellement ces mêmes réseaux pour relayer des fausses infos ou des menaces comme ils l’ont fait pendant cette crise, peut-on considérer que nos sociétés démocratiques sont en danger ?

Les plus grands leaders mondiaux ont banalisé la contre-exemplarité morale et politique, ce qui donne des phénomènes d’autorisation à tous les petits kapos qui sont en nous. Surtout, ils portent atteinte au pacte fictif, mais régulateur, entre la vérité, la science, et la démocratie, en créant de la confusion permanente, en alimentant la défiance envers les institutions. Or, à partir du moment où vous institutionnalisez la méfiance et désacralisez ce pacte, tout peut vaciller, car c’est le socle de notre vivre ensemble.

Selon vous, une des causes de cette violence et de ce ressentiment est que « l’homme a renoncé à se connaître lui-même ». Pourquoi ?

L’expression se trouve chez Reich, et dans une moindre mesure chez Castoriadis, qui font bien cet aller-retour entre l’individuel et le collectif. Dans une société des individus, la question de la connaissance de soi n’est pas anodine, elle est indissociable du bien-être ou du mal-être de la société. Ne pas comprendre le sens de nos émotions, de nos découragements, la vérité de nos désirs, ou encore avoir le sentiment d’être réifié, remplaçable, tout cela a une incidence, à terme, sur la manière dont nous faisons de la politique. L’homme est cet être qui a besoin d’investir de manière libidinale le monde, c’est-à-dire avec son désir, pour ne pas activer en lui les pulsions ressentimistes et mortifères qui sont généralement des pulsions de destruction, soit contre lui-même, soit contre les autres. Donc pour activer des forces de sublimation il faut aussi avoir un peu accès à soi. Aujourd’hui, les sciences comportementales sont utilisées dans l’économie de l’attention, à vocation marchande et instrumentalisante, pour monitorer les comportements humains, anticiper leurs désirs, en créer des faux, alors même qu’elles devraient être investies par quantité d’autres disciplines des sciences humaines et sociales.

Faut-il donc tous suivre une cure analytique ?

Nullement. La psychanalyse n’a heureusement pas le monopole de l’analyse, même si la présence d’un tiers est un point important. Il n’empêche, l’important est de comprendre que la connaissance de soi, la prise en considération de cette question-là, vaut non seulement pour l’individu mais aussi pour la société. Dans une société des individus et dans un Etat social de droit, la qualité du principe d’individuation est déterminante, ne serait-ce que pour maintenir le consentement à la démocratie.

*Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment, de Cynthia Fleury (Gallimard, octobre 2020, 21 euros)

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