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Quand les profs s'autocensurent sur la laïcité : "Être enseignant, c'est être seul"
Martin BUREAU / AFP

Quand les profs s'autocensurent sur la laïcité : "Être enseignant, c'est être seul"

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Dans le premier comme le second degré, selon une étude de la Fondation Jean-Jaurès publiée le 6 janvier, les enseignants cèdent de plus en plus à l'autocensure avant d'aborder les questions de la religion et de la laïcité. Des professeurs témoignent de leurs difficultés face aux sujets sensibles.

La "peur" est quotidienne. Ou plutôt, "la crainte", corrige d'emblée Manon*, professeur d'histoire et géographie dans un lycée d'Epinay-sur-Seine (Seine-Saint-Denis). Caractérisée par cette boule au ventre récurrente et, une poignée de renoncements. Aujourd'hui, à 34 ans, elle est dans sa septième année de métier. "Quand je suis arrivé pour la première fois dans une salle de classe, j'étais comme déchaînée : pleine d'idées, certaine que j'oserai mettre les pieds dans le plat", rapporte-t-elle, avouant à demi-mot que cet enthousiasme a depuis été complètement gommé. Aujourd'hui, c'est un autre mot qui définit son quotidien : "Prudence".

Prudence pour parler de religion, pour aborder le sujet "brûlant" et "clivant" de la laïcité, pour se frotter à certaines questions d'actualité, pour définir la fameuse liberté d'expression… "C'est épuisant, lâche-t-elle. On marche sans arrêt sur des œufs. Avec les élèves, quand une discussion est lancée, ou bien quand ce n'est pas le cas en anticipant leurs réactions comme celles de leurs parents qui sont souvent encore plus intransigeants." Manon comme Emmanuelle, 41 ans, professeur de la même matière dans le département voisin du Val-d’Oise, ont finalement fait le choix de l'autocensure. Se taire pour éviter les problèmes. "Je préfère dire que je contourne les difficultés", reprend la deuxième.

"Deux élèves m'ont demandé de retirer mes propos"

Emmanuelle a, en stock, bon nombre d'anecdotes. Ces discussions qui ont dégénéré sur la question du foulard à l'école, sur l'absence de repas Halal à la cantine, sur l'égalité hommes-femmes et même sur certains génocides. "Ils sont relativement peu informés, les arguments sont souvent faibles, mais la virulence des mots est une constante, souligne-t-elle. Dernièrement, nous avons eu une discussion sur le génocide arménien. Deux élèves d'origine turque m'ont demandé de retirer mes propos, soutenus par une bonne partie des élèves au motif que j'avais offensé leur culture. J'ai simplement dit que ce génocide était une réalité historique, rien de plus".

Clara, pour sa part enseignante d'une classe de CP et CE1, connaît cette même pression qui l'a amené à faire l'impasse sur certains sujets. La religion ? Pas vraiment. "L'amour !", lance-t-elle, hilare. "Au cours d'une séance autour de l'ouvrage 'L'amoureux', de Rébecca Dautremer, nous avons abordé la question de l'homosexualité. Deux jours plus tard, au portail, trois parents sont venus me demander pourquoi cette volonté de les faire grandir trop vite en les choquant. On me reprochait surtout de ne pas respecter leurs croyances. Depuis, je choisis mes séquences pour ne pas avoir à affronter ce type de rencontres le soir".

"Tous les profs n'ont pas vocation à être des martyrs"

Des situations, et des réactions, qui sont de moins en moins rares à en croire l'étude menée par l'Ifop pour la Fondation Jean Jaurès et Charlie Hebdo rendue publique le 6 janvier. D'après ses conclusions, 49% des enseignants du secondaire affirment s'être déjà "auto censurés" sur les questions de religion. Une augmentation de treize points depuis 2018. Un phénomène d'autocensure d'autant plus marqué, d'une part, chez les enseignants de moins de 30 ans (68%) et, d'autre part, dans les banlieues populaires (70%).

Rien d'étonnant pour plusieurs raisons, selon Bruno Modica, enseignant d’histoire et géographie au lycée Henri-IV de Béziers (Hérault), porte-parole des "Clionautes", association d'enseignants de cette matière. "Il y a une forme de contestation très présente dans les classes qui, dans un premier temps, était politique. Sur la colonisation, le conflit israélo-palestinien… Cette contestation, aujourd'hui, est devenue politico-religieuse et donc d'autant plus sensible, avance-t-il. La majorité des enseignants ne sont pas tous des guerriers qui ont vocation à être des héros, des martyrs. Ça ne m'étonne donc pas que beaucoup d'entre nous préfèrent fuir ces sujets plutôt que de les affronter".

Quels responsables désigner ? "D'abord, il faut pointer du doigt l'attitude globale de la hiérarchie, prévient celui qui enseigne depuis 1981. Quand vous êtes professeur, si vous faites des vagues, vous avez la certitude, par-delà les changements de ministre, que vous le paierez un jour ou l'autre. D'autant que certaines organisations ont une attitude ambiguë lorsque surviennent certains incidents. Bref, être enseignant, c'est être seul. Plus encore lorsque vous refusez la culture de l'excuse omniprésente dans l'Éducation nationale". Samuel Paty, enseignant assassiné pour avoir osé tenir un cours sur la liberté d'expression avec les caricatures de Mahomet comme support, en est un triste symbole. Selon l'étude de l'Ifop, 25% des enseignants interrogés pensent que Samuel Paty a eu tort de se lancer dans une telle démarche.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne