Publicité

En Calabre, un maxi-procès contre la mafia ’Ndrangheta

La justice italienne s’apprête à décortiquer les liens entre le crime organisé calabrais, la politique et les institutions: l’atout majeur de la plus redoutable des mafias italiennes

Vu depuis une cellule d'accusé, l'intérieur d'un nouveau bunker conçu pour abriter ce maxi-procès à Lamezia Terme, en Calabre. — © Gianluca CHININEA / AFP
Vu depuis une cellule d'accusé, l'intérieur d'un nouveau bunker conçu pour abriter ce maxi-procès à Lamezia Terme, en Calabre. — © Gianluca CHININEA / AFP

L’Italie assène à la mafia le coup le plus violent de ces trente dernières années. Dès ce mercredi, la ’Ndrangheta, la plus puissante des organisations criminelles italiennes, se trouve sur le banc des accusés. Les juges verront défiler 355 accusés, entendront plus de 900 témoins, les récits de 58 repentis et les arguments d’un millier d’avocats, lors d’un procès déjà historique. La justice transalpine veut démontrer combien sont étroits les liens entre le monde criminel et les institutions locales et nationales. La Péninsule n’avait pas vu une telle démonstration de force contre la mafia depuis le «maxi-procès» de Palerme contre Cosa Nostra à la fin des années 1980.

Lors des audiences à Lamezia Terme, dans le centre de la Calabre, les criminels côtoieront derrière les barreaux de nombreux politiques, dont d’anciens maires, d’anciens conseillers régionaux et même un ancien parlementaire, des entrepreneurs, des membres des forces de l’ordre. Ils devront répondre à une multitude de chefs d’accusation, dont association mafieuse, concours externe en association mafieuse, extorsion, détention d’armes, usure, narcotrafic et tentative d’homicide.

«Pierre angulaire»

«Cette enquête est une pierre angulaire dans la connaissance de la ’Ndrangheta et de cette nouvelle frontière du crime calabrais qui se sert des cols blancs pour gérer le pouvoir», a résumé Nicola Gratteri en fin d’année dernière lors d’une audience préliminaire à Rome. Le magistrat le plus fameux d’Italie a instruit l’enquête ayant mené notamment à l’arrestation de 334 personnes à travers toute la Péninsule et à l’étranger lors d’un imposant coup de filet fin décembre 2019. L’une d’elles disposait d’une activité au Tessin, d’où elle aurait apporté un soutien logistique à un clan. Des flux financiers vers la Suisse pour recycler des millions d’euros avaient par ailleurs été découverts.

L’opération a été jugée par le procureur de Catanzaro comme la «plus grande après celle qui mena au maxi-procès de Palerme contre Cosa Nostra» trois décennies plus tôt. L’enquête s’est achevée six mois plus tard après avoir mis sous enquête un total de 479 personnes, toutes liées directement ou indirectement au clan Mancuso, la famille mafieuse la plus puissante de la région de Vibo Valentia, dans le sud de la Calabre.

Lire aussi:  «Si on ne la voit pas, la ’Ndrangheta est pourtant bien présente en Suisse»

«Système criminel intégré»

Le chef de cette «cosca», ou clan familial, Luigi Mancuso, fait partie des accusés jugés depuis ce mercredi. Déjà condamné, il avait été libéré en 2012 après une réclusion de 19 ans. Son clan est impliqué dans le trafic de drogue international et jouit d’un réseau s’étendant du Canada à l’Australie en passant par l’Amérique latine. Le nom de sa famille apparaît déjà dans des procédures judiciaires au début du siècle dernier.

Cent ans plus tard, le sexagénaire a «une idée différente de la ’Ndrangheta, un système criminel intégré pouvant collaborer avec les institutions et décidé à s’asseoir à la table de ceux qui comptent», raconte Antonio Nicaso, professeur d’université et spécialiste du crime organisé. Dans son esprit, il y a cette idée de centre de pouvoir, de lobby, ayant à ses côtés politiciens, forces de l’ordre, entrepreneurs. Les collaborateurs de justice le nomment le «crime», l’autorité suprême de la région de Vibo Valentia.

«Pas d'idéologie politique»

La personnalité la plus connue à avoir été prise dans le réseau du mafieux est l’ancien député et ancien sénateur Giancarlo Pittelli, lui aussi jugé dès mercredi. Selon les enquêteurs cités par le quotidien Il Fatto Quotidiano, l’homme faisant office de «charnière entre les deux mondes» aurait permis à Luigi Mancuso de se mettre en relation «avec les circuits bancaires, avec des entreprises étrangères, avec des universités et avec les institutions». L’avocat faisait partie de Forza Italia, le parti de Silvio Berlusconi. Cela dit, la ’Ndrangheta «n’a pas d’idéologie politique, détaille Antonio Nicaso, elle soutient des politiques de gauche comme de droite pour rester au pouvoir. Elle n’a aucune envie de passer à l’opposition.»

Le procès doit démontrer combien cette mafia est implantée dans le tissu social et politique de la Calabre. Après avoir étudié pendant quarante ans ces phénomènes criminels, le professeur reste encore «marqué» par l’ampleur de cet enracinement. «Mais ce n’est pas une surprise, poursuit le spécialiste. Une organisation devient mafieuse quand la violence qu’elle exerce est légitimée par le pouvoir, utilisée comme contrôle social ou pour influencer des élections. Il ne s’agit pas seulement d’un phénomène criminel composé d’hommes violents, mais d’un système de pouvoir cherchant une légitimité. Ce qui implique de tisser des relations sur le territoire sans lesquelles l’organisation mourrait d’asphyxie.» Dans le cas des Mancuso, ces liens sont si étroits qu’un lieutenant-colonel les informait sur la progression de l’enquête.

Possible «renaissance»

Mais la justice compte bien briser ces rapports. Et, aidée par des collaborateurs de justice importants, elle montre une certaine assurance. Outre ceux de dizaines de repentis, les juges entendront les témoignages de plusieurs fils et de la compagne de quelques boss mafieux. Leur poids fait entrevoir à la Calabre la possibilité d’une «renaissance», nom donné à l’enquête puis au procès, et fait enfin trembler la mafia italienne la plus redoutée au monde.