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"Un jour, un enfant prendra une balle perdue" : à Nîmes, neuf écoles cernées par le trafic de drogue
A Nîmes, malgré les contrôles de police, neuf écoles vivent l'enfer du trafic de drogue.
Hans Lucas via AFP

"Un jour, un enfant prendra une balle perdue" : à Nîmes, neuf écoles cernées par le trafic de drogue

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À Nîmes, neuf directeurs d'école dénoncent une insécurité croissante et adressent une lettre ouverte au Président de la République. Trafic de drogue, menaces, guetteurs, intrusions dans les établissements… Enquête.

« Monsieur Le Président de La République, depuis de nombreuses années les quartiers des écoles que nous dirigeons sont soumis à de fréquents incidents mettant en danger nos élèves et leurs familles. » C'est par ces mots inquiets que les neuf écoles du quartier du Chemin bas d'Avignon, à Nîmes, démarrent leur missive le 4 janvier 2021. Depuis près d'un an, riverains et enseignants constatent une escalade de la violence liée au trafic de drogue sur le secteur, empiétant désormais les sacro-saintes cours d'école.

Et l'état des lieux qu'ils dressent est consternant : « règlements de compte à coups d’armes à feu en plein jour », « intrusions », « occupation des bâtiments », « menaces », « incendies contre les murs »... Au fil de l'année 2020, l'école élémentaire Georges-Bruguier a subi quatre intrusions au grand jour. À chaque fois, les trafiquants utilisent l'établissement comme un bouclier lors des courses-poursuites avec la police, cette dernière ne pouvant pénétrer les lieux sans y être invitée.

Des familles veulent quitter l'école

Le vendredi 11 décembre, après un nouvel incident du genre, les enseignants de l'école ont décidé d'exercer leur droit de retrait pendant deux jours. Mais en réalité la grande majorité d'entre eux n'ont repris le chemin des classes que le 4 janvier. « La semaine précédant les vacances scolaires, je n'avais que trois enseignants sur 18, les autres étaient en "accident de service", précise Christophe Boissier, le directeur. Cela signifie qu'ils se sentaient incapables, psychologiquement, d'assurer la classe. Et en parallèle, je n'avais que 40 élèves sur 262. D'ailleurs trois parents m'ont demandé des courriers de radiation ; ils veulent quitter l'école. Mais je me suis bien gardé de les signer immédiatement, j'espère que c'était simplement sur le coup de la colère », confie-t-il.

Il faut avouer que les familles ont déjà fait preuve de beaucoup de patience. Le lundi 15 juin 2020, après qu'un jeune homme de 21 ans ait trouvé la mort dans une rue jouxtant Georges-Bruguier, l'établissement avait été délocalisé d'urgence vers un centre de loisirs pour que les enfants puissent terminer l'année scolaire en toute quiétude. Une situation jusqu'ici inédite.

Mais aujourd’hui la Ville refuse de réitérer malgré les sollicitations des parents, considérant que cela reviendrait à « céder la place aux trafiquants ». « Ce serait un mauvais signe envoyé à tous les autres quartiers... On a 83 écoles à Nîmes, alors imaginez s'il se passe quelque chose ailleurs ? », questionne l'élue à l'éducation Véronique Gardeur-Bancel. Un avis partagé par Philippe Maheu, le directeur académique des services de l'éducation nationale du Gard. « Il ne faut surtout pas que l'école de la République recule », ajoute l'homme, qui a déployé une équipe mobile de sécurité dans l'établissement pour quelques jours.

Une arme cachée sous le tee-shirt

Si Georges-Bruguier reste l'école la plus impactée du secteur, ses voisines ressentent elles aussi une pression croissante. Comme l'école élémentaire Jean-Moulin, qui a connu trois intrusions cette année. « Ce qui me marque, c'est que tout cela est devenu banal pour les enfants. Certains auraient vu circuler des armes, ils savent où sont les lieux de deal, connaissent le nom des drogues et utilisent un vocabulaire qui n'est pas de leur âge », s'inquiète Johan Berthelot, le directeur.

Dans son école, un élève s'est déjà confié sur la façon dont les trafiquants utilisent les bambins pour déjouer les contrôles des forces de l'ordre. « Nous avons eu des témoignages d'élèves, à qui certains jeunes ont demandé de cacher des choses et des armes sous le tee-shirt en attendant que la police passe », poursuit l'enseignant. Avec le confinement la rue semble avoir été « livrée aux délinquants », et les écoles, érigées en planques d'un nouveau genre.

Une balle perdue dans une salle de réunion

D'une cour à l'autre, les anecdotes sont accablantes. Ici l'on enjambe le grillage pour récupérer sa came « dans un compteur d'eau » à la barbe d'un groupe d'enseignants médusés ; là-bas l'on se faufile « discrètement dans le groupe des parents à l'heure de la sortie, comme pour chercher son enfant », alors qu'on fuit un contrôle... Dans l'une des neuf écoles du quartier, une enseignante au bout du rouleau déplore une mission « de plus en plus compliquée ». « J'ai plein de collègues qui craquent. Je ne veux pas partir, mais il va falloir que je m'arrête pour protéger ma santé mentale. Il faut que l'on puisse parler de ces choses sans avoir la voix qui tremble. Ce métier ne devrait être que du bonheur. », souffle-t-elle.

De l'autre côté de l'école Georges-Bruguier, le collège Romain Rolland, qui a vu une balle perdue venir se nicher dans une salle de réunion en février 2020, est en proie aux mêmes problématiques. Ici, les jeunes ont l'âge des guetteurs qui crient « Ara » à longueur de journée pour prévenir les trafiquants d'une présence suspecte. Et s'ils sont minoritaires, d'anciens élèves auraient déjà rejoint les réseaux.

Une série d'événements que confirme Émilie Portal, enseignante et représentant du personnel au sein du collège. « Nos jeunes connaissent les "choufs" (les guetteurs N.D.L.R.), cette petite mafia qui, parfois, leur demande d'aller leur acheter une canette. Et ils nous disent : "Mais vous savez, ils nous laissent la monnaie, ils sont gentils…" », poursuit-elle, dépitée. Pire, nombre de collégiens y verraient un chemin d'avenir et s'en targuent. « Ils savent très bien qu'un "chouf" gagne 100 euros la journée, et que le chiffre d'affaires du trafic s'élève à 30000 euros par jour au Chemin bas... Alors certains ne voient pas l'intérêt de poursuivre des études et ils nous le disent... »

« Vous êtes qui, vous allez où ? »

Ce qui est nouveau également, ce sont ces étranges interrogatoires en pleine rue. Alors qu'ils s'apprêtaient à participer à une réunion tardive dans l'un des établissements du quartier, deux enseignants en ont fait les frais cet hiver. « Je marchais avec un collègue et nous avons été interpellés par des jeunes qui nous ont demandé notre identité. Ils nous ont dit : "Oh vous deux là-bas ! Vous êtes qui, vous allez où ?" Cela ne nous était jamais arrivé jusqu'ici. »

Présidente du Comité des parents élèves de l'école élémentaire Pont de justice, Corinne a vécu la même histoire. « Le jour où nous avons créé le collectif des parents du chemin bas et Clos d'Orville, juste avant les vacances scolaires, un jeune est venu nous voir. Il nous a dit : "Qu'est-ce que vous faites ici ? Vous n'êtes pas de cette école..." Il se demandait pourquoi il y avait toutes ces femmes à l'intérieur. Il a senti que quelque chose se préparait », explique la mère.

Mobilisation des parents

Leur ras-le-bol n'est plus un secret pour personne, une quarantaine de parents ayant déjà participé à un rassemblement devant l'école Georges-Bruguier le 11 décembre après la dernière intrusion. Désormais, quel que soit l'établissement, certains parents prennent leur voiture pour faire les 50 mètres qui séparent l'école du domicile. « Il y a plein de passages où l'on ne passe plus. Si on a envie d'aller au marché, on bifurque à droite et à gauche pour éviter les zones des dealeurs. Et on vit dans l'angoisse d'entendre les alarmes anti-intrusion des écoles, parce que c'est déjà arrivé et c'est hyperangoissant de voir un quartier bouclé par les policiers... Voilà le climat dans lequel on est », résume Karine Pust, Présidente du conseil FCPE pour l'école Jean-Moulin, regrettant que ce quartier autrefois tranquille ait pris des allures de « zone de non-droit ».

Ce mercredi 13 janvier, les parents de ces écoles et du collège, soutenus par de nombreux enseignants, organisent un rassemblement devant la préfecture pour exprimer leur colère. « On se dit qu'un jour, un enfant se prendra une balle perdue, à midi ou le soir en sortant. S'ils ne font rien on s'y attend. Voilà pourquoi on se mobilise », lâche une mère qui préfère rester anonyme.

Guerre de territoires

Cet hiver, c'est aussi l'événement du dimanche 13 décembre qui a provoqué l'ire des familles. Le coup de trop. Peu avant midi ce jour-là, des hommes encagoulés et armés ont déboulé dans le secteur des commerces du Portal, situé juste en face de l'école Georges-Bruguier. « Ça tirait de partout, je me suis réfugiée dans le frigo... Il y avait un client dans la boutique, il était en pleurs. J'ai cru que c'était fini », souffle une commerçante. Centre névralgique du trafic de drogue, le secteur est en proie à une guerre de territoires qui, désormais, éclate en plein jour.

Sur cette place, tandis que des hommes sirotent leur café « emporté » au soleil, une dame évoque les journalistes passés faire un reportage la veille, caméra au poing. « Ils n'ont trouvé personne ! Personne ne veut parler ici ». Et son ami de poursuivre sans ambages : « Si on parle, on est mort. » Habitant du quartier depuis près de 50 ans, un homme l'annonce tout de go : « Chez moi j'ai des armes pour tirer le gros gibier... Si un jour ça pète j'ai de quoi me défendre, et j'ai plus rien à perdre. »

Des paroles radicales de la part de ces derniers « résistants » qui vivent à la lisière de l'antre des dealeurs. En effet, un jeu de fléchage tagué sur les murs annonce un « Drive » situé à l'arrière des commerces du Portal, dans une voie quasi-privatisée par le trafic et dont les dealeurs eux-mêmes ont défini le sens de circulation. À l'autre bout de la zone, la politesse est de rigueur : « Sortie Drive, à Bientôt les amis », peut-on lire en énorme sur une façade, juste au-dessus du profil Snapchat du fournisseur.

Le repaire des dealeurs bientôt détruit

Une atmosphère délétère que le préfet du Gard Didier Lauga ne nie pas. Mais s'il « comprend » la colère de la communauté éducative et des riverains, il n'envisage à court terme aucune solution nouvelle. « En 2020 sur ce seul quartier, plus de 300 opérations de contrôle ont été menées par la police. On a eu la présence d'unités de forces mobiles pendant 49 jours au total », détaille l'homme. Dans les jours à venir, une nouvelle équipe mobile devrait arpenter le quartier pour répondre aux angoisses des habitants, mais pour des jours meilleurs il faudra patienter.

Repaire principal des dealeurs, dans quelques mois la « verrue des garages du Portal » devrait être détruite dans le cadre des chantiers de l'ANRU 2. D'ici-là pourtant, la communauté éducative est convaincue qu'Emmanuel Macron ne restera pas de glace. « On sait qu'il y aura une réponse, assure Julien Joly, directeur de l'école Léo-Rousson. Je me fais peut-être des illusions, mais je n'imagine pas qu'il ne puisse y en avoir. »

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne