Elsa Godart : “La culpabilité est une soumission volontaire”
« La grande question qui va me préoccuper cette année, c’est la question de la culpabilité – et, plus précisément, des mécanismes de culpabilisation à l’oeuvre dans notre société, ainsi que leurs conséquences. La culpabilité – et la culpabilisation – à laquelle je m’intéresse s’inscrit dans une interrogation philosophique, et non psychanalytique ou théologique. Il ne s’agit pas de refaire l’histoire, déjà très documentée, du sentiment de culpabilité, de son enracinement dans le christianisme ou même de sa présence dans différentes cultures telles que l’ont montré Ruth Benedict (Le Chrysanthème et le sabre,1946) ou Eric Robertson Dodds (Les Grecs et l’irrationnel, 1951) en distinguant une culture de la honte (“shame culture”) d’une culture de la culpabilité (“guilt culture”) ; pas plus qu’il est question d’une analyse du péché originel ou encore de la “souillure”, ou de la distinction entre la culpabilité tragique et la culpabilité biblique relevée notamment par Paul Ricœur (Philosophie de la volonté, tome 2. Finitude et culpabilité, 1960) !
La culpabilité qui m’intéresse se rapproche davantage de la question de la “mauvaise conscience” (Vladimir Jankélévitch, 1936) et ses manifestations variées dans la société d’aujourd’hui. Je traque les situations spécifiques de culpabilisation face auxquelles nous avons grand mal à résister, que ce soit dans la vie domestique, professionnelle, amoureuse ou publique. Bien entendu, il est question d’analyser ces processus de culpabilisation. Voyez, par exemple, la stratégie managériale des “injonctions paradoxales”, qui consiste à placer l’employé au carrefour de deux obligations contradictoires, incompatibles, irréalistes. Dans tous les cas, il échouera. La culpabilité face à l’échec est alors inévitable. Or, que se passe-t-il lorsqu’on culpabilise ? Nous sommes tout entier tourné vers nous-même, empêtré, englué dans des flux de remords et de honte. Nous sommes rendu responsable car coupable, ce qui génère des inhibitions, une incapacité de révolte, une responsabilité qui pèse comme un tombeau – et l’on finit par se soumettre volontairement, persuadé que nous sommes d’être effectivement coupable.
Ce sont ces mécanismes, ces stratégies, ces processus de culpabilisation qui m’intéressent en tant qu’ils révèlent une logique particulière de domination. La culpabilisation permet une sorte de contrôle sur la personne qui se sent coupable parce que cela entraîne une forme de “désubjectivisation”. On le voit dans le cas terrible des femmes battues qui ne quittent pas leur tortionnaire. La culpabilité m’empêche de me battre pour moi-même, car ma mauvaise conscience me convainc que je ne suis rien de valable, que je ne vaux rien. On retrouve cela aussi dans différentes manifestations en vogue actuellement telles que, par exemple, le ghosting, le “syndrome de l’imposteur” ou encore dans la cancel culture.
Mais ce qu’il y a peut-être de pire dans ce phénomène, c’est bien que cette soumission soit volontaire, puisque l’on est convaincu d’être coupable. Prenons l’exemple des premiers moments de la crise du Covid, lorsqu’on nous a ordonné de porter des masques et de rester chez nous. Bien sûr que nous avions le “choix” de ne pas le faire, mais le risque eut été de se faire contaminer ou pire, peut-être, de contaminer autrui. Aurions-nous pris ce risque qui était in fine un risque de vie ou de mort ? Au fond, notre choix était biaisé, et c’est volontairement que l’on s’est soumis. Si bien que ce principe de culpabilisation se fait sous couvert d’une illusoire liberté. Et c’est certainement en cela qu’il est le plus inquiétant, le plus menaçant. »
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Kant et la raison
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