Grâce aux "gardiens de cassettes", la voix du philosophe Gilles Deleuze résonne encore

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Grâce aux "gardiens de cassettes", la voix du philosophe Gilles Deleuze résonne encore

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Gilles Deleuze en cours en 1986, capture d'écran d'une vidéo tournée à l'université Paris 8
Gilles Deleuze en cours en 1986, capture d'écran d'une vidéo tournée à l'université Paris 8

Mardi matin à l'université de Vincennes – Saint-Denis, la petite salle où donne cours Gilles Deleuze est bondée. Autour du philosophe, les auditeurs fidèles et devant lui, une forêt de magnétophones. Grâce aux "gardiens de cassettes", on peut encore écouter le professeur, 25 ans après sa mort.

Il y a des intellectuels que l'on ne pensait pas entendre autrement que par leurs écrits et dont la voix pourtant, au hasard d'un enregistrement, nous parvient ; c'est le cas de l'unique captation sonore du philosophe Henri Bergson. D'autres, au contraire, sont si familières qu'elles se superposent à la lecture des mots de leur auteur. Parmi ces voix identifiées et identifiables entre toutes, il y a celle d'un autre philosophe français : Gilles Deleuze. Rocailleuse, tantôt soufflante, tantôt métallique, on l'a notamment entendue dans L'Abécédaire, un long entretien-vidéo mené par son ancienne étudiante Claire Parnet, mais aussi dans des productions plus confidentielles comme le morceau "Le Voyageur", enregistré en 1972 par le groupe Schizo fondé par Richard Pinhas qui, lui aussi, avait eu le philosophe comme professeur.

Y avait-il quelque chose dans le parlé de Deleuze qui poussait irrésistiblement ses étudiants à vouloir en garder une trace sonore ? De ses premières années d'enseignement dans le secondaire, où il s'efforce de "faire un cours comme Dylan organise une chanson" (Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, 1977) aux salles bondées et enfumées de l'université de Vincennes, Deleuze capte l'attention de son auditoire. "Qu'est-ce que c'est ?", "Qu'est-ce que ça veut dire ?" : des questions brèves et directes rythment les séances, créant un dialogue entre les grands philosophes, les auditeurs et le professeur - car pour lui, c'est bien "dans l’écroulement général de la question ‘qu’est-ce que ça veut dire ?’ que le désir fait son entrée." (L’Anti-Œdipe, 1973).

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Ces cours chahutés lors desquels il perd parfois le fil, Deleuze n'a pas voulu les publier. Pour ce bergsonien, les amputer sur papier de leurs questions, interventions et autres digressions, aurait sûrement brisé l'évolution créatrice et les intuitions du pédagogue. Mais l'auditoire devant lequel il s'exprime est composé d'oreilles… et de dictaphones. Grâce à d'anciens étudiants, des universitaires et des bénévoles, de nombreux cours donnés par Deleuze dans les années 1970-1980 nous sont aujourd'hui accessibles. Enregistrements sonores et vidéos, transcriptions écrites et traductions… depuis plusieurs années, un riche corpus deleuzien, fidèle à la pensée en mouvement du philosophe, se déploie en accès libre sur internet.

L'atmosphère des mardis matin à Vincennes – Saint-Denis

"Vous êtes gentils. Cela me fait plaisir de voir qu'il y a autant de monde, mais il faudrait quand même me faire une petite place pour que je puisse poser mes bouquins." Lorsqu'il se rend dans sa salle de cours à l'université de Vincennes puis à Saint-Denis à partir de 1979, Gilles Deleuze, livres sous le bras, fend une foule d'auditeurs parfois présents depuis plus d'une heure, se souvient le philosophe Philippe Mengue (cité par François Dosse dans Gilles Deleuze et Félix Guattari, La Découverte, 2009). Dos au tableau, sans estrade, le professeur déploie ses idées devant un public disparate : des doctorants, des musiciens, des non-bacheliers, des retraités, des étrangers, des mathématiciens et de jeunes philosophes comme François Zourabichvili ou David Lapoujade qui lui consacreront une partie de leurs travaux universitaires.

  • "Rien ne s'oppose en principe à ce qu'un cours soit un peu comme un concert rock. Il faut que Vincennes (et ça a continué quand nous avons été violemment transférés à Saint-Denis) réunissait des conditions exceptionnelles. En philosophie, nous refusions le principe de "progressivité des connaissances" : un même cours s'adressait à des étudiants de première et de énième année, des étudiants et des non-étudiants, des philosophes et des non-philosophes, des jeunes et des vieux, et beaucoup de nationalités. Il y avait toujours de jeunes peintres ou musiciens, cinéastes, architectes qui montraient une grande exigence de pensée. C'était de longues séances, personne n'écoutait tout, mais chacun prenait ce dont il avait besoin ou envie, ce dont il avait quelque chose à faire, même loin de sa discipline. Il y a eu une période d'interventions directes, souvent schizophréniques, puis est venu l'âge des cassettes, avec des gardiens de cassettes, mais même là des interventions se faisaient d'une semaine à l'autre, sous forme de petites notes parfois anonymes." Gilles Deleuze, "Pourparlers" (Minuit, 1990)

Parmi ces auditeurs se trouve un jeune étudiant japonais qui, pendant plus de dix ans et "au prix d'un lever très matinal" note François Dosse, occupera la même place, à côté du maître. Venu de Tokyo pour parfaire son français, Hidenobu Suzuki découvre le duo Guattari-Deleuze à travers leur essai consacré à Kafka, un auteur qu'il adore. Lorsqu'il rejoint Vincennes pour assister aux cours de Deleuze, l'étudiant assidu est surpris par l'ambiance chahutée des séances, souvent interrompues par des militants appelant à la grève ou à soutenir leurs camarades en difficulté : "Presque chaque fois Gilles faisait circuler son chapeau dans la salle, tout en sortant des billets de sa poche et le chapeau circulait. Je trouvais cela très généreux et découvrais quelqu'un qui n'était pas du tout dans sa tour d'ivoire", raconte-t-il dans Gilles Deleuze et Félix Guattari (La Découverte, 2009).

Les Chemins de la philosophie
58 min

Comme d'autres étudiants ont l'habitude de le faire, Hidenobu Suzuki pose un magnétophone pour profiter au mieux des cours. Sauf que l'étudiant japonais est mieux équipé que les autres : son Sony dernier cri va devenir la boîte noire des cours de Deleuze. Non seulement sert-il aux absents qui souhaitent rattraper les séances manquées, mais il constitue la base du travail d'archivage des séminaires du philosophe entre 1979 et 1987, aujourd'hui disponible sur le site Gallica de la Bibliothèque Nationale de France. Soit 273 cassettes, 413 heures d'enregistrement, 180 cours sur Spinoza, Foucault ou Leibniz, la peinture, le cinéma ou le pli.

Il existe également des captations de cours de Deleuze avant 1979, comprenant notamment des extraits du cycle "Capitalisme et schizophrénie", travaux solidaires de l'écriture de L'Anti-Œdipe (1972) et Mille Plateaux (1980). Leurs transcriptions sont aujourd'hui disponibles sur WebDeleuze, à l'initiative du musicien Richard Pinhas. Ancien étudiant du philosophe de 1970 à 1987, il disposait déjà d'une centaine de cassettes. "Nous espérons innover et remercions par avance tous ceux qui par leurs remarques et apports feront de ce site ce qu'il devrait Devenir : une constellation en perpétuel mouvement, un monde vibratoire autour de la pensée de Gilles, peut-on lire sur le site qui s'enrichit continuellement. Il y aura probablement une vingtaine de nouvelles transcriptions cette année ainsi que des "évènements" auxquels nous n'osons même pas penser aujourd'hui, évènements qui - nous l'espérons - auront pour tâche de nous (re)-plonger dans l'atmosphère des mardis matin qui ont illuminés notre jeunesse des années 1970 à la fin du dernier cours en 1987." Dans l'Atelier du son en 2016 sur France Culture, le musicien se souvenait de l'enregistrement du morceau "Le Voyageur" pour lequel Deleuze avait accepté de prêter sa voix :

  • "C'est en 1972, on est en studio : il y a Gilles, Fanny, sa femme, Jean-François Lyotard qui était mon prof. A ce moment-là où il y a une connexion entre la philosophie, ce qu'il appelle la pop philosophie, la musique de synthétiseur analogique qui arrive, une musique qui précède la théorie des loops en physique et la théorie des cordes... Moi, j'ai 22 ans, Gilles est encore jeune ; "Mille plateaux" n'est pas encore sorti. Il lit est un texte de Nietzsche, "Le Voyageur et son ombre", dernier aphorisme. C'est Gilles qui a fait le découpage pour que ça tienne ; le mien était merdique ! C'était magnifiquement dit, c'est ce qui me plaisait : le rythme, la voix, le timbre métallique." Richard Pinhas
À réécouter : Richard Pinhas
L'Atelier du son
59 min

Il faut aussi citer le travail de transcriptions d'enregistrements audio et d'un corpus vidéo de cours donnés par Deleuze à Saint-Denis entre 1980 et 1987 que l'on doit à Marielle Burkhalter, sur le site La Voix de Deleuze - un projet qu'elle a initié en partenariat avec l’association "Siècle Deleuzien" et l'équipe de recherche de l’Université de Paris 8 du Groupe Esthétique, Représentations, Savoirs. Ces trois ressources (WebDeleuze, La Voix de Deleuze et le site de la BnF) constituent aujourd'hui un fonds documentaire audiovisuel bien vivant qui permet d'appréhender "la pensée à haute voix" de Deleuze, telle qu'elle résonnait dans l'espace et la forme privilégiée du "cours" :

  • "Les cours ont été toute une partie de ma vie, je les ai faits avec passion. Ce n'est pas du tout comme des conférences, parce qu'ils impliquent une longue durée, et un public relativement constant, quelquefois sur plusieurs années. C'est comme un laboratoire de recherches : on fait cours sur ce qu'on cherche et pas sur ce qu'on sait. Il faut préparer longtemps pour quelques minutes d'inspiration." Gilles Deleuze, "Pourparlers" (Minuit, 1990)
Les Nuits de France Culture
1h 05

400 heures en auditeur libre

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Mais quelqu'un a-t-il déjà écouté l'intégralité de ces heures qui font des jours de cours ? Les dispositifs de mise à disposition de ces ressources invitent plutôt le spécialiste à sélectionner un sujet donné ou, au contraire, le simple curieux à piocher au hasard d'une navigation sur Youtube l'un des cours filmés par Marielle Burkhalter (ceux-ci avaient d'ailleurs été diffusés par la chaîne de télévision italienne Rai Tre, en 2006). Il y a cependant au moins une personne qui a écouté les 400 heures de cours de Deleuze enregistrés entre 1979 et 1987 et conservées à la BnF. Alors employé de la bibliothèque à laquelle la famille Deleuze a fait don des cassettes dont elle disposait dans les années 1990, Frédéric Astier propose de se charger du pointage de ces enregistrements : "Les bandes audio proviennent de l’assidu étudiant japonais Hidenobu Suzuki. La BnF a transféré ces bandes sur CD, explique-t-il. Employé de la BnF, j’ai procédé à la vérification dite technique des enregistrements, d’où ma prise de notes, qui n’est pas une indexation, mais un travail libre."

Pendant une année durant, Frédéric Astier a écouté l'ensemble des cours du philosophe suivant l'ordre chronologique, dans un petit bureau du Département audiovisuel, au 17e étage de la BnF. Ses outils : une chaîne hi-fi avec télécommande, des crayons, du papier, une gomme et un traitement de texte. "Les enregistrements coïncident avec le transfert de l’université Paris 8 de Vincennes à Saint-Denis. Deleuze souhaite des cours plus calmes sans les interminables interventions d’étudiants, les happenings", précise Frédéric Astier. Les premières écoutes sont amusantes : "Je me souviens avoir ri en l’écoutant, lorsque de sa voix rauque et caillouteuse, il affirme que le philosophe doit parler au non-philosophe", écrit-il dans un article publié dans la revue Le Portique. Mais rapidement, elles deviennent passionnantes. Lors de cette mission, il renoue alors avec ses études de philosophie "à travers un casque audio." Rassuré par l'invitation de Deleuze à prendre de ses cours seulement "ce que vous voulez, ce qui vous convient", Frédéric Astier se lance dans une prise en notes des références et idées développées par le philosophe pendant cette période :

  • "Peu à peu, je compris certaines nuances, entre un étudiant et un auditeur libre, entre transcrire mot à mot et repérer les reprises conceptuelles du professeur, à première vue bien abstraites, entre suivre paresseusement le propos et être captivé par la parole." Frédéric Astier "La Philosophie orale de Gilles Deleuze et son rôle dans l'élaboration de son œuvre écrite" (2007)
Les Chemins de la philosophie
51 min

A partir de cette expérience d'écoute, l'employé de la BnF rédigera une thèse de philosophie intitulée "La Philosophie orale de Gilles Deleuze et son rôle dans l'élaboration de son œuvre écrite", ainsi qu'un essai : Les Cours enregistrés de Gilles Deleuze, 1979-1987 (Sils Maria, 2006). En attentif "gardien de cassette", Frédéric Astier remarque trois caractéristiques du parlé proprement philosophique de Deleuze et la pédagogie du professeur : un style imagé, un art subtil de la répétition et le refus d'adopter un ton académique.

  • Un style littéraire

Considéré comme un "laboratoire", de fait un cours de Deleuze ne résulte pas de la reprise d'un travail que l'universitaire aurait publié, mais le précède. Aussi ressort-il de ses cours un certain "style" qui correspond, selon la définition qu'en fait Deleuze lui-même dans ses Pourparlers, au "mouvement du concept" : "Bien sûr, [le style] n’existe pas hors des phrases (...). En philosophie, c’est comme dans un roman : on doit se demander : 'Qu’est-ce qui va arriver ?', 'Qu’est-ce qui s’est passé ?'. Seulement, les personnages sont des concepts, et les milieux, les paysages sont des espaces-temps."

Mais Deleuze, écrit Frédéric Astier dans la thèse qu'il a tirée de son expérience d'écoute intensive des cassettes léguées à la BnF, a donné une autre définition du style qui peut également s’appliquer au sien : "Le style est cette fois-ci décrit comme un bégaiement ou un tremblement de et dans la langue, une qualité atmosphérique (...) qui réverbère sur les mots les affects exprimés. C’est aussi ce tremblement qui  confère sa singularité à la voix de Deleuze dans ses cours et produit la perception d’un langage affectif, très éloigné de la froide abstraction des cours savants." Il y a alors beaucoup d'images, de mises en situation. Dans l'un de ses cours sur la peinture en 1981, Deleuze fait par exemple parler un chat pour expliquer la "fonction mu" chez Bateson : "Le chat miaule le matin miaou, la fonction mu c’est la fonction miaou. C’est bien, y a tout le coté heu.... Ils ne sont jamais sortis de Lewis Carroll les Anglais et les Américains. La fonction mu, ou la fonction miaou, c’est quoi ? et bien Bateson dit : lorsque le chat miaule le matin quand vous vous levez, il ne vous dit pas, ce miaulement qui est du langage analogique ne dit pas : du lait, du lait, il dit : dépendance, dépendance, je dépends de toi - avec toutes les variantes, il y a des miaou de colères où là c’est : je dépends de toi et j’en ai marre." Parfois la voix bégaie, trop lente par rapport à l'idée qui surgit dans l'esprit du professeur. A d'autres moments, le rythme change : Deleuze chuchote, rit ou ponctue en tapant du poing sur la table lorsqu'une difficulté est enfin levée.

Nombre de ses contemporains ont loué le charisme du professeur. Son apparence même ne manquait de susciter des commentaires - on lui dédie même un essai dès 1973, Deleuze de Michel Cressole, dans lequel ce dernier dresse un drôle de portrait : "Ta veste noire d’ouvrier est déjà l’équivalent de la robe rose au corsage plissé de Marylin Monroe, et tes ongles longs, les lunettes noires de la Garbo" ! A cause de ses difficultés respiratoires, Deleuze est contraint de se mouvoir et s'exprimer avec douceur, mais d'une voix rendue rauque par le tabac. Cette façon de parler séduit. Sa voix, écrit Claude Jaeglé dans son Portrait oratoire de Gilles Deleuze aux yeux jaunes (PUF, 2005) "est un charme, un chant efficace – et l’expression personnelle d’un grand vivant. Sa puissance magique nous donne envie de lui donner raison avant même de savoir s’il a raison."

Deleuze et la littérature
  • L'art de la répétition

Ses cours sont marqués par une forme de répétition. "Deleuze considérait ses cours, flux et  reflux de développements répartis par rubriques, comme une matière en mouvement, possédant sa propre temporalité et ses répétitions", note Frédéric Astier dans sa thèse.

  • "Pour lui, la production ou l’appréhension d’un concept passe par la répétition, la reprise de notions, à partir d’un problème émergeant peu à peu, à la suite de la lecture d’un texte d’un peintre, puis de celle d’un cinéaste, sur tel point d’un cours déjà abordé ou entrevu, une semaine, une année auparavant. La répétition passait aussi par l’enthousiasme du philosophe, et le martèlement de ses deux poings sur la table truffée de micros, des phrases sur un bruit de fond d’autoroute, amplifié par une salle médiocre, du genre préfabriquée." Frédéric Astier

Aussi arrive-t-il de s'ennuyer à l'écoute de ces longues phrases répétées par le professeur comme un musicien répéterait ses gammes avant de jouer le morceau. Mais c'est par ce biais que s'opère une progression du cours, des enchaînements ("Suivez surtout les enchaînements !", conseille souvent Deleuze). D'ailleurs, il ne s'agit pas véritablement de répétitions, mais plutôt de variations qui permettent d'affiner la mise à l'épreuve d'un concept qu'il vient d'élaborer. En cela, l'approche du professeur de Vincennes rejoint celle du philosophe de Différence et répétition (PUF, 1968) pour qui seule la différence se répète.

Les Chemins de la philosophie
53 min
  • Refus de la magistralité
Le 2 juin 1987, à Vincennes - St Denis, une séance sur "Leibniz, les principes et la liberté", un cours sur l’harmonie, suivi d’un débat. Deleuze est assis à gauche, Richard Pinhas debout, à droite.
Le 2 juin 1987, à Vincennes - St Denis, une séance sur "Leibniz, les principes et la liberté", un cours sur l’harmonie, suivi d’un débat. Deleuze est assis à gauche, Richard Pinhas debout, à droite.

Concernant la forme, Deleuze refuse la posture magistrale que permet d'adopter l'enseignement académique. Surtout pas de micro, d'estrade, d'amphithéâtre ou de devoirs sur table à la fin du semestre ! Deleuze laisse place aux remarques et questions de l'auditoire, se tourne lui-même vers le tableau pour écouter un auditeur apporter son expertise sur un sujet (voir image ci-dessus). "En rejetant la position traditionnelle de l’enseignant, quelques (trop rares) bandes filmées et photos témoignent d’un philosophe à même hauteur, parmi, au milieu des auditeurs, assis, ou debout dos au mur, note Frédéric Astier. Un philosophe, quelque peu imperceptible, dans une salle modeste, aux bords de l’Université, porte et fenêtres fermées, à proximité du tableau noir, la craie comme outil indispensable de la séance, dont les micros ne se sont pas toujours assez rapprochés, pour notre malheur d’auditeur aujourd’hui."

Mais la présence de micros ne fait-elle pas de Deleuze, malgré lui, un comédien et son cours un spectacle ? Pas vraiment, même si le philosophe semble toujours s'étonner du grand nombre d'auditeurs qui assistent à ses cours :

  • "Les innombrables micros des enregistreurs à bandes sont, estime Deleuze, le signe d’une représentation spectaculaire du cours, sans que cela soit un vrai problème, le problème tenant davantage au trop grand nombre d’étudiants, 150, 200, évalue-t-il. Sans doute, Deleuze estime que ses propos ne peuvent toucher, concerner autant de monde, et rappelle qu’il y a d’autres cours de philosophie dans le Département. Cette posture, qui rejette donc en même temps le style docte et le mandarinat, s’envisage sous une simple ritournelle de l’enseignant : "on construit le programme de l’année, en même temps que l’on commence le cours, comme ça vous verrez si vous continuez à venir, pour ne pas que vous perdiez votre temps."" Frédéric Astier
Les Chemins de la philosophie
59 min

Dernière séance

Le mardi 2 juin 1987, dernier cours, une caméra s'ajoute exceptionnellement aux magnétophones présents pour capter le moment. Dans le cadre d'un séminaire sur Leibniz, Deleuze appelle les musiciens et musicologues de l'auditoire à apporter leur pierre à l'édifice d'explication du problème de l'harmonie. Dialogues, interventions, rembobinage discret des magnétophones posés sur le bureau… Le cours s'achève, Deleuze donne un dernier rendez-vous la semaine suivante à ses étudiants pour régler les "problèmes de situation administrative", Deleuze conclut :

  • "Je trouve que l’année que nous avons faite a été encore une année riche, et je dis, sans aucunement flatterie de votre part, cela a été en grande partie grâce à vous. Et enfin, je remercie très vivement ceux qui sont intervenus dans cette histoire de musique. J’aime bien qu’elle nous laisse avec des impressions confuses. Mais je crois que, en tout cas pour moi, elle me donne des points de départ de travail que je n’aurais pas eus sans cette séance. Voilà, merci beaucoup."

Banale, cette scène que l'on peut aujourd'hui regarder, écouter et même lire, rappelle aussi l'importance qu'ont eu pour Deleuze ses auditeurs dans le développement de sa philosophie. Dans ses Pourparlers publiés cinq ans avant son suicide, le philosophe confie, juste après avoir évoqué les "interventions directes, souvent schizophréniques" et les "gardiens de cassettes" : "Je n’ai jamais dit à ce public ce qu’il avait été pour moi, ce qu’il m’avait donné."

Hors-champs
44 min