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Riss, libre dans sa tête

Chaque semaine, le directeur de la rédaction de "Charlie" continue d'aiguiser sa plume de caricaturiste.
Chaque semaine, le directeur de la rédaction de "Charlie" continue d'aiguiser sa plume de caricaturiste. © Paris Match
Clara O’Higgins , Mis à jour le

Condamné à vivre sous haute protection, le patron de "Charlie Hebdo" persiste et signe.

La Vendée de sa jeunesse n’a plus le même charme. Même en rase campagne, dans les champs et les sentiers perdus, ils sont là, les anges gardiens, armés comme à la guerre. Riss, le directeur de « Charlie Hebdo », rêve parfois de les semer, leur dire « ciao, désolé les gars », courir vers le soleil. Mais il ne veut pas compliquer leur tâche. Et puis c’est ainsi depuis le 7  janvier  2015, à quoi bon s’en plaindre, la liberté est morte avec les copains. Plus jamais seul, sauf dans sa tête, au point de redouter qu’un jour la folie l’emporte. Dans la maison de ses parents, à Noël, Riss a soufflé un peu ; il est redevenu Laurent Sourisseau – son vrai nom ; il a repris des forces, bonnes bouffes et bricolage avec son père, un ancien croque-mort maître en humour noir.

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Il en faut, ces derniers mois ont été « costauds », comme il dit ce mardi matin glacé avant de rejoindre sa rédaction, un bunker ultra-secret muré par sept portes blindées. Riss se lève pour saluer, solide carcasse, premiers mots en suspens, regard bleu en mal de lueur, l’épaule droite, torpillée par la kalachnikov de Chérif Kouachi, raide dans le pull camionneur. Mais il sourit, fossettes facétieuses. Enfin, le procès est terminé et consigné, pour ceux qui ne l’ont pas suivi, dans une BD confiée à deux talents venus au journal après 2015, le dessinateur François Boucq et le romancier Yannick Haenel. Cinquante-quatre jours restitués avec tous les acteurs ; juges, avocats, policiers, rescapés de « Charlie », de l’Hyper Cacher, familles des victimes, ainsi que les quatorze accusés – dont trois absents –, complices présumés des terroristes morts. L’ensemble est juste, émouvant, glaçant. Audiences en plein Covid, dédale périlleux vers la vérité, bals de petitesses, mais digne leçon de droit. Riss y tenait, même s’il sent bien que personne ne veut vraiment replonger dans cette histoire. « C’est vrai, on n’en peut plus, on a tous envie de tourner la page. Mais il fallait garder une trace, pour ceux qui ont disparu, pour les jeunes générations. »

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A "Charlie", la republication des caricatures était une évidence

La justice a passé, avec des condamnations allant de quatre ans de prison à la perpétuité. Mais l’automne a été sanglant, entre l’attaque au hachoir devant l’ancien siège de « Charlie », la décapitation d’un professeur et le meurtre de trois catholiques dans une basilique de Nice . Même mobile avancé par les trois jeunes djihadistes : « Charlie », et les caricatures. Riss avait fait le choix de les republier à l’ouverture du procès. A posteriori, éprouve-t-il des regrets ? « Non, jamais, dit-il, voix douce. Il était nécessaire de montrer l’objet du crime : pourquoi des journalistes avaient été massacrés. Il aurait fallu quoi ? Que l’on baisse la tête ? Que l’on fasse amende honorable, qu’on abdique nos valeurs, et les choses auraient été calmes ? L’arbitraire religieux n’est pas rationnel, ce n’est pas une histoire de dessins. »

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A « Charlie », la republication des caricatures n’a donné lieu à aucun débat. Pour tous, c’était une évidence. Certains voulaient même les remettre en une peu de temps après l’attentat, pour montrer que les terroristes n’avaient pas gagné, que le journal n’abdiquait rien. Riss a refusé : « Je ne voulais pas que “Charlie” soit réduit aux caricatures. » Il y avait alors tant d’autres fronts. D’abord, émerger du cauchemar, tenir debout sans morphine, palper ses forces, la possibilité de continuer. « C’était vite vu après examen du champ de bataille, se souvient-il, Charb, Cabu, Honoré disparus… Pas vraiment le choix. » Ce fut donc Riss, pas le plus drôle ni le plus charismatique de la bande, un ombrageux connu pour son coup de crayon méticuleux et son sale caractère, nuageux, autoritaire, soupe au lait. Il a affronté, dès son réveil à l’hôpital, les tentatives de putsch, les rumeurs l’accusant de vouloir, en tant qu’actionnaire désormais majoritaire (avec deux tiers du capital), accaparer les millions tombés entre l’élan de générosité et les fabuleuses ventes post-attentat qui renflouaient soudain des caisses vides. Lointaine polémique, les dons ont été distribués aux victimes et à leurs familles, le reste – plus de 15 millions d’euros – sécurisé et placé.

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Les symboles, ce sont des pièges à cons, tout le monde s’engouffre et ça peut vite devenir de la nitroglycérine

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Il faut assurer l’avenir, les ventes sont retombées (environ 30 000 exemplaires par semaine, et 45 000 abonnés). Les opposants partis, Riss s’est imposé. « Il s’est révélé », confie Gérard Biard, le rédacteur en chef, et la dessinatrice Coco ajoute : « Il ne se plaint jamais, il bosse comme un fou. » Pour Philippe Lançon, l’écrivain du miraculeux « Lambeau » (Gallimard), pilier des pages culture : « Riss a pris de l’étoffe, faisant corps avec ce journal moribond, peuplé de moribonds. » Il a vu le canard de sa jeunesse, foutraque, grivois, libertaire, devenir une institution. Le symbole planétaire de la liberté d’expression. « Il faut tenir », lui avait enjoint, presque martial, Manuel Valls, Premier ministre, chargeant encore ses épaules. Philippe Lançon ne cesse de s’interroger sur ce poids immense : « Les symboles, ce sont des pièges à cons, tout le monde s’engouffre et ça peut vite devenir de la nitroglycérine. »

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Riss, lui, s’est employé à « ne pas trop gamberger ». Il a enquillé chaque semaine les éditos, un livre sur le drame, « Une minute quarante-neuf secondes » (Actes Sud), noirci d’une plume fiévreuse ; il a donné des interviews, forçant sa timidité sous la pression bienveillante de l’ex-communicante de DSK, Anne Hommel. Il s’est démené pour renouveler l’équipe et recruter, après maints refus apeurés, quelques journalistes, écrivains, de jeunes dessinateurs, tel Pierrick Juin, un ancien des Beaux-Arts entré symboliquement au capital, et la décoiffante Alice, 22 ans. Son entretien de stage eut lieu au fond d’un bar, diabolo menthe sous l’œil des anges gardiens. « C’était spécial, se souvient-elle. Riss avait vu quelques-uns de mes dessins. Il m’a demandé : “T’es drôle ?” Puis il m’a dit : “Venir travailler à ‘Charlie’ c’est quelque chose…” Je le savais, j’avais envie de m’engager ; pour moi, le 7 janvier, c’était la découverte de la violence, l’entrée dans le monde adulte. » Alice eut la permission de pénétrer le bunker et Riss l’a guidée, comme l’avait fait avec lui le merveilleux Cabu, rappelant toujours : « Faut se marrer, mais pas gratuitement, il faut que ça ait un sens. »

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Un jour, un élu sera frappé, les politiques doivent s'y préparer

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L’été dernier, Riss a réfléchi, sondé ses proches, dont l’avocat du journal, Richard Malka. « Le moment est venu de republier les caricatures », a-t-il annoncé à la rédaction. Le procès réveillerait de toute façon la haine, les policiers les avaient alertés. Autant ne pas se censurer. « Charlie » est donc sorti, le premier jour des audiences, avec les petits dessins du Prophète et celui de Cabu où Mahomet se lamente « d’être aimé par des cons ». Titre : « Tout ça pour ça ». Le niveau des menaces est aussitôt monté. Riss l’a compris en voyant ses officiers de sécurité plus nombreux. Il dit n’avoir pas cherché à en savoir plus, par principe, il ne pose pas de question, fuit les réseaux qu’il appelle « asociaux ». Tous les gens de « Charlie », même les proches des défunts, ont été protégés ; la faune semblait parfois étrange devant le tribunal, des hommes demandaient la nouvelle adresse du journal. Riss l’a su, il a soupiré. Sur le banc des parties civiles, face aux accusés qui souvent le fixaient, il s’est tenu digne, crayon de bois appuyé, notes cliniques. La tête roulait dans les épaules quand les mots étaient trop rudes . Lorsqu’est venu son tour de témoigner, il a déclaré : « Moi, je veux vivre libre, et pas soumis à l’arbitraire démentiel des fanatiques. » Pour une fois, il a fendu l’armure, évoqué ce projet d’adoption brisé par l’attentat : qui aurait placé un enfant dans un foyer surveillé nuit et jour ? Il le dit pour une femme discrètement assise dans le public, la sienne, son rayonnant amour né en Côte d’Ivoire, qui n’a pas choisi cette vie.

Et la barbarie est revenue, atteignant l’innommable avec la décapitation de Samuel Paty qui avait montré à ses élèves une caricature de Mahomet nu, signée Coco. « J’étais sidéré, lâche Riss. Silence, pluie de “pff”… Ça confirmait ce que l’on pensait, ce que l’on dénonce depuis des années et que certains avaient oublié : il y a de l’intolérance religieuse qui frappe tous azimuts. » A-t-il alors été saisi d’un sentiment de culpabilité ? « Non. Faut pas se soumettre à la peur, ce n’est pas parce qu’eux ils ont peur de Dieu que nous devons être pétrifiés. » Au lendemain du meurtre, sous les néons de son bunker, il a dessiné un pompier, une factrice, un magistrat, une infirmière et le visage de Macron, avec ce titre : « La République décapitée. A qui le tour ? » Il insiste : « Un jour, un élu sera frappé, les politiques doivent s’y préparer. » Riss a assisté à tous les hommages rendus à Samuel Paty, place de la République, puis à la Sorbonne, où l’Elysée l’avait invité. Il s’est retrouvé placé derrière Marine Le Pen, et une rangée d’anciens ministres. « Raconte le bal des faux derches », a-t-il défié la jeune Alice qui couvrait les obsèques, et il pointa ceux qui n’avaient pas soutenu « Charlie ». Puis il s’est recueilli, livide, quand le cercueil s’est avancé au son des guitares de U2.

« Nous défendrons haut la laïcité, a déclaré le président. Nous ne renoncerons pas aux caricatures, aux dessins, même si d’autres reculent… » Des mots écrits sous la sidération de cette décapitation. Sans elle, sans ce crime abject, auraient-ils été prononcés ? Macron n’a jamais été fana des caricatures, pas sa culture, pas son humour. « Qu’est-ce que vous me mettez ! » avait-il glissé aux gens de « Charlie » lors de la commémoration des attentats en janvier 2018. Il est vrai que le journal l’a beaucoup croqué, en roitelet néolibéral, prêt à tout, insatiable bonimenteur, mystique narcisse coupant la laïcité en quatre, et une barbe noire d’islamiste avec de ridicules ciseaux. Ce soir-là, enfin, il tranchait. Riss le reconnaît : « Macron s’est engagé de façon spectaculaire et courageuse. » Embrasement immédiat dans le monde musulman , du Maroc au Pakistan, du Koweït à l’Iran ; indignations, menaces, appels au boycott de produits français, Erdogan questionnant « la santé mentale » de Macron, qui dut s’employer à calmer les esprits sur Al Jazeera.

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Les islamistes ont un projet totalitaire

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Riss, lui, fit sa une avec un croquis culotté d’Alice : Erdogan en slip, soulevant les jupes d’une femme en burqa, au cri de « Ouuuh ! Le Prophète ! » Et le président turc, furieux, promit représailles et poursuites judiciaires, tandis que son ministre de la Culture traitait les Charlie de « bâtards… fils de chiennes ». Pourquoi toujours souffler sur les braises ? Prendre de tels risques, en faire courir à de jeunes journalistes ? « D’abord, ils sont libres, je ne les force à rien, réplique Riss. Et vous n’avez donc rien compris : les islamistes ont un projet totalitaire, ils frappent partout en Espagne, en Allemagne, récemment au Nigeria, contre des écoliers. Ils détestent la France, pour ce que nous sommes, et prennent n’importe quel prétexte. Les caricatures, c’est un baromètre de leur haine. »

On lui rappelle que la France est aujourd’hui bien seule ; le monde anglo-saxon peine à nous suivre, la presse américaine est critique, le Premier ministre canadien, Justin Trudeau, a suggéré de « ne pas blesser de façon inutile ou arbitraire ceux avec qui nous sommes en train de partager une société et une planète ». L’œil tombe sous la mèche grise puis se relève : « C’est ça, la France, la raison, l’universalisme ! Pendant la Révolution aussi, nous étions seuls ! » Mais à l’intérieur du pays aussi, le doute grandit, « l’esprit Charlie » se perd. Riss le sait, lui qui a commandé à l’Ifop une enquête révélant un soutien plus fragile à la ligne du journal, et des signes inquiétants : 21 % des moins de 25 ans ne condamnent pas explicitement les attentats du 7 janvier 2015, 26 % chez les musulmans.

L’ancien logiciel de « Charlie » – les blagues de cul, de curés, d’illuminés – patine, l’époque est plus féministe, plus mystique. Même des piliers de la gauche, comme Régis Debray ou Edgar Morin, pensent qu’il est nécessaire de repenser le concept de laïcité, d’y intégrer le besoin de spiritualité, de transcendance. Les grandes idéologies sont mortes, l’espoir suffoque sous le règne d’Amazon et de TikTok. « C’est ça, fulmine Riss. Quand les mecs se rapprochent de la mort, ils ont les boules, c’est comme Mitterrand qui parlait soudain de la puissance des forces de l’esprit. » Il ne perçoit pas de renaissance de la foi chez les jeunes. « Ça a toujours existé, pas plus qu’avant. Moi, la réalité me suffit. » Pas besoin de béquilles, ni alcool ni psy, il se marre en rappelant que celles qui l’ont suivi juste après l’attentat se sont mises en arrêt maladie. L’humour toujours, la seule arme. A l’entendre, rien n’est perdu. Au procès, les accusés ont ri en découvrant les dessins coquins de Charb et de Tignous. L’épouse d’un haut gradé djihadiste, revenue repentie de Syrie, a même déclaré sur Zoom, depuis sa cellule : « Votre liberté c’est ce qu’ils détestent. Alors, il faut continuer… »

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Oh oui, Riss va continuer. La peur est là, évidemment, « mais quand on a vu de près la violence, on est dépucelé ». Ils peuvent venir le chercher. Lui, il ne prétend pas parler à Dieu, comme les frères Kouachi. Il ne croit ni à l’enfer ni au paradis. Il y a pourtant chez cet inflexible athée quelque chose de mystique, « un être entièrement travaillé par l’esprit », comme le dit avec tendresse Yannick Haenel. Les copains de « Charlie » ont disparu mais ils reviennent dans les rêves. Pour eux, il faut être à la hauteur. Et accepter de vivre emprisonné, au nom de la liberté.

La couverture de la nouvelle recrue, Alice, 22 ans.
La couverture de la nouvelle recrue, Alice, 22 ans. © DR
"Janvier 2015. Le procès", de l'écrivain Yannick Haenel, chroniqueur à "Charlie Hebdo", et du dessinateur François Boucq, éd. Les Echappés.
"Janvier 2015. Le procès", de l'écrivain Yannick Haenel, chroniqueur à "Charlie Hebdo", et du dessinateur François Boucq, éd. Les Echappés. © DR

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