Du Covid à l’écologie : "Le confinement est définitif" alerte le penseur Bruno Latour

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Du Covid à l’écologie : "Le confinement est définitif" alerte le penseur Bruno Latour

Par
Bruno Latour
Bruno Latour
- Manuel Braun

Entre écologie et humanités numériques, Bruno Latour repense nos vies à l’heure du Covid. Figure atypique venue des sciences, catholique pragmatique, il dénonce à la fois les dérives de la mondialisation comme le retour au "local". Et publie son nouveau livre : "Où suis-je ?"

Bruno Latour a le don d’ubiquité. Cet hiver, il est partout à la fois – ce qui veut dire nulle part. Il est le principal curateur de la biennale de Taipei, qui a ouvert ses portes le 21 novembre, mais elle sera, faute de touristes, essentiellement réservée aux Taïwanais. Il co-dirige l’exposition « Zones critiques » au Zentrum für kunst und mediem de Karlsruhe, présentée jusqu’en aout 2021 de manière intermittente, en fonction du confinement allemand. Il enseigne à Sciences Po Paris, où il a créé SPEAP, un enseignement « d’expérimentation en Arts Politiques » – qui n’a plus lieu que sur Zoom. Il est aussi le fondateur du Medialab français, un « laboratoire de recherche interdisciplinaire sur la place du numérique dans nos sociétés », confiné lui aussi.

Omniprésent sur plusieurs continents, Bruno Latour est donc nulle part. Et pour tout arranger, il a eu le Covid (comme il l’a raconté dans un article et maintenant dans un livre). Comme nous tous, le philosophe et sociologue vit une année sans pareille. Un peu hors-sol.

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Site internet de l'édition 2020 de la biennale de Taipei : https://www.taipeibiennial.org/2020
Site internet de l'édition 2020 de la biennale de Taipei : https://www.taipeibiennial.org/2020

Down to earth

Le penseur, pourtant, a les pieds sur terre. Le titre de son livre le plus vendu : Où atterrir ? (le titre est plus beau en traduction Down to earth). Un rare succès pour un auteur jugé généralement obscur et illisible. Ce court essai de 150 pages est un ouvrage important qui, en amont, résume la pensée « latourienne » – son nom est devenu un adjectif – et, en aval, apparaît comme un manuel théorique pour appréhender le « siècle écologique » qui vient. S’il ne fallait lire qu’un livre de Latour, ce serait celui-ci. Avant même Où suis-je ?, qu’il publie ce mois-ci, et qui nous a, en revanche, un peu déçu. 

L’œuvre pourtant est immense. En amont de Où atterrir ?, Latour a construit une œuvre audacieuse. Sociologue, anthropologue et philosophe des sciences, il s’est intéressé précocement aux microbes : on ne les voyait pas, mais ils agissaient sur nos vies jusqu’à ce que Pasteur les découvre ( Pasteur en 1984 ; La Vie de laboratoire en 1988). Sans doute, Latour a-t-il fait, dès cette époque, l’hypothèse que les êtres humains n’étaient pas les seuls acteurs à agir sur notre planète. S’il en était encore besoin, l’épidémie de Covid le confirme amèrement aujourd’hui. 

La « théorie de l’acteur-réseau », connue sous l’abréviation ANT (pour Actor-Network Theory), complète ses premiers travaux. Imaginée à partir des années 1980 et approfondie ensuite par plusieurs chercheurs, dont Latour, cette théorie sociologique prend en compte, au-delà des humains, les « non-humains » (les objets, les plantes, les corps et entités géologiques, la terre etc.). Ces acteurs, appelés aussi « actants », communiquent avec nous selon des formes multiples, pour le meilleur et pour le pire. Il va donc falloir donner des « droits » à tous ces acteurs et apprendre à vivre « les pieds sur terre ». 

Dans plusieurs ouvrages, Bruno Latour, désormais philosophe (il est sorti premier de l’agrégation de philosophie), approfondit sa pensée et surtout sa méthode ( Nous n’avons jamais été modernes en 1991, La Fabrique du droit en 2002, Changer de société, Refaire de la sociologie en 2006). À chaque fois, Latour se situe à la jonction des sciences sociales et des sciences dures. Il s’interroge inlassablement sur l’opposition entre nature et culture – qui selon lui sera de moins en moins pertinente. Il repense la modernité, ou tente de percer les clés de l’innovation. À sa façon, il réécrit aussi Le Savant et le Politique de Max Weber, en montrant que la distinction s’atténuera, le politique devant devenir savant, à mesure que les questions écologiques domineront nos vies. 

La traduction anglophone de "Où atterrir ?" de Bruno Latour, Polity Press, 2018.
La traduction anglophone de "Où atterrir ?" de Bruno Latour, Polity Press, 2018.

Humanités numériques

Il faut attendre la généralisation d’Internet et la prise en compte par le grand public de l’ampleur de la crise écologique, au début des années 2000, pour que Latour bifurque vers ces deux nouvelles directions. S’il a peu écrit sur le numérique en tant que tel, il est l’un des penseurs à avoir renouvelé les méthodes de production des sciences sociales en prenant en compte les données (son article « Le tout est toujours plus petit que ses parties » en 2013 marque un tournant). Dans ces textes ou dans le laboratoire du Medialab qu’il a fondé à Sciences-Po, il cherche à faire parler les données et à les visualiser. La pensée de Bruno Latour, en fait, est d’abord une nouvelle méthode en sciences sociales. Avec d’autres, il contribue à approfondir le riche concept d’ « humanités numériques ».

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Plus récemment, et à mesure que son succès est devenu planétaire, Bruno Latour a cherché à décloisonner les médias. Les nouvelles questions nécessitent de nouveaux outils conceptuels et il faut « reprendre les tâches d’inventaire ». Latour écrit, dans Où atterrir ? : « Que faire ? D’abord décrire. Comment pourrions-nous agir politiquement sans avoir inventorié, arpenté, mesuré, centimètre par centimètre, animé par animé, tête de pipe par tête de pipe, de quoi se compose le Terrestre pour nous ». 

Alors, curateur d’expositions, homme de théâtre, animateur de forums de discussion, cartographe des controverses écologiques ou lanceur d’enquêtes, Latour déploie sa pensée sous toutes les formes tant il faut inventer de nouveaux modes de récit. Ainsi de son Enquête sur les modes d’existence (2012) qui a donné lieu à un travail de co-construction citoyenne en ligne. Ainsi du questionnaire pour « imaginer les gestes-barrières contre le retour à la production d’avant-crise » publié en ligne au moment du premier confinement (2020).

De fait, Bruno Latour est aussi un penseur de la négociation politique. Ici sa réflexion vient compléter celle d’un Jürgen Habermas. Par exemple, il s’agit de repenser les formes de démocratie : ses « nouveaux cahiers de doléance » ou son ambition de voir naître un « Esprit des lois de la nature », en référence à Montesquieu, peuvent y contribuer. Latour ne propose jamais d’exclure ses contradicteurs mais de « négocier » avec eux. Il entend imaginer « un ensemble d’alliances nouvelles » en vue des combats écologiques de longue haleine qui s’annoncent et il va les chercher jusque dans l’église catholique du pape François (dont la célèbre encyclique, Laudato’ Si, imbibée de la pensée du théologien « green » Leonardo Boff, permet de mobiliser les croyants). 

Ainsi s’expliquent également ses grandes expérimentations théâtrales, souvent réalisées avec la dramaturge et historienne Frédérique Aït-Touati, où il entend donner à des acteurs sociaux les rôles et les arguments qui ne sont pas les leurs ( « Gaïa Global Circus » en 2010, ou le « Théâtre des négociations » en 2015). 

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Enfin, ses expositions écologiques, comme « Anthropocène Monument » aux Abattoirs de Toulouse, les « Zones critiques » à Karlsruhe, ou la co-curation avec Martin Guinard de la Biennale de Taipei, tentent de créer des ponts entre les arts plastiques et le savoir écologique sur Gaïa. 

15 min

Le nouveau régime climatique

À un moment pourtant, la vie de Bruno Latour bascule. Le théoricien complexe, l’auteur opaque, sinon abscons, change de ton et de priorité. On ne sait guère quelle dimension biographique, s’il y en a une, a provoqué cette importante bifurcation. En tout cas, au début de ce siècle, Latour se met à prendre en compte l’urgence de la question environnementale. Le sociologue des sciences a-t-il compris avant les autres l’avènement d’un « Nouveau régime climatique » ? Cette expression majeure qui est développée dans les huit conférences regroupées sous le titre Face à Gaïa (2015) inaugure rien de moins qu’un « nouveau contrat social » (la réflexion de Latour sur le « Nouveau régime climatique » est également au cœur de Où atterrir ? et, plus récemment, de Où suis-je ?).

Avis critique
49 min

Nous sommes entrés dans l’âge de l’ « anthropocène ». Le terme signifie « l’ère de l’humain » : il a été proposé pour définir la période de l’histoire de la terre depuis laquelle les activités humaines ont une incidence significative et globale sur l’écosystème terrestre et la géologie ; en gros, selon les chercheurs, qui en débattent sans se mettre d’accord, cette « grande accélération » a eu lieu depuis la révolution industrielle, depuis la guerre de 1914, depuis 1945 ou depuis les années 1970.

Photo aérienne prise le 16 août 2020 qui montre le vraquier MV Wakashio qui s'est échoué et s'est brisé en deux parties à l'île Maurice. Le navire a laissé échappé plus de 1000 tonnes de pétrole.
Photo aérienne prise le 16 août 2020 qui montre le vraquier MV Wakashio qui s'est échoué et s'est brisé en deux parties à l'île Maurice. Le navire a laissé échappé plus de 1000 tonnes de pétrole.
© AFP - STRINGER

Quelles que soient sa définition et ses bornes chronologiques, cette « accélération » de notre développement économique n’est pas tenable ; la question des limites se pose. C’est que la notion même de « sol » est en train de changer de nature. Nous serons tous affectés, migrants devant quitter leur pays ou « restants » que leur pays va quitter. Nul ne sera plus « à l’abri ». Le sol va nous lâcher, nous abandonner. On ne pourra plus y vivre. On va devoir se « mettre en route ». Mais pour aller où ? D’où les titres des livres de Latour : Où atterrir ? et Où suis-je ?.

De tels propos rapprochent-ils Latour des « collapsologues » ? Pour une part sans doute, mais à la différence de ces penseurs dystopiens, le philosophe s’acharne à proposer des solutions parce qu’il pense que ce n’est pas trop tard. Et comme la terre devient un acteur, il suffirait de la prendre en compte sérieusement et la respecter réellement pour survivre. Il suffit d’avoir de la suite dans les idées . Ce nouvel acteur politique majeur en train de prendre la parole, Bruno Latour se propose de l’appeler tout simplement : « le terrestre ». 

Le terme, d’une simplicité redoutable, offre mille perspectives. Il permet d’abord de renommer les habitants de la planète, non plus seulement les humains, mais « les terrestres ». Mais ce « terrestre » est aussi éloigné de la mondialisation négative (le terrestre n’est pas le globe) que d’une forme de local négatif (le terrestre n’est pas la terre). Au « droit du sol », aux Français « de souche », le philosophe oppose une vision globale. Et quand le « global » voit les choses de loin, le « terrestre » les regarde de près. « Le terrestre ne cadre avec aucune frontière, il déborde toutes les identités », écrit Latour dans Où atterrir ? Et dans Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres, il ajoute non sans une douce naïveté, à la manière du petit extraterrestre ET qui cherche à communiquer avec nous : « C’est avec les terrestres que je cherche à entrer en relation en lançant mes appels ». 

Suite naturelle de Où atterrir ?, ce nouvel opus Où suis-je ? surprend d’abord par son style. L’essayiste Bruno Latour s’y fait conteur, comme si, avec la mise en scène théâtrale, les expositions curatées et le conte philosophique, il faisait tout pour rompre avec la vie intellectuelle française segmentée et bousculer les frontières. Cette fois, il se nourrit brillamment de Franz Kafka, et notamment de la nouvelle « La Métamorphose ». La référence est audacieuse et nous séduit – mais elle ne fonctionne pas. Quand Où atterrir ? réussissait à convaincre par sa force d’argumentation, Où suis-je ? peine à séduire le lecteur même quand il est bien intentionné avec l’auteur. Bruno Latour n’est pas un conteur ; il le prouve ici à ses dépens. Claude Levi-Strauss, que Latour cite copieusement, a touché d’innombrables lecteurs par son style autant que par ses thèses ; hélas le conte philosophique de Latour patine et lasse. Erreur de style, donc.

Pourtant, sur le fond, Où suis-je ? frappe juste. C’est le meilleur livre que j’ai lu sur le confinement, même si, entre Bernard-Henri Lévy et Michel Onfray, une telle affirmation ne revient pas à placer la barre bien haut. Ce qui fait la singularité de Latour, c’est qu’il relie subtilement la question écologique à celle du confinement. Il affirme : « Nous avons ressenti une suspicion généralisée sur l’intérêt de repartir comme avant sur la voie du progrès ». L’intuition est juste. 

Où atterrir ? se proposait de traiter la question du réchauffement climatique « de loin », ou « d’en haut », parce qu’elle était encore théorique pour la plupart des terriens. Où suis-je ?, au contraire, tient compte de l’épreuve récente du confinement et apparaît ainsi comme un « rapport d’après crash » – ou pour le dire en langage courant, un « crash-test ». Si pour la médecine se fut un cauchemar, pour les sciences sociales, le Covid est une « expérimentation » inattendue et grandeur nature. Pour Bruno Latour, il ne sera pas possible d’en finir avec la question écologique, même si on parviendra bien à sortir de la crise sanitaire du Covid (contrairement à Emmanuel Macron ou à l’Académie française, il écrit toujours « le » Covid sur le modèle de « le » coronavirus, pour éviter le langage élitiste incompris par les Français). 

La crise que nous traversons révèle d’une manière plus évidente l’émergence de l’acteur « Gaïa ». Le mot, bien sûr, renvoie à la terre comme organisme vivant et actif, lequel réagit sous la pression humaine et dont la « zone critique » sur laquelle nous vivons, cette fine pellicule de quelques petits kilomètres d’épaisseur qui est menacée parce que l’homme en a modifié radicalement l’atmosphère et la géologie. Cette émergence de Gaïa aura des conséquences majeures et devrait changer entièrement, selon l’auteur, la politique du XXIe siècle. Elle annonce, elle impose, un véritable nouvel ordre « mondial » : les migrations actuelles préfigurent les migrations climatiques ; l’explosion des inégalités va s’accélérer ; l’accélération du capitalisme mondialisé sera de plus en plus intenable. Qu’on le veuille ou non, la totalité de nos modes de vie vont devoir changer. Le Covid est juste l’un des premiers signes annonciateurs. « Le confinement est définitif », écrit Latour.

La Suite dans les idées
30 min

Mondialisation plus et local moins

L’analyse de Latour, qui pourrait paraître ici un peu simpliste ou faite d’amalgames, s’inscrit en réalité dans un cadre plus profond, articulée au travail de terrain et finalement pragmatique. Contre tous les populismes et toutes les simplifications, Latour rejette autant la « mondialisation » que le repli vers le « local ». Il se propose d’ailleurs de distinguer une mondialisation plus (celle qui défend les cultures différentes, multiplie les points de vue et a le souci d’un monde commun) d’une mondialisation moins (celle qui entend éliminer les différences et les identités locales, celle qui profite du monde au lieu de le comprendre, celle qui défend un « front de la modernisation » sans limites). La première, positive à ses yeux, est marquée par « l’enregistrement des formes d’existence qui interdisent de se limiter à une localité, de se tenir à l’intérieur de quelque frontière que ce soit » ; la seconde entend nier l’existence d’un « territoire », rejette l’attachement au sol et lutte contre les traditions. D’un côté, l’appartenance au monde ; de l’autre les paradis fiscaux offshore et l’évitement du monde commun. 

De la même manière, il existe un bon et un mauvais « local ». Latour distingue subtilement un local plus d’un local moins. Le premier consiste à « cultiver des attachements » (une identité, une culture, des traditions, un sol, ce qui n’est pas, à ses yeux, réactionnaire). L’appartenance à une terre, un lieu, une communauté, un mode de vie, un métier, un savoir-faire n’est pas mauvaise en soi. Il écrit : « C’est le déracinement qui est illégitime pas l’appartenance ». Il est important, pense-t-il, de « cultiver des attachements ». 

En revanche, le local moins revient à préférer les « détachements » : il consiste souvent à rejeter l’Europe, refuser l’immigration et se replier sur l’homogénéité ethnique, le Brexit, la patrimonialisation, l’historicisme, la nostalgie, l’inauthentique authenticité. Le local moins qui ne prend en compte que son petit sol à soi (à la manière du mouvement « Not in My Backyard ») débouche sur un localisme et, bientôt, un populisme. On le devine, Donald Trump a incarné aux yeux de Latour un « monstre » : l’agrégation extravagante de la mondialisation moins (la dérégulation, l’ultralibéralisme économique, le refus des accords de Paris) et du local moins (le mur avec le Mexique, par exemple). Le « local », y compris lorsqu’il s’est déjà construit dans l’entre-soi le plus homogène, mène inexorablement vers une plus grande pureté ethnique et le refus des autres identités (valorisation de sa propre race, refus des migrants, refus du mariage gay, rejet de l’émancipation et de la libération des femmes). Latour écrit : « Revenir en arrière ? Réapprendre les vieilles recettes ? Regarder d’un autre œil les sagesses millénaires ? Oui, bien sûr, mais sans se bercer d’illusions : pour elles non plus il n’y a pas de précédent ». Voilà pourquoi il ne faut pas confondre le « retour sur terre » et le « retour à la terre ». Le local moins est trop riquiqui pour prétendre résoudre des problèmes qui le dépassent. Le local ne protège ni du Covid 19, ni du terrorisme, et moins encore du réchauffement climatique.

Projection réalisée par des militants pour protester contre la réponse du président Trump face au changement climatique et aux incendies qui brûlent dans tous les États-Unis ; 2020, Washington DC.
Projection réalisée par des militants pour protester contre la réponse du président Trump face au changement climatique et aux incendies qui brûlent dans tous les États-Unis ; 2020, Washington DC.
© AFP - JEMAL COUNTESS

Penseur d’équilibre, Latour remet à plat les débats trop outrés sur la mondialisation : il milite pour un local plus allié à une mondialisation plus, seuls capables de permettre de multiplier les points de vue et de penser les alternatives à l’appartenance au monde. En revanche, le « trop petit » comme le « trop grand » nous empêchent de régler les problèmes. Ce sont deux fuites, également vaines : « en arrière toute » avec le local ; « en avant toute » avec le « front de mondialisation ». « Aujourd’hui, c’est le Global qui brille, qui libère, qui enthousiasme, qui permet de tellement ignorer, qui émancipe, qui donne l’impression d’éternelle jeunesse. Seulement, il n’existe pas. C’est le Local qui rassure, qui apaise, qui offre une identité. Mais il n’existe pas non plus » résume Latour dans Où atterrir ?

Dans Où suis-je ? Latour poursuit cette réflexion au temps du Covid. Il s’interroge sur les « formes nouvelles d’intérêt pour le sol, pour la terre, pour le local (sans oublier l’attrait du jardinage et l’étrange passion pour la permaculture !) qui [lui] auraient paru ‘réactionnaires’ il y a dix ans ». Il y voit une impasse tout aussi grande que chez les partisans d’une mondialisation aveugle, et surtout une erreur d’analyse. « Rien n’est strictement local, national, supranational ou global », conclut Latour dans Où suis-je ?.  

Une machine à inventer des concepts

En imaginant une nouvelle pensée sur l’environnement tout en équilibre, et pourtant radicale aussi, à sa façon, Bruno Latour est devenu incontournable. Il est « l’auteur français le plus cité au monde » ou « le philosophe français le plus connu au monde » comme les journalistes le répètent souvent, sans le moindre indice fiable. Une exagération somme toute car Latour n’est ni le plus lu, ni le plus connu, ni surtout le plus vendu des intellectuels français. La « french theory » des années 1970 et 1980, de Michel Foucault à Pierre Bourdieu, continue à être dominante sur les campus américains (si on en juge par le nombre de citations dans les curriculums des universités américaines, telles qu’elles sont mesurées par divers outils technologiques). Si on se limite aux seuls penseurs actuels et aux sciences sociales, Thomas Piketty est, par exemple, plus souvent cité que Latour. Sans compter que les ventes des livres de Latour sont faibles en France et marginales à l’étranger, en dépit des nombreuses traductions – même Où atterrir ?, qui a connu un vrai succès français, n’est jamais entré sur aucune liste des « meilleures ventes » (Michel Houellebecq ou Gaël Faye sont par exemple bien plus « influents », selon les données GFK des ventes de livres mondiales). De fait, la plupart des livres de Latour sont réservées à un petit nombre de spécialistes. Quant à son dernier opus, Où suis-je ?, il est – hélas – trop confus et trop mal écrit pour que ses acheteurs, fussent-ils plus nombreux, puissent le lire jusqu’au bout en dépit de sa brièveté.

D’où vient alors l’influence de Latour et son succès ? D’abord la générosité du philosophe, sa sagesse et son empathie naturelle qui rappellent un peu celles d’ Edgar Morin, Stéphane Hessel ou Michel Serres. Son radicalisme modéré contribue également à séduire des publics variés, bien au-delà des intellectuels écolos « canal historique ». 

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Une autre raison de l’affection, sinon de l’attraction, que nous avons pour la pensée de Latour, c’est qu’il est une machine à inventer ou à populariser des concepts : « Zones à défendre », « Modes d’existence », « Actants », « Zone critique » ; sans oublier les expressions et les mots qu’il n’a pas inventés mais a largement contribués à faire connaître en France : « Actor-Network Theory », « Agency » et l’inévitable « Gaïa », invention du penseur anglais James Lovelock. À noter également les mots auxquels il a donné un nouveau sens : le « terrestre », le « hors-sol », le « terrain de vie » (pour remplacer le trop administratif « territoire ») ou l’adjectif « mondain » (qui n'est plus lié aux salons ou aux vanités, mais à la terre). 

James Lovelock a élaboré la théorie selon laquelle la terre est un organisme vivant connu sous le nom de Gaia ; photo de 1989.
James Lovelock a élaboré la théorie selon laquelle la terre est un organisme vivant connu sous le nom de Gaia ; photo de 1989.
© Getty - The LIFE Images Collection

Autre raison de l’engouement latourien : le collectif. Le monde de Latour est un « intellectuel collectif » bien différent de ce que furent, en leur temps, les maîtres à penser « self centered » tels Jean-Paul Sartre, Jacques Lacan ou Louis Althusser. Souvent Latour écrit ses livres avec d’autres auteurs ; il mène ses travaux en équipe. Le philosophe travaille avec un vaste collectif dont la plupart des membres apparaissent dans les longs remerciements généreux publiés à la fin de Où suis-je ?. Peu importe les titres ou les domaines académiques, la « famille Latour » agrège des chercheurs fort divers au croisement de la science, de l’écologie, de l’histoire et de la philosophie comme Donna Haraway, Isabelle Stengers ou Emanuele Coccia, des spécialistes de l’histoire de l’environnement comme Pierre Charbonnier, des intellectuels du numérique comme Dominique Cardon ou Dominique Boullier, des penseurs de l’art et de l’écologie comme Frédérique Aït-Touati ou Martin Guinard. On peut également citer l’universitaire et géoscientifique Sébastien Dutreuil, dont les travaux reconnus internationalement sur « l’hypothèse Gaïa » l’ont hissé au sommet des « jeunes pousses » latouriennes promises à un bel avenir scientifique. Bien d’autres chercheurs, sans compter d’innombrables doctorants, tournent autour de la galaxie Latour, dans sa dimension de recherche au Médialab ou à Speap, dans sa partie enquête sociologique, dans le numérique ou dans ses expérimentations artistiques. 

Soft Power
1h 19

Finalement, Latour est – comme Morin ou Serres encore – un penseur de la complexité et, selon ses propres mots, un « philosophe du sens commun ». En voici un exemple, révélateur. Dans Où suis-je ?, il analyse la bataille récente entre producteurs de sucre de betterave et écologistes. La discussion est bien posée par Latour, avec ses « liens d’interdépendance » complexes. Il montre notamment que les paysans ne font pas face aux écologistes dans ce débat trop souvent simplifié : il y a des paysans et des écologistes de chaque côté du débat (les apiculteurs sont contre les betteraviers et les écologistes du circuit court refusent que nos betteraves viennent de l’étranger). En fait, tout le monde est d’accord sur deux points : il faut sauver les abeilles et il faut protéger la production de betteraves en France, pour ne pas avoir à les exporter. Du coup, Latour critique non pas tant la décision de ré-autoriser les pesticides mais la méthode qui a donné la primeur aux arguments économiques par pragmatisme. Le problème : l’économie a « clôt » le débat, alors que le pragmatisme justement, appelait à privilégier d’autres arguments pour « ouvrir » cette discussion au lieu de la fermer. 

Manifestation à l'entrée d'un site de Bayer pour protester contre le projet de loi permettant la réintroduction temporaire des néonicotinoïdes pour sauver l'industrie de la betterave ; 2020, Monbéqui.
Manifestation à l'entrée d'un site de Bayer pour protester contre le projet de loi permettant la réintroduction temporaire des néonicotinoïdes pour sauver l'industrie de la betterave ; 2020, Monbéqui.
© AFP - LIONEL BONAVENTURE

Après le constat, Latour distribue ses griefs : contre Emmanuel Macron d’abord, qu’il critique sans aménité, et sans d’ailleurs connaître la nature du débat qui a eu lieu au sein de son équipe (rarement naïf, Latour devrait pourtant savoir que Nicolas Sarkozy, François Hollande, Olivier Faure, Benoît Hamon, Jean-Luc Mélenchon et même Anne Hidalgo ou Yannick Jadot, auraient sans doute pris la même décision que Macron sur les betteraves pour ne pas perdre le vote rural et agricole). Candide ici, Latour écrit : « La question n’est pas de savoir si le monde de demain va remplacer le monde d’avant, mais si le monde de la surface ne pourrait pas laisser enfin sa place à celui de l’ordinaire profondeur ». 

Après Macron, les écologistes sont stigmatisés à leur tour parce que, « hors-sol » eux aussi, ils ne prennent en compte qu’un seul point de vue (celui de l’environnement). Latour écrit : « Les terrestres seraient bienvenus de nommer ‘écologie’ non pas un domaine, une attention aux ‘trucs verts’ mais simplement ce que devient l’Économie quand la description reprend ».  

La Grande table (2ème partie)
33 min

Dans Où atterrir ?, Latour pointait déjà l’échec des écologistes parce qu’ils se sont trompés d’espace : soit qu’ils ont voulu se positionner entre la droite et la gauche – alors qu’ils auraient dû dépasser cette opposition ; soit qu’ils ont tenté de rejeter la mondialisation pour le « local » et se sont fait piéger par le retour à la terre réactionnaire. Du coup, « les partis traditionnels s’opposent [aux partis verts] au nom de la défense des intérêts humains », écrit Latour. 

Homme de débats et de controverses, Bruno Latour rêve donc de mettre tous les acteurs autour de la table et peser les arguments écologistes, mais aussi sociaux, juridiques ou économiques, sans oublier « les paysans empoisonnés, l’érosion accélérée, les rivières eutrophisées » ou même les arguments de souveraineté et du « made in France », que Latour ne cite pas mais qui existent également dans ce dossier. « Et peut-être bien qu’il sera préférable, en fin de discussion » conclut Latour, d’autoriser les pesticides « faute d’alternative, mais cela signifie qu’il n’y a rien dans ce tissu de discussion, de négociations, d’évaluations que l’on doive par défaut réduire à l’économie ». En fin de compte, Latour tente de faire la démonstration d’une nouvelle méthode politique contre les populismes, une sorte d’équilibre à trouver sur des sujets complexes où il n’y a pas de solution simple, méthode qui est proche des « conventions citoyennes » et finalement moins éloignée qu’on ne le croit du travail parlementaire classique ou « syndical-confédéral » de type CFDT, sinon du « en même temps » macronien !

La limite de ce type de pensée bienveillante c’est que, contrairement à la politique, elle n’a pas à trancher. Les problèmes sont laissés tels une « patate chaude » aux acteurs, puisque la seule condition posée est celle d’un débat démocratique honnête et de pouvoir discuter des controverses avec tous les acteurs concernés. On comprend pourquoi les écologistes radicaux n’acceptent ni la méthode de Latour ni ses conclusions « mi chèvre mi betterave ». Évidemment Yannick Jadot, le Vert à l’ego démesuré qui ne supporte pas la contradiction, déteste Latour – et c’est réciproque. D’autres détracteurs, à droite cette fois, reprochent au philosophe son « relativisme » sans avoir à ce jour avancé d’arguments très pertinents (une critique que, au demeurant, ils faisaient déjà à Claude Lévi-Strauss). 

Yannick Jadot, candidat à la tête du parti écologiste français Europe Écologie Les Verts (EELV) lors des élections européennes de 2019.
Yannick Jadot, candidat à la tête du parti écologiste français Europe Écologie Les Verts (EELV) lors des élections européennes de 2019.
© AFP - JEFF PACHOUD

En fin de compte, et au-delà de l’exemple singulier des betteraves et des abeilles, Latour imagine un changement profond de paradigme politique, où l’opposition entre la droite et la gauche serait remplacée par l’opposition entre « les hors-sol » (ceux qui ne prennent pas en compte le sol) et « les terrestres » (ceux qui ont les pieds sur terre). L’axe droite-gauche s’en trouve désaxé ; le conflit local-global est dépassé ; l’écologie comme force autonome a échoué faute d’avoir compris ce nouveau paradigme. Pour Bruno Latour, le XXIe siècle sera l’âge de la question « géo-sociale » et les conflits qui nous attendent seront « géo-sociaux ».

Figure iconoclaste, où se situe finalement Bruno Latour sur le plan politique ? C’est difficile à dire : cet inclassable vient du catholicisme social, déteste le macronisme et le gauchisme, et semble sur sa réserve vis-à-vis des écologistes qui rêvent de prendre leur revanche sur le capitalisme en instrumentalisant l’écologie. On l’a vu frayer avec Anne Hidalgo et Éric Piolle à quelques occasions limitées mais, ni penseur critique, ni penseur radical, il est surtout autonome et, comme tout intellectuel sans système figé, foncièrement « irrécupérable ». C’est ici, peut-être, que réside l’intérêt premier de la pensée de Bruno Latour qui dynamite les fondements de nos idées politiques, y compris celles de la gauche ou des « Verts ». 

En réalité, Bruno Latour ne se situe pas au niveau des partis politiques qui sont restés au ras du sol : il prend de l’altitude. Son agenda n’est pas le leur ; il n’a pas, lui, à se faire élire ni à négocier avec les Gilets jaunes. C’est un intellectuel profondément irresponsable, au sens premier du terme ; il n’a pas à « répondre » de ses idées ni à décider dans l’urgence. 

Le meilleur moyen d’échouer la transition écologique serait d’ailleurs de se précipiter en « sautant comme un cabri » et en hurlant à l’ « urgence climatique ». C’est le modèle d’ensemble qu’il faut repenser, en prenant son temps – sur deux ou trois décennies sans doute. Le « nouveau régime climatique » n’adviendra que si on le construit sur une génération par le débat et avec les citoyens eux-mêmes – et non pas contre eux, sous prétexte d’« urgence climatique ». On ne le fera pas non plus accepter si on le limite à une « écologie punitive » – l’expression connaît déjà une résonance significative dans les classes populaires et rurales – ni en se limitant à des gadgets, aussi verts soient-ils, comme de monter des ruches sur les toits de Paris ou d’interdire les pailles ! Et gare aussi aux effets d’annonces qui deviennent vite des effets pervers : multiplier les parcs d’éoliennes c’est bien mais c’est une énergie qui ne se conserve guère ; multiplier les menus végétariens dans les écoles, bien aussi, mais on n’est déjà plus capable de produire en France le « bio » nécessaire à notre consommation et il nous faut l’exporter de Chine… 

Prendre son temps ne signifie pas renoncer : c’est se donner les moyens de changer de modèle en profondeur, sur la durée, au lieu de susciter des blocages qui déboucheraient inévitablement, en France même, sur de nouveaux populismes de types « trumpiens », « bolsonariens » ou « poutinistes ». 

Manifestation d'Extinction Rebellion devant l'ambassade brésilienne à Bruxelles pour appeler le Brésil à agir pour la protection de la forêt amazonienne face aux déforestations et aux incendies; 2019.
Manifestation d'Extinction Rebellion devant l'ambassade brésilienne à Bruxelles pour appeler le Brésil à agir pour la protection de la forêt amazonienne face aux déforestations et aux incendies; 2019.
© AFP - KENZO TRIBOUILLARD

Conscient des risques, Latour se veut stratège. Et au lieu de susciter un front du refus, sa théorie consiste à « canaliser certaines émotions politiques vers de nouveaux objets ». En gros, faire en sorte que les ressorts psychologiques qui ont incité des millions d’Américains à voter pour Donald Trump, les Anglais en faveur du Brexit ou les Français pour Marine le Pen, soient utilisés positivement pour construire le monde de demain. 

On mesure mieux ainsi la subtilité de la pensée latourienne qui est d’abord une « méthode », même si on peine à voir, bien sûr, comment elle peut se concrétiser à l’Assemblée nationale. Contrairement à la gauche, de Anne Hidalgo à Jean-Luc Mélenchon, avec lesquels il partage le souci du social, Latour n’attend pas grand-chose de l’État tant il le sait, depuis ses premiers livres, impotent, souvent inefficace, et incapable d’honorer se promesse républicaine. Latour n’est pas un « Marx de l’écologie », même si on a pu lui coller cette étiquette sommaire. 

Les entreprises alors ? Un pacte avec les industriels ? Ceux qui feraient de lui un penseur de droite seraient également déçus. Les analyses de Bruno Latour sont foncièrement hostiles au libéralisme – en fait le capitalisme du « laissez-faire » américain – et, jusqu’à un certain point, au « tout-croissance ». Mais, contrairement à de nombreux penseurs verts, il ne rejette par principe ni la croissance, ni la prospérité. Le philosophe sait qu’à moins d’imaginer une économie de kolkhozes, de devenir technophobe – ce qu’il n’est pas – ou de préconiser une sortie du projet européen auquel il reste attaché, son pari du « nouvel ordre écologique » ne pourra pas être imaginé hors de l’économie de marché. Allons plus loin : il faut certes transformer le capitalisme mais le futur ne peut pas être imaginé sans l’économie de marché, la seule à permettre la production de biens de consommation de masse, bon marché et écologiques, et de nourrir quotidiennement dix milliards d’humains à l’horizon 2050. Comme l’URSS et Cuba nous l’ont confirmé, et comme la Chine déjà nous l’indique, il n’y a pas d’écologie sans économie de marché – il n’y a pas non plus de démocratie. 

Latour est-il alors un « régulateur », comme on le dit des économistes de l’école de la régulation ou des néo-rooseveltiens ? Si l’étatisation de l’économie n’est pas une option et la décroissance une impasse, nous n’avons plus que les outils de la régulation et l’innovation pour nous en sortir. En gros, la social-démocratie vaguement re-labellisée en « social-écologie »… 

Pour Latour, l’écologie est l’un des piliers de la grande mutation nécessaire, mais l’économie et le social également ; si on ne s’appuie pas sur ces trois piliers à la fois, on échouera. 

On échouera également si on ne mise pas sur l’innovation, la recherche et le développement ou l’expérimentation. Il est dommage ici que l’historien des sciences n’aborde pas davantage dans Où atterrir ? ni dans Où suis-je ? ces questions de l’innovation et de la R&D. C’est pourtant par la science que nous nous en sortirons. L’économie (capitaliste comme communiste) a été à l’origine des problèmes de la planète ; elle peut être, grâce à l’innovation et l’économie de marché régulée, la solution. Pour les betteraviers comme pour les apiculteurs, le seul espoir réside dans la recherche : la découverte de produits phytosanitaires efficaces et non tueurs d’abeilles. De même, militer pour la décroissance aérienne est une illusion ; mais créer une aviation durable une partie de la solution. Vouloir interdire le plastique est un slogan contre-productif et vain ; ce qui est indispensable c’est d’inventer un plastique entièrement recyclable – ce qui ne passe ni par la décroissance, ni l’étatisation, mais par l’économie de marché, la régulation et l’innovation scientifique. 

Soft Power
1h 19

Bruno Latour n’a pas forcément abordé chacun de ces problèmes en ces termes, ni imaginé les solutions de cette façon, mais sa « cartographie des controverses », une nouvelle pratique pédagogique en sciences sociales qu’il a imaginée, permet à toutes ces questions d’être débattues. Avec cet outil, il peut tenir compte de tous les points de vue et du contexte dans lesquels ils sont émis. Il préface d’ailleurs ce mois-ci un ouvrage du Médialab en deux tomes qui donne le « mode d’emploi » de cette pratique des controverses, lequel se propose justement « pour se repérer dans l’incertitude de se perdre d’abord dans la complexité ». 

Voilà pourquoi, malgré les critiques que sa pensée suscite déjà et ses limites théoriques dans la fuite en avant de la complexité et des controverses illimitées, la générosité communicative de Bruno Latour, sa méthode et ses idées nous paraissent essentielles aujourd’hui. J’ajouterai pour conclure une dernière raison de notre affection latourienne : ce philosophe est du côté du bien – c’est ce qui nous importe le plus. Ou pour le dire autrement, en citant un beau slogan des zadistes que Latour, à l’humour facétieux, aime citer : « Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend ». 

Frédéric Martel 

* Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres, éd. Les Empêcheurs de penser en rond, Janvier 2021, 15 Euros. Vient également de paraître : Controverses, Mode d’emploi, préface de Bruno Latour, un ouvrage collectif sur « la cartographie des controverses », en deux tomes, publiés par le Medialab de Sciences Po. 

• Frédéric Martel est professeur d’université et écrivain. Il produit et anime chaque dimanche de 18h à 20h le magazine « Soft Power », dédié aux industries créatives et au numérique, sur France Culture. Cet article est la version longue de son éditorial diffusé sur France Culture le dimanche 17 janvier. A réécouter ici. (Une première version courte de cet article avait précédemment paru en allemand dans le quotidien Neue Zürcher Zeitung).