"Je dis souvent à un enfant victime d'inceste qu'il est courageux de dénoncer et que ce n'est pas de sa faute"

L'entrée de la brigade des mineurs, au commissariat de Caen, où les victimes d'inceste viennent porter plainte. ©Radio France - Sophie Parmentier
L'entrée de la brigade des mineurs, au commissariat de Caen, où les victimes d'inceste viennent porter plainte. ©Radio France - Sophie Parmentier
L'entrée de la brigade des mineurs, au commissariat de Caen, où les victimes d'inceste viennent porter plainte. ©Radio France - Sophie Parmentier
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C’est l’un des crimes les plus tabous : l’inceste, dénoncé par des milliers de victimes sur les réseaux sociaux, après la publication du livre-choc de Camille Kouchner, qui racontait l'inceste subi par son frère. France Inter a recueilli la parole d’une victime de triple inceste qui a livré son cauchemar aux policiers.

Elle est une jeune fille de 18 ans. Les joues rondes comme celles d’une petite fille. Le corps enfoui sous des kilos qui ressemblent à une carapace. Elle choisit que nous l’appelions Maude, comme prénom d’emprunt. Maude a le regard triste de ceux qui depuis longtemps ont perdu l’insouciance. Maude commence à parler posément, presque détachée de l’horreur des crimes qu’elle décrit. Puis, une larme roule sur son visage. Maude est bouleversante. Elle raconte qu’elle avait quatorze ans, dans son souvenir, quand son grand-père paternel a commencé à l’agresser. "Ça a commencé au niveau de la poitrine, et à la fin, quand il avait terminé, il me donnait de l’argent pour que je garde le silence et que je prenne ça comme un jeu". 

Maude raconte un triple inceste entre 14 et 18 ans

Maude s’excuse. Au début, elle n’a pas compris. "J’étais un peu naïve donc du coup, j’ai marché dans le jeu entre autres, et à un moment, j’en pouvais plus parce que vu que ça se répétait assez souvent, j’ai décidé d’en parler à mes parents", confie-t-elle. Elle explique que ses parents en parlent alors au grand-père, et Maude se croit sauvée. Mais son calvaire ne va faire qu’empirer, dit-elle. Elle dit qu’à ses quinze ans, c'est son propre père, qui a commencé à la violer. "Et pour lui ça a été vraiment bien plus pire que mon grand-père, j’ai vraiment subi tous types d’actes, je ne sais pas s’il faut que je les nomme". Silence. Puis elle les nomme : "pénétration, fellation, attouchements". Et elle ajoute : "et aussi plein d’autres actes, aussi douloureux que vous pouvez penser". Maude évoque la violence physique de son père pour imposer cet inceste. Dit que l’inceste de ce père a duré trois ans. Et que pendant plusieurs mois, son grand frère, qui avait un an de plus qu’elle, s’est aussi mis à la violer. Maude détaille les actes qu’elle dit avoir subis de la part de son frère. "C’était insupportable pour moi", souffle-t-elle. 

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Maude* (le prénom a été changé) a porté plainte pour un triple inceste. Elle accuse son grand-père, son père et son grand frère.
Maude* (le prénom a été changé) a porté plainte pour un triple inceste. Elle accuse son grand-père, son père et son grand frère.
© Radio France - Sophie Parmentier

Insupportable, mais Maude explique qu’elle a supporté durant trois ans l’inceste de son père, car elle ne savait que faire pour lui échapper. Où aller ? Maude avait peur de parler à nouveau et d’être chassée, d’atterrir dans la rue. Sa mère, elle-même victime de son mari violent, semblait impuissante. Au lycée, Maude a fini par oser se confier à une amie qui l’a convaincue de dénoncer ces faits. "Elle m’a rassurée, car elle avait déjà été dans un foyer, et savait que je ne serais pas à la rue". Son amie a appelé le 3919, qui ne répondait pas, puis le 115. Il y a eu un premier hébergement d'urgence, un premier signalement. Et Maude s’est retrouvée à pousser la porte du commissariat de Caen. 

"Un mot me vient quand on parle inceste : le silence", dit le brigadier-chef Mickaël N.

C’est le brigadier-chef Mickaël N. qui l’a auditionnée. Cela fait plus de dix ans qu’il est policier à la brigade des mineurs de Caen. Un policier passionné par sa mission. Son bureau se veut rassurant pour les enfants aux vies cabossées. Des Schtroumpfs sont collés aux vitres. Une grenouille en peluche chevauche une énorme boîte de Carambar, juste au-dessus d'un vivarium. A l'intérieur du bocal rectangulaire, le policier héberge des phasmes, ces étranges petites bêtes en forme de brindilles qui attirent les bambins les plus réticents à franchir la porte du bureau. "Cela les intrigue, et récemment, une petite fille qui avait peur d'entrer dans le bureau d'un policier, a fini par s'approcher des phasmes pour voir si c'étaient les mêmes que dans sa classe, à l'école", se félicite le brigadier-chef, lui-même père de quatre enfants. 

Il a en charge une centaine de dossiers d'enfants "plaignants" et souligne qu'il tient à ce terme de "plaignant" plutôt que "victime", rappelant à juste titre que c'est la justice, lors du procès qui désigne seule les victimes, les coupables ou les innocents. Dans le bureau de Mickaël N., on parle de "mis en cause" pour désigner les agresseurs présumés, qui restent toujours présumés innocents. Et dans ce bureau, le policier constate à quel point ceux qui se sentent envahis par un sentiment de culpabilité sont ceux et celles qui se disent victimes d'inceste. 

Le brigadier-chef Mickaël N., dans son bureau de la brigade des mineurs au commissariat de Caen
Le brigadier-chef Mickaël N., dans son bureau de la brigade des mineurs au commissariat de Caen
© Radio France - Sophie Parmentier

"Souvent, lorsqu'un enfant m'a dénoncé son papa, ou sa maman, il me dit : mais il va pas aller en prison ? On sent qu'il est déchiré".

Sur ses cent dossiers, le policier, aussi chevronné soit-il, ne peut hélas pas tous les traiter avec la même urgence. Il faut prioriser. Celui de Maude est devenue une urgence prioritaire, comme sont censés l'être tous les cas d'enfants présumés victimes vivant avec leurs agresseurs présumés. Quand le policier a auditionné Maude, il se souvient qu'elle était, comme presque tous les enfants qui viennent raconter un inceste, scindée en deux. Déchirée. Avec d’un côté, cette nécessité vitale de se protéger et de dénoncer. Et de l’autre, la peur que toute sa famille éclate et soit détruite par sa parole. Mickaël N. note que "souvent, lorsqu'un enfant m'a dénoncé quelque chose, contre son papa ou contre sa maman, tout de suite, il va me demander : mais il va pas aller en prison ?"  

Le policier entend très souvent cette peur des enfants qu'un de leurs parents ou que leurs deux parents aillent en prison. "La prison, c'est un terme qui revient souvent. Ils me disent, je l'aime toujours". Le policier ne ment jamais à un enfant, lui répond seulement que "c'était très courageux de dénoncer cela, qu'il a bien fait de le dénoncer parce que ce qu'il a subi n'est pas normal et qu'il n'avait pas à subir cela". Et il répète toujours à l'enfant "que ce n'est pas de sa faute s'il a dénoncé cela." Dans ces affaires d'inceste, ce qui frappe les policiers, c'est que "le bourreau a aussi le visage d'un père aimant, ou un grand-père que la victime adore, et c'est la difficulté lors des auditions, la victime décrit ce qu'elle a vécu sans haine et sans violence et pour nous en tant qu'enquêteurs, c'est compliqué", souligne Virginie, une des cheffes de la brigade des mineurs, enquêtrice elle aussi passionnée, qui a mené des centaines d'interrogatoires avec Mickaël N. 

Face à eux, les enfants qui racontent l'inceste au commissariat de Caen viennent de tous milieux. Ils ont tous les âges. Les plus jeunes sont auditionnés dès qu'ils savent parler, trois ou quatre ans. Dans leurs cas, c'est toujours un signalement ou un dépôt de plainte d'un adulte qui conduit à l'audition. Les auditions sont systématiquement filmées par une petite caméra, afin de ne pas faire répéter l'enfant, qui parle parfois avec des bribes de mots. Une parole si délicate à recueillir. Mickaël N. estime que "le plus difficile est d'instaurer un climat de confiance avec l'enfant, s'adapter à ses mots, ne pas induire ses paroles". Et toujours douter. Toujours travailler sur "une double hypothèse", insiste Virginie. Est-ce que l'enfant dit la vérité ? Qu'est-ce qu'il s'est passé ou ne s'est pas passé ? Quelquefois, les enquêteurs s'aperçoivent qu'un enfant est manipulé par l'un de ses parents pour attaquer l'autre, cas de plus en plus fréquent dans les situations de séparations très conflictuelles. Les policiers ont leurs techniques pour savoir si un enfant ment, et depuis la retentissante affaire Outreau, la parole de l'enfant est écoutée avec beaucoup de précaution, et entendue aussi avec attention.

Maude* (le prénom a été changé) a porté plainte pour un triple inceste entre 14 et 18 ans
Maude* (le prénom a été changé) a porté plainte pour un triple inceste entre 14 et 18 ans
© Radio France - Sophie Parmentier

Et puis, il y a tous les enfants qui semblent porter en eux, à travers leurs mots, leurs maux, les stigmates de l'inceste, mais qui se taisent, face aux enquêteurs, enfermés dans leur mutisme. "Des fois, le temps de la parole n'est pas le bon", explique la capitaine Elise Recoursé, à la tête de la brigade de protection de la famille au commissariat de Caen. "Des fois, la victime n'est pas prête à parler, et elle va dire non, il ne s'est rien passé, et puis des années après, elle va revenir et dire si, en fait, à ce moment-là, j'étais pas prête, et là, aujourd'hui, je parle, et j'ai bien été victime de viol". 

Plus le temps s'écoule entre les faits d'inceste et leur dénonciation, plus la preuve est difficile à mettre en évidence pour les enquêteurs. Mais les enquêteurs savent que l'ouverture d'une enquête peut aider les victimes à se réparer. Des victimes qui n'attendent pas toujours un procès mais surtout qu'on les croie. Souvent, à cause de l'amnésie traumatique, ou du tabou qu'elles n'ont pas voulu lever pour ne pas détruire leur famille, les victimes d'inceste ont attendu des décennies avant de parler, attendu la mort de l'auteur de l'inceste, ou la prescription des faits. Même quand il y a prescription, et ce fut le cas encore ce mois-ci pour l'affaire Olivier Duhamel après les révélations du livre de Camille Kouchner, La familia grande, les policiers font des auditions. Et parfois, contre toute attente, même très tard, "les agresseurs sont soulagés d'avouer", témoigne Virginie, officier à la brigade des mineurs de Caen. "On a vu des auteurs d'inceste nous remercier d'avoir été entendus, et nous dire que s'ils n'avaient pas été dénoncés, il n'auraient jamais arrêté". 

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