Billet

Laissez-moi dire, écrire et tweeter que je suis un «pédé»

Le retournement du stigmate est une vieille arme militante de mobilisation des minorités, notamment sexuelles, pour décharger une insulte de son infamie.
par Florian Bardou
publié le 19 janvier 2021 à 17h21

Hey Twitter, t'as toujours un petit problème de modération on dirait ? Ça fait déjà deux fois en moins d'un an que tu suspends, bloques ou signales les gazouillis des comptes de militants LGBT historiques – ceux de l'activiste lesbienne Gwen Fauchois ou du militant antisida Fred Bladou, pour ne citer qu'eux –, pour avoir enfreint les «règles relatives aux conduites haineuses». Ce jour encore, c'est la critique d'art, ancienne d'Act Up et de Libé, Elisabeth Lebovici, qui en a fait les frais pour avoir partagé un article de Mediapart sur le sujet. Autrement dit, tu considères que l'usage des termes «gouine» et «pédé», y compris par des engagés depuis belle lurette dans la lutte contre l'homophobie, est… de l'homophobie. Et n'a donc pas de place sur ta plateforme, quel que soit l'émetteur du tweet ! D'ailleurs, tu t'en défends, au nom des victimes à protéger, sur le site d'investigation : «Nous interdisons le ciblage de personnes avec des insultes, clichés et autres contenus répétés visant à déshumaniser, dégrader ou renforcer les stéréotypes négatifs ou préjudiciables au sujet d'une catégorie protégée.»

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Mais, très chère plateforme, n'aurais-tu pas – enfin, plutôt tes algorithmes censeurs – un gros problème de discernement, en te laissant berner par des signalements abusifs d'internautes ? Depuis des années, tu es incapable de relever le juste et tentaculaire défi de la lutte contre la haine en ligne et le cyberharcèlement. C'est d'ailleurs pour cela que des associations t'ont assigné en justice en mai dernier face à ton «inaction». Mais tu sembles ignorer que les mots ont une histoire et des significations fluctuantes d'un contexte à un autre, une charge différente selon qui porte le message ou le reçoit. Conséquence (et inconséquence) : tu réduis au silence, renvoies au placard et interdis à ceux que tu prétends protéger de se définir comme bon leur semble – en effaçant au passage cinquante ans (minimum) de luttes. Mais laisse-moi, laissez-moi, dire, écrire et tweeter ce mot, «pédé». Parce que je suis pédé, tu n'as pas à m'ôter ce terme de la bouche dans laquelle il n'est plus une insulte – et même s'il reste une injure punie par la loi chez ceux qui le dégainent par ailleurs, sur les réseaux ou dans les cours de récré.

Au risque d'enfoncer des portes ouvertes : sais-tu, savez-vous, que depuis des décennies, le mot est un cri de rassemblement, une arme pour retourner le stigmate hérité du passé, le vider, ironiquement, de sa charge infamante ? Quelques exemples : il y eut «Les pédés dans la rue», scandé le 1er mai 1971 en tête de la manifestation syndicale, par les militants du Front homosexuel d'action révolutionnaire premier défilé sur la voie publique d'homosexuels en France ; puis, les Gouines rouges, groupe lesbien dissident du FHAR et, bien sûrs, les tracts d'Act Up Paris à partir des années 90. Plus récemment, le tee-shirt «Fils d'immigré, noir et pédé» du DJ Kiddy Smile, porté à l'Elysée, affichait la même volonté dénonciatrice et d'empuissancement. Chez les anglophones, le mot «queer» (pour «tordu», «étrange» ou «pédé»), dont on ne sait plus vraiment ce qu'il désigne aujourd'hui, entre critique radicale et slogan vidé de son sens, a eu la même destinée : de l'opprobre social à la «réappropriation orgueilleuse» – je chipe ici la formule à Didier Eribon dans Retour à Reims. Et que dire des termes «maricon» ou «bollo» en langue espagnole, équivalents de nos «tapette» et «goudou». Pour le dire autrement, les crachats et les coups de poing sont aussi des bouquets de roses. Et s'ils piquent, dans l'expression publique, ce n'est pas pour rien.

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