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Setsuko Thurlow, survivante: «J’ai vécu l’enfer d’Hiroshima. Il faut abolir l’arme nucléaire»

Ce vendredi 22 janvier entre en vigueur le Traité de l’ONU sur l’interdiction des armes nucléaires. Un fait historique pour Setsuko Thurlow, une «hibakusha» (survivante) d’Hiroshima qui témoigne dans cet entretien au «Temps» de l’inhumanité de la bombe atomique. Prix Nobel 2017 avec l’organisation ICAN, elle milite depuis des années pour l’élimination de telles armes

Setsuko Thurlow décrit pour «Le Temps» ce qu’elle a vécu peu après le largage, par le bombardier américain Enola Gay, de la première bombe atomique. — © Brett Gundlock/The New York Times
Setsuko Thurlow décrit pour «Le Temps» ce qu’elle a vécu peu après le largage, par le bombardier américain Enola Gay, de la première bombe atomique. — © Brett Gundlock/The New York Times

Setsuko Thurlow, née Nakamura, n’a que 13 ans en 1945. Enrôlée de force par l’armée japonaise en pleine guerre mondiale, elle a pour tâche de décoder les messages secrets envoyés par les Américains. Elle travaille au deuxième étage d’un énorme bâtiment du quartier général de l’armée à Hiroshima. Depuis des semaines, cette jeune fille issue d’une famille de samouraïs vit dans l’angoisse d’une possible attaque états-unienne. Les Américains ont déjà largué des bombes traditionnelles sur un très grand nombre de villes nippones, tuant plus de 100 000 personnes. La jeune fille ne comprend pas. Hiroshima est étrangement épargnée.

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«Je pensais mourir»

A 8h15, le 6 août 1945 pourtant, la ville va subir une apocalypse nucléaire. Setsuko vit aujourd’hui à Toronto, au Canada. A 89 ans, cette hibakusha (survivante) d’Hiroshima, veuve d’un professeur d’histoire canadien, Jim Thurlow, reste très vive et dotée d’un esprit critique aiguisé. Elle a participé activement à ICAN, la Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires, nobélisée en 2017 et dont le siège central est à Genève. Elle décrit pour Le Temps ce qu’elle a vécu peu après le largage, par le bombardier américain Enola Gay, de la première bombe atomique, dénommée Little Boy, jamais lâchée sur une zone peuplée: «J’étais à 1,8 kilomètre de l’hypocentre de l’explosion. J’ai vu une lumière blanche et bleuâtre en dehors de la fenêtre. Mon corps a commencé à flotter dans l’air. L’édifice où j’étais était en train de s’effondrer. Je sens aujourd’hui encore cette sensation. J’ai perdu connaissance. Quand j’ai retrouvé mes esprits, tout était sombre, un sentiment irréel. C’était comme à la tombée de la nuit. J’ai entendu un jeune homme me dire: «N’abandonne pas. Je vais te libérer des gravats.»

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Elle pensait mourir. «Mais c’était étrange, je ne ressentais rien, ni de la panique, ni de l’horreur. Mes yeux ont dû s’adapter à l’obscurité. J’ai commencé à voir des gens se mouvoir. Mais ils ne ressemblaient plus à des êtres humains. Leurs cheveux étaient dressés vers le ciel, ils étaient complètement brûlés, des morceaux de chair pendouillaient, leurs os étaient visibles. Les orbites oculaires de certains étaient vides. Personne ne courait, personne ne criait. Il leur manquait la force pour le faire. J’entendais des voix, à peine audibles, me demander à boire.» L’attaque d’Hiroshima fera au total 140 000 morts, et celle de Nagasaki 75 000.

Effets de la radioactivité

«Les gens, mourants, avaient tellement soif que nous sommes allés à une rivière. Comme nous n’avions pas de verre ou de récipient, nous avons utilisé nos habits, que nous avons imbibés d’eau. C’est ainsi que nous leur avons donné à boire.» Sa sœur de 29 ans et son neveu de 4 ans ont eu moins de chance. Ils se rendaient chez le médecin quand la bombe a rasé Hiroshima. Ils étaient carbonisés. «Mon neveu me demandait sans cesse de l’eau. Tous deux ne survivront que quelques jours. Une scène m’arrache des larmes aujourd’hui encore. Des militaires sont venus. Ils ont versé de l’essence sur leurs corps et les ont incinérés, une crémation sans dignité. J’étais avec mes parents. Ce fut terrible.»

L’épisode perturbera longtemps Setsuko. «Quand j’y songe, je ressens encore une vraie douleur. Lors de la crémation, je n’avais éprouvé aucune émotion, versé aucune larme. Quel genre d’être humain étais-je pour agir ainsi? J’ai suivi plus tard des cours de psychologie à l’université pour comprendre. J’ai découvert le travail du professeur Robert Lifton, qui a baptisé ce phénomène «engourdissement et fermeture psychiques», un mécanisme de protection face à des événements d’une violence extrême.»

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Ses parents ont survécu, son père était à la pêche dans la baie d’Hiroshima. Mais deux tantes, deux oncles et deux cousins ont tous péri dans la tragédie. La plupart des 351 étudiantes de son école ont littéralement fondu. Là où la bombe de 13 kilotonnes a explosé s’est dégagée une chaleur de 4000 degrés Celsius, brûlant les corps jusqu’à 3,5 kilomètres à la ronde. Après l’horreur, les douleurs, les traumatismes. Mais la vie devait reprendre. Setsuko raconte les effets ravageurs de la radioactivité. «De nombreuses filles portaient des bonnets, car elles avaient honte de sortir chauves dans la rue. Elles décédaient les unes après les autres. J’étais moi-même tétanisée chaque matin. Avant de m’habiller, je regardais si j’avais des taches violettes sur la peau. C’était le signe qu’on était gravement contaminé et qu’on allait mourir rapidement. Imaginez ce sentiment qui vous accompagne chaque matin.»

Censure américaine

Ce ne fut pas le seul chemin de croix des hibakusha. Setsuko enrage aujourd’hui encore: «Pendant douze ans, le gouvernement japonais, qui avait provoqué la guerre, n’a rien fait pour nous, les survivants.» Qui plus est, quand les Américains et le général MacArthur ont débarqué et occupé le Japon, l’espoir de démocratisation et de démilitarisation nourri par les hibakusha a vite été douché, tonne l’octogénaire nippo-canadienne. «Les survivants ont senti rapidement le besoin d’écrire des haïkus (petits poèmes japonais), des journaux personnels. C’était compter sans la censure des forces américaines occupantes. Tout fut confisqué et envoyé aux Etats-Unis, qui ne souhaitaient pas que se propagent des informations sur l’impact de la bombe. Jusqu’en 1952, date du départ des forces américaines, nous avons été condamnés au silence.» C’était, pour les hibakusha, une double torture qui allait retarder le travail nécessaire pour surmonter le traumatisme. «De nombreux hibakusha, accusés d’être contagieux, préféraient cacher leur identité et ne pas apparaître en public, précise Setsuko. Ils se cachaient dans d’autres régions du Japon.»

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Ce n’est qu’à partir de 1952 que les survivants pourront s’informer sur les raisons qui ont motivé le président Harry Truman à lâcher la première bombe atomique sur leur ville. «Il est faux de prétendre que les Américains n’avaient pas le choix, s’insurge néanmoins la Nippo-Canadienne. Le Japon avait déjà commencé des négociations pour capituler, notamment avec les Russes.» Peu de Japonais ont ainsi compris les répercussions réelles du bombardement d’Hiroshima.

Mais un événement va changer la donne: l’essai par les Etats-Unis d’une bombe à hydrogène 1000 fois plus puissante que celle d’Hiroshima sur l’atoll de Bikini dans les îles Marshall en 1954. L’industrie japonaise de la pêche est dévastée, les stocks de poisson ainsi que des pêcheurs sont contaminés. «C’est là que le sort des hibakusha et le danger nucléaire furent enfin compris», constate Setsuko. A l’époque, la jeune universitaire japonaise passe une année à l’Université de Lynchburg, en Virginie aux Etats-Unis. Dans des interviews accordées à des médias américains, elle condamne vertement l’attitude de Washington. Elle commence à recevoir des messages de haine l’incitant à rentrer chez elle. Elle doit même quitter son dortoir pour aller loger provisoirement chez un professeur. Elle a peur de parler. Mais elle en prend conscience. Si je ne témoigne pas, qui le fera?

Trahison du gouvernement japonais

Une fois à Toronto, où elle poursuit ses études à l’université, elle rompt le silence, monte des expositions avec le maire de la ville, parle de son expérience dans des écoles, universités, clubs, des cercles diplomatiques. Mais c’était insuffisant pour elle: «C’est tout le système éducatif qui doit enseigner cela, pas seulement des hibakusha, qui peu à peu disparaissent.»

Pour elle, l’effort à mener contre les armes nucléaires doit être renforcé auprès des jeunes pour lesquels la menace nucléaire peut paraître abstraite. Elle rejoint la Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires (ICAN). Elle sillonnera la planète pour plaider la cause antinucléaire. Elle sera à Oslo avec Beatrice Fihn, la directrice d’ICAN, pour recevoir le Prix Nobel de la paix en 2017. Pour Setsuko, l’entrée en vigueur du Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN), ce vendredi 22 janvier, c’est la réalisation d’un premier rêve, une manière d’honorer ceux qui sont tombés à Hiroshima. «Je suis très reconnaissante. Mais ce n’est qu’une étape. Jusqu’à une véritable élimination des armes nucléaires, le chemin est encore long. Les puissances nucléaires s’évertuent à nous ridiculiser.» Setsuko se sent «trahie» par le gouvernement japonais, qui, comme celui du Canada, n’entend pas adopter le TIAN. «Il devrait savoir mieux que quiconque les conséquences humanitaires de l’arme nucléaire. C’est honteux, dit-elle. Ce d’autant que 76% des Japonais sont favorables à son élimination.»

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Le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires

Pour la société civile, c’est un moment historique. Ce vendredi 22 janvier entre en vigueur le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) adopté par 122 Etats à l’ONU à New York le 7 juillet 2017. 86 Etats l’ont signé à ce jour. Le 24 octobre dernier, le Honduras a été le cinquantième Etat à ratifier le traité, déclenchant son entrée en vigueur trois mois plus tard. A partir du 22 janvier, l’arme nucléaire est illégale en vertu du droit international, même si la réalité risque d’être un peu différente.

Les cinq puissances détentrices de l’arme atomique reconnues par le Traité sur la non-prolifération nucléaire (TNP), Etats-Unis, Russie, Royaume-Uni, France et Chine, n’ont pas l’intention de s’en départir. Elles ont boycotté les négociations à New York et n’ont pas l’intention d’éliminer leurs arsenaux. Pour elles, le TIAN sape au contraire le régime de non-prolifération institué par le TNP, qui a permis de limiter le nombre de puissances nucléaires dans le monde. Seuls quatre autres pays disposent de l’arme atomique: le Pakistan, l’Inde, Israël et la Corée du Nord. Les Etats-Unis et la Russie possèdent 93% des arsenaux existants.

Le traité interdit aux Etats parties de «mettre au point, mettre à l’essai, produire, fabriquer, acquérir de quelque autre manière, posséder ou stocker des armes nucléaires ou autres dispositifs explosifs nucléaires».