Pierre Bonnard, une vie dédiée à la couleur

Pierre Bonnard, une vie dédiée à la couleur
Pierre Bonnard, Nu à contre-jour (détail), 1908, huile sur toile, 124 x 109 cm, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles. ©Wikimedia Commons

Il a emprunté aux Nabis la puissance évocatrice de la couleur, s’est inspiré du japonisme, a revendiqué son statut de « décorateur », a tracé sa propre voie et ne s’est revendiqué d’aucune école. Itinéraire d’un artiste à part.

Cette petite femme-là, c’est un vrai tourbillon. Penchée vers la foule des trottoirs parisiens, avec son sourire espiègle et son décolleté audacieux, elle affole, elle enivre. Les passants la trouvent épatante, cette « France-Champagne », et le dessinateur tient là un beau succès. Nous sommes en 1891, il a vingt-quatre ans. Il s’appelle Pierre Bonnard. Affichiste, ce n’est pas son métier. De fait, des métiers, Pierre Bonnard, jusqu’à cette année-là, en exerce plusieurs. Avocat le matin au Parquet de la Seine, artiste l‘après-midi et les jours de congé. Est-ce parce qu’il hésite ou est-ce pour répondre aux exigences de sa famille ?

L’appel de l’art

Il est né en 1867 à Fontenay-aux-Roses, qui est encore un tranquille village d’Ile-de-France, même si la nouvelle ligne de chemin de fer, qui va jusqu’à Orsay, a rompu son isolement. Monsieur Bonnard a beau être fonctionnaire au ministère de la Guerre, il aime cultiver son jardin. Et entend bien que son fils, latiniste et helléniste enthousiaste au lycée Louis-le-Grand, brillant bachelier en 1885, fasse son droit. Seulement Pierre n’aime rien tant que dessiner. Ses proches, les fleurs, les animaux. Et puis les paysages et les toits rouges du Grand-Lemps, la maison de son grand-père en Dauphiné, où il passe en famille tous les étés de son enfance. Il s’inscrit donc, tout en suivant les cours de la faculté de droit, à ceux de l’Académie Julian, et est reçu au concours de l’école des Beaux-Arts en 1889, un an après sa licence de droit. On voit très bien où le conduira sa vraie passion, lorsqu’il écrit à sa mère en juillet 1888, lui annonçant son arrivée au Grand-Lemps : « Je porte le deuil de mes études avec allégresse. Je vais apporter une cargaison de toiles et de couleurs et je compte barbouiller du matin jusqu’au soir. » Il faudra néanmoins le succès de « France-Champagne», sa première paie d’artiste, pour qu’il abandonne définitivement les grimoires.

Tête de Bonnard, vers 1899, épreuve photographique sur papire albuminé, Paris, musée d'Orsay © Wikimedia Commons

Tête de Bonnard, vers 1899, épreuve photographique sur papire albuminé, Paris, musée d’Orsay © Wikimedia Commons

Avec les Nabis

Cette vie-là, agitée, extravagante, Bonnard en a un aperçu depuis qu’il fréquente, chez Julian, puis aux Beaux-Arts, des camarades qui ont pour nom Paul Sérusier, Maurice Denis, Paul Ranson, Ker-Xavier Roussel. Des amitiés d’airain se forgent, de celles qui vont l’accompagner toute sa vie, la plus légendaire étant celle avec Édouard Vuillard. S’il règne une effervescence teintée d’excentricité, elle est le fait de leur groupe, et ne sévit guère aux Beaux-Arts, où l’enseignement absolument figé des Bouguereau et autres Carolus-Duran désespère ces jeunes esprits. Ils demandent de l’air neuf, il leur faut ouvrir les fenêtres. C’est Gauguin qui va leur montrer la voie et leur intimer « le droit de tout oser ». À la rentrée de 1888, Sérusier revient de Bretagne en portant comme le Saint-Sacrement un petit tableau peint sous la dictée de cet inconnu rencontré à Pont-Aven. Couleurs sans nuance, posées à plat, juxtaposées, sans l’ombre d’une transition, bleu aussi bleu que possible, vert intense, jaune claquant, c’est la nature « telle qu’on la voit ». Quel éblouissement ! Le monde bascule et la petite planche devient le « Talisman » d’un groupe qui se forme sous la bannière des «Nabis», les « Prophètes » en hébreu.

Salle à manger à la campagne, Pierre Bonnard, 1913, exposé au Minneapolis Institute of Arts © Wikimedia Commons

Salle à manger à la campagne, Pierre Bonnard, 1913, huile sur toile, 164,5 x 205,7 cm, exposé au Minneapolis Institute of Arts © Wikimedia Commons

Bonnard : l’inclassable

Jeune homme réservé, Bonnard est doté d’une infinie capacité d’émerveillement. À l’époque, il ne connaît pas du tout l’impressionnisme, « l’exemple magnifique de Gau­guin » l’enthousiasme. Pourtant, l’artiste reste maître de ses choix, toujours un peu à l’écart. Certes, la vivacité d’esprit de ses camarades l’enchante, lui apporte la gaieté qu’il aime et la profession de foi des Nabis lui a révélé ce qu’il cherchait : la puissance évocatrice de la couleur, sa force poétique sont une fin en soi. Une pensée constante, désormais, puisque lorsqu’il se préoccupera du rôle de la lumière dans sa peinture, elle émanera de la couleur. Mais impossible de se fondre dans un mouvement : « Je ne suis d’aucune école. Je cherche uniquement à faire quelque chose de personnel », dit-il à un journaliste en 1891. Un « à part » que regrettera Maurice Denis, y voyant la raison qui a entretenu la profonde méconnaissance, par les jeunes générations, de la peinture de son ami : « Son système étant de ne pas en avoir, il échappe aisément à l’analyse ». Mais pour l’heure, c’est dans Paris que Bonnard s’échappe. Il quitte son atelier du 28, rue Pigalle et, des Batignolles aux grands boulevards, les trottoirs de la ville lui offrent une moisson de scènes populaires à croquer dans ces carnets qui ne le quittent jamais : voiture de laitier, fiacre et cheval, blanchisseuse, femme au parapluie, omnibus et chiens sans maître, fleuriste gouailleuse et passante digne du regard de Baudelaire, tout un monde trottine de l’aube au soir.

La place de Clichy, 1912, huile sur toile, 138 x 203 cm, Besançon, musée des Beaux-Arts et d'Archéologie © Wikimedia Commons

La place de Clichy, 1912, huile sur toile, 138 x 203 cm, Besançon, musée des Beaux-Arts et d’Archéologie © Wikimedia Commons

Une double révélation

Puis, c’est ainsi, en 1893, qu’il rencontre Marthe, de son vrai nom Maria Boursin, petite paysanne du Berry montée à la capitale et qui assemble des fleurs artificielles chez Trousselier, boulevard Haussmann. Marthe au regard bleu perdu, à l’ossature d’oiseau fragile, Marthe qui semble tout droit sortie d’une photo sépia pour entrer, indolente et sensuelle, dans la vie en couleurs de Bonnard, Marthe l’unique modèle de ses nus, Marthe aérienne et aquatique, Marthe, enfin, toujours recommencée à l’infini de ses tableaux. Avec les Nabis, l’autre immense rencontre de la jeunesse de Pierre Bonnard, c’est l’estampe japonaise. Comme Van Gogh et Monet avant lui, il tombe en ravissement, lors d’une exposition de 1890 aux Beaux-Arts, devant ces kakemonos débarrassés de toute la tyrannie de la perspective, de simples aplats où la composition décentrée joue du vide et du plein, sans souci de clair-obscur. « J’ai réalisé que la couleur pouvait tout exprimer sans avoir recours au relief ou à la texture. J’ai compris qu’il était possible de traduire la lumière, les formes, les personnages par le biais de la couleur seule sans avoir à recourir à d’autres valeurs. »

Nu dans un intérieur, 1912-1914, huile sur toile, 134 x 69,2 cm, collection Mr. and Mrs. Mellon, Washington, National Gallery of Art

Nu dans un intérieur, 1912-1914, huile sur toile, 134 x 69,2 cm, collection Mr. and Mrs. Mellon, Washington, National Gallery of Art © Wikimedia Commons

Le « Nabi japonard »

Ces estampes font fureur chez le marchand Samuel Bing depuis les années 1880, mais Bonnard, plus modeste, se procure dans les grands magasins « pour un ou deux sous, des crépons ou des papiers de riz froissés aux couleurs étonnantes » et remplit « les murs de sa chambre de cette imagerie naïve et criarde». Et lorsqu’il expose pour la première fois, en 1891, aux Indépendants, ses quatre panneaux, Femmes au jardin, l’opposition des imprimés, dont les couleurs ordonnent le rythme des formes, évoquent immédiatement le monde d’Utamaro. Pour ses camarades, Bonnard est devenu le « Nabi japonard ».D’autant que le peintre partage de tout cœur avec les Japonais ce goût immodéré du spectacle de la vie quotidienne. Quel meilleur moyen pour multiplier ces scènes de rue que la lithographie ? Longtemps, la gravure et l’illustration seront une part prépondérante de son activité. Il y a, en 1899, « quelques aspects de la vie de Paris », douze estampes réclamées par le marchand Vollard ; l’illustration d’un recueil de Verlaine, en 1900, de Daphnis et Chloé, des Histoires naturelles de Jules Renard et même d’une méthode de solfège de son beau-frère, Claude Terrasse. Mais surtout, il y a sa collaboration à la Revue blanche de Thadée Natanson à partir de 1894, l’époux de la « sibylline et rayonnante» Misia, auquel il donnera sa célèbre Femme au parapluie, couverture célébrissime toute de gris subtils et d’élégance feutrée. Lors de sa première exposition personnelle chez Durand-Ruel, en 1896, il impose, à côté des tableaux, des gravures et même des affiches. Plus deux paravents. Car Bonnard revendique son statut de « décorateur», tout à fait en accord avec son époque, qui voit s’épanouir l’Art nouveau et s’effondrer les frontières entre l’art « sur les murs » et l’art dans la vie.

Les frères Bernheim, 1920, huile sur toile, 166 x 155,5 cm, Paris, musée d'Orsay © Wikimedia Commons

Les frères Bernheim, 1920, huile sur toile, 166 x 155,5 cm, Paris, musée d’Orsay © Wikimedia Commons

En route vers sa terre promise

Ce chemin de l’intimité, Bonnard va le creuser, jusqu’à ne garder rien d’autre de la réalité que son émotion et sa poésie. En 1909, il découvre le Midi. « Quelle lumière ! Un coup des Mille et une Nuits ! La mer, les murs jaunes, les reflets aussi colorés que les lumières… » Marthe et lui finiront par s’installer, en 1926, au Cannet, dans une villa rose dont ils ont dessiné les plans. Tout au long des années qui les séparent de cette terre promise, ils vont de jardin en jardin, tantôt en Normandie, tantôt à Arcachon, tantôt à Saint-Tropez, dans un inlassable voyage vers la couleur. Des salles à manger apparaissent, tranquillement resserrées autour de lampes familières, des jardins à la végétation foisonnante et, entre les deux, des fenêtres grandes ouvertes. C’est tout un vocabulaire qui semble hérité d’un lointain décor, celui des vacances dans la maison du Grand-Lemps, ce vert paradis de l’enfance. La vision intérieure a modifié la syntaxe, cependant. Les bambins de jadis ont disparu. En revanche, il y a des salles de bains minutieusement décrites, éclairées à contre-jour et, au milieu, le corps cambré, allongé, penché de Marthe, sur lequel l’eau ruisselle, Marthe qui s’efface dans la baignoire où elle semble dormir.

Femmes au jardin, 1891, huile sur papier collé sur toile, panneaux de 160 × 48 cm, Paris, Musée d'Orsay © Wikimedia Commons

Femmes au jardin, 1891, huile sur papier collé sur toile, panneaux de 160 × 48 cm, Paris, Musée d’Orsay © Wikimedia Commons

Une vision mobile du réel

On songe à Degas, mais les cadrages, en contre-plongée quand on n’a pas carrément une vue d’au-dessus qui rend la silhouette de la baigneuse parfaitement plate, sont du jamais vu. Bonnard disloque les formes, efface les contours, libère les vannes de la couleur qui coule à flots : « La couleur m’avait entraîné et je lui sacrifiais presque inconsciemment la forme.» Un sujet sans fin, dont Matisse, qui lui rend visite et a acquis deux de ses tableaux, comprend ô combien le sens. Mais cette couleur dévorante ne reste-t-elle pas soumise à un désir bien plus grand du peintre ? Celui de la vision « variable et mobile » du réel. Bonnard voudrait, avec ses tableaux, « donner l’impression que l’on a quand on pénètre dans une pièce, que l’on voit tout et rien à la fois ». Au point de vouloir nous persuader que son credo, « Je n’invente rien. Je regarde », serait une définition objective de son travail. Peine perdue. À l’artiste qui disait « J’espère que ma peinture tiendra, sans craquelures. Je voudrais arriver devant les jeunes peintres de l’an 2000 avec des ailes de papillon », le public du XXIe siècle sait bien qu’il doit une des plus éblouissantes interprétations du réel qui soit.

La Fenêtre ouverte 1921, huile sur toile, 118 × 96 cm, The Phillips Collection, Washington, DC © Wikimedia Commons

La Fenêtre ouverte 1921, huile sur toile, 118 × 96 cm, The Phillips Collection, Washington, DC © Wikimedia Commons

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