Liberté d'expression : "Ce n'est pas parce qu'on est indigné que l'on a raison"

Marche des libertés contre les lois liberticides, à Paris le 28 novembre 2020. ©Maxppp - Le Pictorium
Marche des libertés contre les lois liberticides, à Paris le 28 novembre 2020. ©Maxppp - Le Pictorium
Marche des libertés contre les lois liberticides, à Paris le 28 novembre 2020. ©Maxppp - Le Pictorium
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Suite à la polémique liée au dessin de Xavier Gorce publié dans Le Monde, la sociologue et chercheuse au CNRS Nathalie Heinich s'interroge au micro de Marie Sorbier sur la capacité de notre société contemporaine à tolérer l'ironie.

Avec
  • Nathalie Heinich Sociologue, directrice de recherche au CNRS (Centre national de la recherche scientifique)

Suite à la parution du dessin de Xavier Gorce dans Le Monde et la polémique qu'il a engendré, Nathalie Heinich, sociologue et directrice de recherche au CNRS, s'interroge au micro de Marie Sorbier sur la place de l'ironie dans notre société actuelle. Si une des caractéristiques du dessin de presse, ainsi que de l'art, est d'opérer un décalage, de manier l'ambiguïté et, plus généralement, l'ironie, sommes-nous encore capable de l'accepter ?

Ne pas intégrer l'ironie dans notre culture commune. Nous assistons à l'importation en France, via les milieux universitaire, culturel et militant, d'un mode de rapport à la représentation qui a été et est toujours extrêmement puissant aux Etats-Unis.                
Nathalie Heinich

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L'école américaine

Ce mode de rapport à la représentation, Nathalie Heinich l'avait observé dès les années 1990 en enquêtant sur les rejets de l'art contemporain aux Etats-Unis, enquête qui a donné lieu à son livre Guerre culturelle et art contemporain. Une comparaison franco-américaine, paru en 2010 aux éditions Hermann. La sociologue constate une grande différence entre les rejets français et américain face à toute forme de représentation artistique. Les rejets aux Etats-Unis étaient pour la plupart fondés sur un refus de la dimension imaginaire et représentationnelle des images, interprétées uniquement de façon littérale. Elle rapporte pour exemple le cas où des parents d'élève avaient demandé qu'une reproduction de La Maja nue de Goya soit retirée du mur d'une classe d'école car une femme nue n'y a pas sa place, même via une image artistique. 

Il s'agit d'un rabattement systématique de la dimension imaginaire sur la dimension réelle. Et en même temps, ce qui est assez troublant pour nous, une sur-symbolisation : un cas unique devient un symbole de la catégorie. L'image de La Maja nue sera interprétée comme le symbole de l'oppression faite aux femmes et fera immédiatement l'objet d'une mobilisation au nom du droit des femmes.                
Nathalie Heinich

"La Maja nue", du peintre espagnol Francisco de Goya, exposée au Musée du Prado, à Madrid.
"La Maja nue", du peintre espagnol Francisco de Goya, exposée au Musée du Prado, à Madrid.
- Wikipédia

Pour la sociologue, en appliquant ce mode de perception des images à la caricature de Xavier Gorce, la question de l'inceste n'est pas vue au prisme d'un dessin volontairement parodique jouant sur le second degré et le sous-entendu, mais comme un discours littéral qui amène à relativiser les crimes subis par les victimes d'inceste. 

Ce serait alors un symbole des maux infligés à l'ensemble des victimes d'inceste, et du même coup, on en fait un motif de mobilisation. C'est une mentalité normale aux Etats-Unis. Si elle est bizarre pour nous en France, elle est néanmoins en train d'arriver. La vitesse avec laquelle ce type de mobilisation se produit en France est stupéfiante, et est énormément renforcée par les réseaux sociaux. Ce qui auparavant exigeait une mobilisation via des associations, partis et manifestations est aujourd'hui quasiment instantané, se diffuse à des foules qui réagissent dans l'indignation et se mobilisent de façon immédiate.              
Nathalie Heinich

Cancel culture

Cette réaction instantanée, diffuse et indignée, revendiquant la suppression de l'objet de cette indignation, s'inscrit dans la cancel culture, que Nathalie Heinich définit comme la conséquence immédiate du contrôle de la vie collective et de l'ordre moral consistant à ne pas tolérer l'expression de points de vue qui divergent de ceux que certains tiennent pour norme. Selon la sociologue, préférer la suppression à la discussion relève totalement de la culture américaine car la constitution des Etats-Unis empêche que le gouvernement puisse limiter la liberté d'expression. Cette régulation est donc prise en charge par des mobilisations citoyennes, et non pas par la loi. En France, le système juridique permet au contraire de porter plainte pour diffamation, insulte et incitation à la haine raciale. 

Dans le système américain, on assiste à la normalisation d'une censure sauvage imposée par le premier citoyen venu.            
Nathalie Heinich

Selon la sociologue, dans un monde influencé par la montée en puissance des réseaux sociaux, il en revient aux médias de lutter contre la cancel culture, d'affirmer et de faire exister la liberté de la liberté d'expression. A cette liberté, elle oppose la pression exercée par les réseaux sociaux qu'elle considère comme une pression dépourvue de toute légitimité démocratique.

Si le dessin de Xavier Gorce avait été considéré comme attentatoire, il aurait fallu porter plainte. Le dessin de presse est protégé par la loi en France, ce qui donne lieu à une confrontation de deux cultures juridiques et de deux cultures morales extrêmement différentes.          
Nathalie Heinich

L'importation via les réseaux sociaux de formes d'indignation considérées comme normales aux Etats-Unis donnent lieu à des frictions dont la polémique liée au dessin de Xavier Gorce est un révélateur. La sociologue voit dans ces mobilisations des individus qui s'auto-proclament représentants d'une communauté, au nom du fait qu'ils se sentent blessés dans leur identité, ou bien au nom des droits de cette communauté. 

En quoi un sentiment de blessure peut-il créer un droit ? En quoi quelqu'un qui n'est pas content peut s'instituer comme représentation d'une communauté, alors qu'il n'a pas été élu de façon démocratique ? Comment est-ce que l'indignation peut être considérée comme une forme de légitimation ? Ce n'est pas parce qu'on est indigné que l'on a forcément raison de vouloir supprimer les discours et actes problématiques pour nous.        
Nathalie Heinich

Décriant une normalisation de ces représentants autoproclamés en France, Nathalie Heinich considère que cette tendance s'inscrit également dans un phénomène de lutte contre l'appropriation culturelle. Elle définit ce mouvement particulièrement présent en Amérique du Nord comme composé de représentants autoproclamés d'une communauté, qui ne sont pas des représentants élus et qui refusent que l'on puisse utiliser les éléments culturels de la communauté en question hors de cette communauté. 

On assiste à des phénomènes d'importation via les réseaux sociaux de formes de culture communautaristes, identitaristes, qui mettent au premier plan de la définition des individus l'affirmation par eux-mêmes de leur appartenance à une communauté, ce qui n'est pas du tout dans l'esprit de ce qu'on appelle en France l'universalisme républicain. Il y a vraiment un clash des cultures.    
Nathalie Heinich

L'écrivain Yannick Haenel et le dessinateur François Boucq s'étonnaient, le 21 janvier dans Les Matins de France Culture, de ce qu'ils estiment être une incompréhension de l'ironie. De même, Plantu revenait dans la Question du jour du 22 janvier sur l'importance du décalage inhérent au dessin de presse, y compris face à des thématiques graves.
Ces deux émissions sont disponibles en réécoute ci-dessous :

La Question du jour
8 min
L'Invité(e) des Matins
44 min
8 min

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