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Bernard Rougier : "L’islamisme est une machine à détruire la France"
"Les territoires conquis de l'islamisme", dirigé par Bernard Rougier, offre une immersion dans des quartiers français où la norme salafiste est omniprésente.
Eliot BLONDET / AFP

Bernard Rougier : "L’islamisme est une machine à détruire la France"

Entretien

Propos recueillis par

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Dans "Les territoires conquis de l'islamisme", Bernard Rougier livre une autopsie documentée de la manière dont les islamistes arrivent à prendre le contrôle social de quartiers entiers. Le professeur à Paris-3 s'attaque également aux lâchetés du monde universitaire et de la gauche face à l'avancée de l'intégrisme religieux. Entretien.

Ne vous fiez pas à ses abords tapageurs ; malgré un titre et une thématique qui pourraient annoncer l'outrance, Les territoires conquis de l'islamisme (PUF), l'ouvrage dirigé par Bernard Rougier, apporte à ce sujet brûlant une expertise universitaire bienvenue. Sérieux, érudit, mais implacable dans ses constatations, ce livre peut se découper en trois parties. La première, à laquelle ont collaboré plusieurs universitaires spécialisés, s'attache à décrire les phénomènes idéologiques ayant trait à l'islamisme, et notamment l'expansion impressionnante du phénomène salafiste, une forme particulière capable d'opérer un "recodage religieux de la réalité sociale française et européenne" et perçue par de plus en plus de musulmans "comme l'incarnation objective de l'islam". Dans ses chapitres les plus marquants, le livre emmène ensuite le lecteur sur le terrain, dans ces fameux "territoires conquis de l'islamisme" : d'Aubervilliers à Toulouse, en passant par Argenteuil ou Mantes-la-Jolie, ce sont des descriptions saisissantes de précision et de clarté qui sont offertes au lecteur. Un tel travail n'a été rendu possible que par la méthode de rédaction du livre : ce sont les étudiants de Bernard Rougier (professeur à Paris-3 / Sorbonne-Nouvelle), souvent issus des quartiers et maîtrisant l'arabe, qui ont enquêté de longs mois en immersion. L'ouvrage s'achève par deux chapitres là encore marquants, au sein d'un lieu privilégié d'élaboration et de diffusion de l'idéologie islamiste : la prison.

Irréprochable dans sa démarche, Les territoires conquis de l'islamisme prend également des positions nettes dans les débats qui agitent le monde intellectuel autour de l'islamisme et de la radicalisation. A ceux qui estiment que le repli communautariste n'existe que parce que le modèle républicain maintient les populations d'origine immigrée dans l'indigence, Bernard Rougier rétorque que c'est la nature-même du projet d'émancipation des individus que les islamistes ont en horreur. Aux spécialistes du courant dominant de la "déradicalisation", qui avancent que les attentats ne sont le fait que de "loups solitaires" invoquant Allah comme ils pourraient tuer au nom de Jésus-Christ, Shiva ou Toutatis, l'auteur démontre que ce sont bien des "écosystèmes salafistes" qui encadrent les futurs djihadistes et leur fournissent les armes idéologiques pour passer à l'action. En somme, les auteurs instruisent en profondeur sur l'islamisme tout en ne craignant pas de se mettre à dos les mandarinats établis à l'université. Autant de bonnes raisons de s'entretenir avec Bernard Rougier.

Marianne : Ce qui frappe peut-être le plus dans votre livre, ce sont les chapitres d'analyses très précises des ces fameux territoires conquis de l'islamisme. Comment les différents auteurs ont-ils collecté leurs informations ?

Bernard Rougier : Nous avons adopté ce qu'on appelle en jargon sociologique "l'observation participante", ou l'immersion. Ce livre est le résultat d'un travail qui remonte à au moins quatre ans, pendant lequel le terrain a été labouré par des étudiants issus des quartiers qui rédigent des mémoires ou des thèses. Ils ont pu voir par quels mécanismes, par quelles infrastructures l’islamisme circulait. Pour pouvoir le faire, il faut vivre sur place, écouter les conversations, aller dans les salles de sport, il faut parler arabe, ce qui est très important. L’idée était de produire ce que les anglo-saxons appellent de la "granularité" : restituer les épaisseurs humaines et sociales, ainsi que les mécanismes idéologiques qui cherchent à les simplifier au profit d'une vision de la société française comme étant un bloc hostile.

Y a-t-il un schéma-type de la manière dont les islamistes mettent la main sur un quartier ?

Il s'agit d'abord d'exister dans une mosquée, à défaut de la prendre. S'il y a une mosquéesous contrôle du mouvement Tabligh, elle est facilement "prenable" par des salafistes. Les islamistes, inscrits dans des logiques militantes depuis des années, tentent de multiplier les points d'ancrage dans tous les lieux de sociabilité : aucun ne doit leur échapper. Salle et terrain de sport, mosquée, restaurant, librairie, école... Dans ces lieux, on fait circuler des préconisations religieuses (vestimentaires, alimentaires) aux musulmans pour leur faire honte en mobilisant le sacré. Le but est d'homogénéiser les comportements en utilisant les catégories du haram et du halal partout. La domination des quartiers n'est pas littérale mais sur ces territoires, personne n'ose lancer de défi aux islamistes.

"Quand un individu vit l'espace résidentiel, l'espace religieux, l'espace amical, l'espace sportif, l'espace du loisir, l'espace du café comme étant des lieux où la norme circule de l'un à l'autre, il ne peut plus en sortir."

Notre société est "traduite" par des prédicateurs qui collent des catégories religieuses sur la réalité française pour la réinterpréter à leur manière et dresser de nouvelles frontières à travers un codage binaire : le juste et de l'injuste, l'autorisé et de l'interdit, le halal et le haram, le pur et l'impur... La population de culture musulmane est extrêmement variée et hétérogène. Le but des islamistes est d'en faire un groupe homogène se définissant par l'appartenance religieuse, de fabriquer une « communauté musulmane ». Beaucoup moins nombreux sont ceux qui peuvent passer à la violence en tirant des conclusions politiques et militaires de leur vision culturelle de la société. Ils sont nourris dans leurs représentations par ce qu'ils ont appris dans un écosystème très homogène : à Mantes-la-Jolie, à Aubervilliers, à Toulouse, dans le Val-de-Marne et ailleurs, on retrouve les mêmes mécanismes et on assiste à la même superposition des espaces. Quand un individu vit l'espace résidentiel, l'espace religieux, l'espace amical, l'espace sportif, l'espace du loisir, l'espace du café comme étant des lieux où la norme circule de l'un à l'autre, il ne peut plus en sortir.

Comment l’islam salafiste en est-il venu à étendre son influence ?

Dans les années 1980, la révolution salafiste a balayé l'ensemble du monde musulman. On en voit les effets en France depuis le début des années 2000. Comment comprendre cette dynamique ? Il y a une raison connue, celle des pétrodollars déversés par l'Arabie saoudite wahhabite dans le monde entier pour construire des mosquées, distribuer des livres, etc. Ce qu'on sait moins, c'est à la fin de la guerre civile des années 1990 en Algérie, un pacte a été conclu entre le pouvoir militaire algérien et les militants islamistes du Groupe islamiste armé (GIA). Ces derniers ont déposé les armes en échange de positions dans le champ culturel et social algérien. La glaciation culturelle en Algérie a évidemment rétroagi sur la société française.

L'idée que le véritable islam était un islam des origines fantasmé a progressé, de même que celle qu’il fallait revenir aux hadiths (les paroles rapportées du prophète, ndlr) et tendre à l'imitation des premiers musulmans. Le salafisme, c'est la circulation d'un nouvel imaginaire religieux. C'est une idéologie, en ce qu'il essaie de nous faire prendre une fiction religieuse pour la réalité. Par exemple, une équivalence est établie entre les dessinateurs qui caricaturent le prophète et ceux qui se sont moqués de Mahomet dans l'Arabie du VIIe siècle et auraient été tués par ses compagnons. A partir de là, les frères Kouachi se vivent comme les héritiers des compagnons de Mahomet. Le salafisme multiplie les points de passage entre une tradition imaginaire et la réalité contemporaine. L'image et l'affectivité qui l'entourent créent finalement l'incitation à agir.

Qu'est-ce qui distingue les quatre familles islamistes que vous décrivez dans votre livre - salafistes, Frères musulmans, Tabligh et djihadistes ?

Ce sont des différences de méthode plus que de fond. On peut l'appréhender à travers le parcours d'un ancien djihadiste, un converti que j'ai suivi. Il a d'abord milité chez les tablighi car ils faisaient de la prédication de rue, offraient des boissons sucrées à la fin des matches de foot, appelaient à revenir à la foi pour qu'elle ne se dilue pas dans la "société mécréante"... C'est une réislamisation, mais elle reste assez superficielle. Mon interlocuteur a alors assisté aux conférences de Tariq Ramadan et est devenu Frère musulman, ce qui était très roboratif sur le plan intellectuel. Mais, me disait-il, il y avait trop de mixité, de rapport avec les femmes. Il est alors allé chez les salafistes où la séparation avec les femmes est nette, où l'on revient aux textes et où on apprend l'arabe. Mais il reprochait aux cheikhs saoudiens d'être toujours alignés sur les Américains. Il est donc arrivé au djihadisme, qui réunissait les dimensions intellectuelle, conservatrice, et antiaméricaine. Ce récit montre bien que l'islamisme est structuré par ses quatre variantes, qui s'affrontent mais sont solidaires entre elles. Même s'il y a compétition, il y a au moins un accord entre ces tendances pour réfuter la mécréance et dénoncer la laïcité comme une machine de guerre contre l'islam.

De quelle manière l'interaction se produit-elle entre les débats idéologiques sur l'islam, qui ont lieu au Maghreb et au Moyen-Orient, et l'imprégnation de l'islam salafiste dans les banlieues françaises ?

On en a un exemple assez concret avec un prédicateur de Champigny-sur-Marne (Val-de-Marne), qui se rend régulièrement à Médine et à La Mecque, en Arabie saoudite. Il se fait le représentant d'un islam conservateur pour bénéficier des visas de l'Etat saoudien, et revient dans le Val-de-Marne pour dire sa conception du rôle de la femme en se prévalant des grands cheikhs qu'il rencontre facilement en Arabie saoudite. A la fin du compte, entre la librairie islamique, le bled souvent animé par un prédicateur salafiste, les amis du tissu associatif, les jeunes finissent par se dire que l'islam salafiste, c'est l'islam. Pèlerinages, flux financiers, traductions d'ouvrages, dynamique d'apprentissage de l'arabe, essor de l'enseignement confessionnel hors contrat : les interactions sont permanentes.

Plus le tissu social d‘un quartier est traversé par les réseaux salafistes, plus il y a de départs pour l'Etat islamique.

On décrit souvent les salafistes comme l'équivalent musulman des Amish, vivant reclus sur eux-mêmes en communautés séparées du monde extérieur, "quiétistes"...

Commençons par observer que les Amish ne sont pas au christianisme ce que les salafistes sont à l'islam : la révolution salafiste a eu une influence dans l'ensemble du monde musulman alors que le phénomène amish reste très marginal et localisé. Le salafisme a un effet de diffusion considérable, il est en position de quasi-monopole sur l'offre intellectuelle d'islam. Ce n'est pas parce que les cheikhs salafistes condamnent le terrorisme qu'ils ne diffusent pas une représentation catastrophique de la société européenne et de ses valeurs : la femme est vue comme devant obéir en toute occurrence à son mari sous peine de devenir le "combustible de l'Enfer", le croyant doit pour eux se livrer exclusivement et tout le temps à son culte : ne pas écouter de musique, ne pas avoir d'ami chrétien ou juif, ne pas lire autre chose que des textes religieux... Le salafisme établit une frontière hermétique entre le croyant salafiste, les autres musulmans, et les non-musulmans. C'est donc très violent. Les salafistes condamnent le terrorisme tout en fournissant aux terroristes une partie de leur argumentaire pour passer à l'action. Plus le tissu social d‘un quartier est traversé par les réseaux salafistes, plus il y a de départs pour l'Etat islamique.

Vous vous attaquez dans votre ouvrage à l'idéologie dominante chez les spécialistes de la déradicalisation...

Tous les modèles d'analyse de la déradicalisation sont calqués sur les modèles psychologiques établis aux Etats-Unis après le 11-Septembre, alors que les contextes américain et européen n'ont rien à voir. Ces modèles élargissaient le cadre d'analyse à tous les mouvements radicaux : nationalisme ethnique, écologie, extrême-gauche, indépendantisme irlandais... De cette bouillie épaisse, transposée paresseusement, est né un modèle d'analyse ultra-théorique, une nouvelle doxa pouvant être adoptée par des gens qui ne connaissent ni les cultures, ni les langues, ni les textes, ni les acteurs. Cela épargne beaucoup de travail et permet de rester dans le politiquement correct : on réduit la radicalisation à des trajectoires individuelles déjà observées par le passé. On ne comprend pas le 13-Novembre, ni Charlie Hebdo, avec cette méthode.

Olivier Roy a répondu dans Le Point à votre livre en défendant la thèse des "loups solitaires" radicalisés...

La position d'Olivier Roy est que le terrorisme ne résulte pas d'une radicalisation de l'islam mais d'une islamisation de la radicalité. Une partie des acteurs sont d'anciens délinquants, pourquoi ont-ils basculé dans une vision religieuse djihadiste ? Parce que l'offre idéologique portée par l'Etat islamique justifie le trafic de drogue, le braquage de banques, tant qu'il s'exerce contre les mécréants. Ce sont des fatwas qu'Olivier Roy ne connaît pas, parce qu'il ne lit pas l'arabe et que ça ne l'intéresse pas. Cette rédemption par le religieux permet rétrospectivement aux délinquants de dire qu'ils étaient déjà des combattants du djihad quand ils faisaient du trafic de drogue.

Les milieux dont viennent les auteurs d'actes terroristes sont travaillés par cette idéologie. Ce sont des espaces ultra-connectés dans la géographie islamiste, en permanence, à l'intérieur de l'Europe mais aussi avec le Maghreb et le Moyen-Orient : instituts religieux, lieux de migrations, pèlerinages intensifs et répétés... Sans compter les groupes de partage numériques, où l'on s'échange textes religieux, des discours politiques sur la France et le monde, etc. On a ici quelque chose qui ne relève pas de la secte ou de la "radicalité" pré-existante à une radicalisation religieuse. Il y a évidemment des facteurs sociaux qui rencontrent des facteurs idéologiques, il ne s'agit pas de nier la vérité.

Les islamistes ne luttent pas contre la laïcité parce qu'elle est dure. Elle est dure parce qu'ils la combattent !

Olivier Roy juge également que c'est la "criminalisation du religieux" par une laïcité française devenue trop fermée qui est à l'origine de la radicalisation...

Les islamistes ne luttent pas contre la laïcité parce qu'elle est dure. Elle est dure parce qu'ils la combattent ! Ce conflit remonte au milieu du XVIIIe, où le salafisme se structure au moment même où naît la pensée des Lumières. Dans le salafisme, le domaine moral et le domaine social doivent relever du religieux. La séparation du politique et du religieux existe en réalité très tôt dans l'islam, mais elle existe de facto, et pas en droit. L'ancêtre de la laïcité dans le cas français, c'est la souveraineté : au XVIe et au XVIIe siècle, c'est elle qui met fin aux guerres civiles. Jean Bodin, c'est alors l'idée qu'il faut obéir à la loi dans l'ordre politique, au souverain qui représente l'Etat, mais que dans l'ordre privé chacun peut penser ce qu'il veut. Cette coupure n'existe pas de jure dans l'islam, où chaque courant a continué à se prévaloir d'une légitimité supplémentaire.

La laïcité n'empêche absolument pas les musulmans d'exercer leur foi : ils peuvent prier dans des mosquées, acheter les livres qu'ils veulent, prier en congrégation ou individuellement, se marier entre musulmans... Le fait communautaire est reconnu par la République, ce qu'elle rejette c'est le communautarisme : quand le groupe et ses valeurs deviennent supérieurs à l'Etat et à la loi, ce qui est blâmable dans une logique d'émancipation individuelle, où chacun doit pouvoir penser ce qu'il veut. Les islamistes veulent détruire la République car ils ne veulent pas d'un islam libéral, possibilité ouverte par le modèle français.

François Burgat, dans Libération, réagit à votre ouvrage en affirmant de son côté que c'est "la machine française à stigmatiser et à marginaliser ses citoyens de confession musulmane qui fabrique des ghettos sociaux". Il vous accuse également de surfer sur "l’obsession islamophobe des Français"...

Les attaques de Burgat contre moi et mes étudiants visent à disqualifier dans les instances scientifiques tous ceux qui s'attachent à travailler sur ce sujet. Le travail des islamistes dans les quartiers, Burgat le fait avec l'extrême-gauche : tous ceux qui sont issus des quartiers doivent se ranger sous bannière, et ceux qui en sortent sont des collabos. Cette vision est dangereuse, honteuse, elle dégrade le CNRS et l'université française.

Une certaine gauche a un regard totalement méprisant sur les Français de culture musulmane. Elle considère que pour des raisons électorales, ils doivent voter dans le bon sens, et ne le voit qu'à travers un prisme religieux : en pensant que pour satisfaire leurs revendications, il faut construire des mosquées, on ne les considère pas comme des citoyens mais comme des musulmans. C'est une forme de néo-colonialisme. Il est d'ailleurs frappant de constater qu'en faisant systématiquement porter la responsabilité des problèmes à la société française, ce vieux logiciel estime que les populations du Sud ne produisent pas d'histoire. Que leur histoire est seulement réactive, que l'Occident est le moteur de l'histoire. Or il y a des dynamiques idéologiques qui leur sont propres, qui ne dépendent pas de nous, qui ont leur propre logique !

Enfin, attardons-nous sur l'idée selon laquelle le "dominé" serait innocent par nature. Non seulement le "dominé" a des ressources, mais il impose sa domination sur d'autres dominés. Les femmes, les homosexuels souffrent de ne pas pouvoir sortir de cet écosystème, de devoir se taire, s'y soumettre ou partir. La violence n'est pas structurellement produite par la société française ou le système capitaliste, ces vieux ressorts idéologiques de l'extrême-gauche sont réactivés sur le mode décolonial. A travers l'accusation d'islamophobie, l'enjeu est d'empêcher la production de connaissances. Notre livre montre ce qui se passe, il montre qu'un certain nombre de personnes minent le pacte républicain de l'intérieur, empêchent des ascensions sociales. L'islamisme est une machine à détruire la France.

La marche contre l’islamophobie du 10 novembre dernier est-elle emblématique de l’abandon par la gauche de la lutte contre l'intégrisme ?

J'étais à la marche contre l'islamophobie, en tant qu'observateur. A mes yeux, toute une partie de la gauche y a trahi, pour un plat de lentilles électorales, sa mission historique : intégrer, à travers l'appareil syndical, partisan, associatif, les populations immigrées dans le cadre démocratique et républicain. Là, il s'agissait de reconnaître ces populations dans leurs spécificités présumées, et de les enfermer dedans.

Sur un plan plus polémique, les étoiles jaunes et les pancartes épouvantables ne résument pas le problème de cette marche. Pendant tout le cortège, celui qui animait les slogans et les chants, Taha Bouhafs, a remercié "les Justes qui nous accompagnent". C'est une honte intégrale de comparer la situation des musulmans dans la France des années 2020 à celle des juifs dans les années 1930 en Allemagne. Cet élément de langage, récurrent dans le langage frériste, les place dans le rôle de la victime alors qu'ils se placent dans une stratégie de conquête hégémonique.

La capacité de l'islamisme à récupérer certains principes des sociétés occidentales comme les droits de l'homme, la lutte contre le racisme ou l'égalité pour les retourner à leur profit est-elle spécifique aux Frères musulmans ?

Le modèle démocratique français a deux versants : un versant libéral, et un versant républicain. Les Frères musulmans exploitent le versant libéral : ils font des procès, ont recours aux juridictions européennes, à l'opinion américaine, mettent en avant les droits de l'homme, la liberté de religion, l'égalité... Ils font ça en permanence pour essayer d'affaiblir le modèle républicain. Cette logique, libérale en apparence, se retourne en fait contre les individus car elle est au service d'une vision autoritaire et collective de la société. Le versant républicain, ce sont des valeurs, une mythologie historique, des grands événements, des héros, une sociabilité particulière, le mélange... Pour les islamistes, c'est l'ennemi absolu.

Il y a une aspiration citoyenne chez les Français musulmans qui ne demande qu'à être satisfaite.

D'après votre ouvrage, la principale crainte des islamistes est l'émergence d'une "classe moyenne arabe, émancipée, porteuse de liberté". Est-ce à dire que leur attention se porte avant tout sur les Français originaires du Maghreb ?

Dans les années 1980, il y a eu un accord tacite entre les islamistes et les gouvernements autoritaires pour que les Français d'origine musulmane n'exercent pas une influence libérale sur les sociétés du Sud. Il y a de nombreux Français arabes d'origine musulmane qui réussissent très bien et s'intègrent. Ceux-là sont le pire danger pour les islamistes, car ils ont un rapport distancié et individuel avec la religion qui, comme chez les catholiques et les juifs, n'intervient qu'à certains moments de l'existence pour ceux qui sont croyants. Ce rapport individualisé casse l'idée d'un islam comme fait social total qu'est l'islam des islamistes.

Quelle est la nature de la relation entre les militants décoloniaux et les islamistes ?

Ils ont des intérêts convergents. Les décoloniaux réintroduisent la race dans le vocabulaire politique et analysent l'Etat comme étant une essence dont la réalité immuable serait coloniale. Ce faisant, ils apportent aux islamistes de quoi discréditer l'autorité politique. Même si les décoloniaux ne sont pas religieux dans leur majorité, leur argumentaire est utilisé par les islamistes qui voient un intérêt intellectuel. Dans l'autre sens, les islamistes apportent aux décoloniaux un ancrage dans les quartiers populaires qu'ils n'ont pas, puisque ce phénomène touche principalement des élites parisiennes ou des populations en voie d'être intégrées. Bien sûr, les décoloniaux créent également des dégâts considérables à l'université pour empêcher la production de savoir.

Comment lutter contre l'islamisme en France ?

Il est nécessaire de mettre les acteurs religieux, et notamment les islamistes, devant leurs responsabilités quand ils disent des horreurs. Sans parler de fermer la mosquée, leur faire comprendre que les discours de haine sur les juifs ou les chrétiens, ou ceux qui remettent en cause l'égalité hommes-femmes, on ne peut pas les tenir sous peine d'être poursuivi.

Les islamistes fabriquent un maillage social sur des territoires donnés. Il faudrait reconstituer du collectif, un collectif qui échappe aux islamistes. En s'appuyant sur une très bonne connaissance du tissu par les représentants de l'Etat, il s'agit de miser sur des personnalités charismatiques, actives et soutenues pour "ringardiser" les religieux. Il faut trouver des gens non-déconnectés, issus de ces quartiers, qui créent un club de cinéma, des bibliothèques, des associations sportives, pour permettre aux gens d'être musulmans, Français et pleinement citoyens sans être accusés de "trahir". Il y a une aspiration citoyenne chez les Français musulmans qui ne demande qu'à être satisfaite. A condition de les voir comme des citoyens français plutôt que comme des demandeurs de mosquées.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne