
Pour le praticien, la saturation des structures de soins – déjà insuffisantes avant la pandémie – a été aggravée par la fermeture des hôpitaux de campagne après la première vague du printemps dernier: «Les autorités semblaient convaincues que l’épidémie était déjà derrière nous.» Mais il y a eu les fêtes de fin d’année, les vacances d’été, les pressions des milieux d’affaires pour relâcher la quarantaine… La santé privée a été la première à saturer, «mais eux ont de l’argent pour accroître leur capacité d’accueil», fait remarquer l’infirmière Stela Batista.
Le mythe de l’immunité collective
En juin dernier, Manaus caressait l’espoir d’être la première ville du Brésil à vaincre le nouveau coronavirus. Après le pic épidémique du mois d’avril, le nombre de cas et de décès reculait régulièrement, malgré la réouverture des commerces et des écoles. La capitale de l’Amazonas pensait alors avoir atteint l’immunité collective, comme le suggérait une étude avançant que jusqu’à 76% de ses 2,2 millions d’habitants, les Manauaras, avaient développé des anticorps. La publication de cette étude, très critiquée, aurait contribué à l’abandon des gestes barrières. Depuis, ses auteurs, une équipe internationale de haut vol, semblent rétropédaler. «L’immunité collective pourrait ne pas avoir eu lieu, écrivent-ils à la mi-janvier dans la publication scientifique Science. Nous avons observé une rapide chute des anticorps à Manaus, où les événements révèlent la tragédie que représente le virus si on le laisse courir.»
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C’est particulièrement vrai dans une métropole qui concentre à elle seule la moitié de la population de l’Amazonas, le plus grand Etat du Brésil, encore presque entièrement recouvert par la forêt amazonienne. «Cette densité populationnelle dans le chef-lieu a été le prix à payer pour protéger la forêt», explique le chercheur Marcus Lacerda. Selon lui, les pluies à longueur d’année qui forcent à s’abriter à l’intérieur sont un autre facteur favorisant la transmission du virus.
Pour faire face à l’afflux record des malades, qui viennent aussi de province, il a fallu ouvrir à la hâte des lits un peu partout, notamment dans une maternité et un centre oncologique, sans parvenir à répondre à la demande. Les nerfs sont à vif. La police s’est déployée tout autour des principaux hôpitaux alors que des malades sont condamnés à mourir chez eux, faute de soins.
La quête de l’oxygène
Le corps rachitique gît à terre, semi-nu. Vêtus de leur combinaison de protection blanche, les hommes de SOS Funeral, les pompes funèbres, engagent le cercueil sur l’escalier raide qui mène vers la sortie de la modeste demeure. L’homme avait 72 ans. Cause du décès: Covid-19, lit-on sur sa fiche. Sa veuve étouffe un sanglot. «Lorsque nous sommes arrivés aux urgences avant-hier, les ambulanciers ont menacé d’alerter la presse s’il n’était pas admis, raconte-t-elle, le visage décomposé. Alors ils l’ont admis mais l’ont renvoyé à la maison après lui avoir administré un simple sérum.»

Face à l’explosion du nombre de malades, les besoins en oxygène médical ont quintuplé, sans que l’entreprise en contrat avec l’Amazonas soit à même d’y subvenir. D’autant que les autorités locales, pourtant conscientes du risque de pénurie, n’ont pris aucune mesure, pas plus que le gouvernement fédéral de Jair Bolsonaro. Suprême humiliation pour le président d’extrême droite, le gouverneur de l’Amazonas, son allié, a dû accepter la solidarité d’un pays à genoux, et de surcroît «socialiste». Le Venezuela de Nicolás Maduro a acheminé 130 000 m³ d’oxygène à destination des hôpitaux publics. Le 14 janvier, lorsque le précieux gaz a manqué durant plus de cinq heures, plusieurs malades sont morts par asphyxie.
Raquel, aide-infirmière à l’hôpital 28-de-Agosto, l’un des plus grands de l’Amazonas, a été témoin de ce «scénario d’horreur». «Désormais, on ne manque plus d’oxygène, mais jusqu’à quand?» s’interroge la jeune fille. Le nombre de cas augmente tous les jours. «Tous les services sont pleins, pas seulement les unités de soins intensifs, témoigne une autre. Il y a même des malades assis, des malades debout…»
Sur la place attenante, les proches des malades font le pied de grue de longues heures dans l’attente de nouvelles sur leur état de santé. Edilsa, femme de ménage, est là pour son mari de 52 ans, intubé depuis six jours aux urgences en attendant qu’un lit se libère. «Face au virus, le vaccin est le seul espoir, mais notre président semble être ennuyé qu’il y en ait un…» lâche-t-elle, allusion au scepticisme de Jair Bolsonaro face à la vaccination et au danger du virus. «Je regrette profondément d’avoir voté pour lui», reprend Edilsa. Avec la crise de Manaus, la popularité du chef de l’Etat, à mi-mandat, est en recul, et l’on reparle de le faire destituer. Alexandre, malade léger du covid, reste, lui, fidèle à son champion, «le meilleur président que le Brésil ait jamais eu».
A la pelle mécanique
Au cimetière du Tarumã, tristement célèbre pour les fosses communes creusées pour enterrer les morts de la première vague, une nouvelle aile a été ouverte. Pour les seuls vingt premiers jours de l’année, 945 personnes sont mortes du Covid-19. Depuis le début de l’épidémie, en mars dernier, le nombre de décès dans la ville approche des 5000… Soit 225 pour 100 000 habitants, contre moins de 100 à l’échelle nationale. Ici, les tombes sont ouvertes à la pelle mécanique pour aller plus vite. Nonato pleure son épouse de 37 ans. Márcio fait ses adieux à son père de 96 ans, mort d’asphyxie. Il avait pourtant sa propre bouteille d’oxygène, restée intacte. L’homme ne va pas porter plainte contre l’hôpital. «Là-bas, c’est le chaos, les soignants donnent la priorité aux plus jeunes.»