Musique : Serge Gainsbourg, aux tubes et cætera

Trente ans après la mort de Serge Gainsbourg, survenue en mars 1991, « Vanity Fair » rend hommage à l'artiste à travers une série d'articles inédits. Second épisode : Gainsbourg en dix tubes. Faites vos listes  ! On entre souvent chez Gainsbourg par les morceaux, toutes époques confondues, plutôt que par les albums, et il existe autant de playlists que d’auditeurs. Joseph Ghosn a choisi quelques titres, en toute subjectivité, qui sont autant de portes d’entrée que de lignes de fuite dans la maison Gainsbourg.
Serge Gainsbourg en 10 morceaux culte
Sunset Boulevard/Corbis via Getty Images

L’Eau à la bouche (1960)

Au départ, c’est une bande originale, un morceau qui aurait pu être oublié au même titre que de nombreux autres destinés au même usage. Pourtant, celui-ci est porté par la double puissance des mots de Gainsbourg, qui disent le désir et l’attraction comme jamais auparavant, et celle de l’instrumentation, qui prend au jazz ses effets hypnotiques ainsi qu’une rythmique hésitant entre les rues de New York et celle de Johannesburg. Saisissant, à la façon d’un baiser furtif, fort, volé.

La Chanson de Prévert (1961)

L’esthétique des références est ici à son paroxysme : Gainsbourg cite des maîtres, Prévert et Kosma, s’en distingue aussi, pose la voix à la façon d’un poète des années 1950 perdu dans une autre époque mais qui surnage par l’acidité même de ce qu’il raconte et le sens morbide de ses paroles. Les questions existentielles qui vont suivre, sur l’amour et les relations, sont en creux.

Élaeudanla Téïtéïa (1964)

Un des premiers grands morceaux jouant avec les mots, leur matière et leurs liens de fissure. Jouant aussi avec l’esprit amoureux, l’esprit des lettres et un minimalisme des arrangements qui laissent la part belle au corps qui dodeline tandis que l’esprit cherche à capter ce qui se passe exactement. Un titre d’anthologie, pour toutes ses formes, malines.

Requiem pour un con (1968)

Chef-d’œuvre absolu, ce morceau calé en BO d’un polar pseudo-psyché à la française (Le Pacha avec Jean Gabin), précède une foule de mouvements par sa façon d’asseoir son rythme : hip-hop, trip-hop, drum’n’bass... Gainsbourg trouve là tout ce qui va exciter les générations suivantes : la mise à mort de la pop par son centre même, la rythmique assassine, hypnotique. Et ce sens aigu du mot qui déchire tout et vous place au-dessus de la mêlée, l’air narquois, toujours.

Bonnie and Clyde (1968)

L’aventure avec Bardot aura duré peu de temps, celui d’une poignée de morceaux, d’un album. Avec deux centres : la version perdue (puis retrouvée) de « Je t’aime... moi non plus ». Et ce « Bonnie and Clyde » qui installe la mystique amoureuse de Gainsbourg. Quelque chose se forme là de l’ordre du couple de hors-la-loi et c’est ce qui va habiter sa carrière : Serge est un gangster et il a une femme qui mène la baraque et la cavale à son côté. La légende est née. Mais c’est une autre qui tiendra, mieux que BB, le rôle principal : Jane Birkin. Tant mieux. On a toujours préféré l’accent anglais à celui de Saint-Trop’.

L’Anamour (1968)

Il existe un triptyque sexuel chez Gainsbourg – « Je t’aime... moi non plus », « La Décadanse » et « L’Anamour » – qui tourne autour de Jane Birkin et raconte de façon quasi physique leur relation. Rétrospectivement, « L’Anamour » est celui qui résiste le mieux grâce à son langage, ses lignes de fuite dans la langue même et ce refrain : « Je t’aime et je crains / De m’égarer... » Sans oublier cette phrase qui résume beaucoup de choses pour qui fréquente souvent les morceaux de Gainsbourg : « Je cherche en vain la porte “exit”. » Un chef-d’œuvre en miniature, au-delà des histoires de cul.

Je suis venu te dire que je m’en vais (1973)

Avez-vous déjà entendu plus beau morceau de rupture ? C’est à peu près la seule chose que l’on ait envie de dire face à quelqu’un que l’on quitte. Et c’est aussi celle que l’on aimerait d’entendre de la part de la personne qui vous largue. Roland Barthes, s’il s’était attaqué aux mots de Gainsbourg comme il l’a fait pour la langue de Proust, aurait sûrement posé la question des allers et retours. D’où viens-tu ? Où t’en vas-tu ? Quand lisais-tu Verlaine, que tu cites là pour me quitter ? Et toi, te souviens-tu des jours anciens ? Et quand as-tu pleuré ? Quand pleureras-tu à ton tour ? Ce bijou ouvre son album le plus crade, Vu de l’extérieur, comme si, après une telle sortie de relation, le reste n’était plus que scatologie.

La Javanaise (1963/1985)

Le plus beau morceau de Gainsbourg ? Celui, en tout cas, qui a été de toutes les traversées. Des débuts, des morceaux écrits pour d’autres, jusqu’aux interprétations sur scène, notamment au Casino de Paris. Sur l’album live qui y a été enregistré, on peut entendre une version de fin de nuit, menée par un Gainsbourg quasi en larmes, le paquet de clopes à la main, et ces mots de la fin d’une vie : « J’avoue, j’en ai bavé, pas vous, mon amour ? » Le négatif de « Je suis venu te dire que je m’en vais » et le jumeau de « Dépression au-dessus du jardin ».

Dépression au-dessus du jardin (1981/1985)

Sur le disque live au Casino de Paris, ce morceau résonne plus que les autres, en contrepoint avec « La Javanaise ». D’abord chanté par Catherine Deneuve, il est ici susurré et dit par Serge Gainsbourg, sur un rythme monolithique, un synthé qui fait des volutes. Et lui, au milieu d’un moment en apesanteur, flottant au-dessus d’une nuée d’histoires, d’amours, de désillusions. Deux minutes et vingt-cinq secondes inégalées, d’une mélancolie qui ravage encore celui qui l’écoute, en boucle.

Lemon Incest (1984)

Ce morceau était un tube du Top 50. Un papa chanteur et sa fille, une thématique à la limite du bon goût, qui ne passerait sans doute plus dans les années 2020. À la réécoute, le morceau a gardé quelque chose d’absolument fort : Gainsbourg avait repéré dans la voix de sa fille ce qui en fait le charme, la timidité, la force, la puissance délicate et l’incomparable timbre à venir. Ce qui est le plus beau dans ce morceau, ce qui le rend toujours fou, malade, désemparant, c’est la façon dont il transmet la musique, du père à la fille : lorsque Gainsbourg dit « mon âme », il est, trente ou quarante ans plus tard, évident qu’il signe à la fois la fin de sa carrière et le début de celle de sa fille. Un passage d’âme, de talent, de génie (qui dure).