La biodiversité des langues

L'ethnologue Frances Densmore, pionnière dans l'étude des Amérindiens (vers 1895) ©Getty
L'ethnologue Frances Densmore, pionnière dans l'étude des Amérindiens (vers 1895) ©Getty
L'ethnologue Frances Densmore, pionnière dans l'étude des Amérindiens (vers 1895) ©Getty
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D’après une étude récente, la moitié des 7.000 langues parlées dans le monde aura disparu d'ici à la fin du siècle. Un laboratoire du CNRS a entrepris de les recenser et de les collecter dans le cadre d’une vaste bibliothèque sonore.

C’est la collection Pangloss, « véritable arche de Noé des langues ». Comme le rappelle Yann Verdo dans Les Echos.fr, « la moitié des 7,8 milliards d'habitants de la planète s'expriment ou communiquent par le truchement d’une vingtaine d'entre elles (anglais, arabe, espagnol, français, hindi, mandarin, portugais…), alors que 97 % de ces 7.000 idiomes se partagent un nombre total de locuteurs ne dépassant pas 4 % de la population mondiale ». Parmi ces milliers de langues rares, l'écrasante majorité n'a pas d’écriture, ce qui rend l’entreprise de bibliothèque sonore particulièrement salvatrice. La collection Pangloss « contient désormais plus de 3.600 enregistrements audio ou vidéo en 170 langues, dont près de la moitié sont transcrits et annotés ». Pour cela, les linguistes utilisent aussi l’intelligence artificielle, qui a fait de grands progrès dans le traitement des langues.

Réapprendre  la langue des ancêtres

« Certains diront que la disparition d’un idiome pygmée leur fait autant d’effet que celle du patois berrichon », admet Antonio Fischetti dans Charlie Hebdo. Mais pour l’amateur, nombreuses sont les étonnantes particularités. L’oubykh, une langue parlée dans le Caucase et dont le dernier locuteur est mort en 1970, contenait 80 consonnes. Et comme l’explique Alexis Michaud, l’un des responsables de Pangloss, « si on a des textes, un dictionnaire et une grammaire, on pourra toujours réapprendre une langue dans le futur, à la manière du latin ou du grec ancien ». Antonio Fischetti évoque les différentes raisons de l’extinction de ces langues minoritaires : le bâillonnement par l’État - en Chine on parle obligatoirement le mandarin à l’école - l’autocensure - les parents ne transmettent plus la langue maternelle à leurs enfants de peur qu’ils soient discriminés - et le réchauffement climatique. Dans de nombreuses régions du monde, les conditions de vie menacent des sociétés humaines et leurs langues. En montagne, espace propice à la diversité naturelle et culturelle, la fonte des glaciers, le cycle des précipitations, la raréfaction de l’eau nuisent aux activités de subsistance traditionnelle, forçant les habitants à descendre vers les plaines, où leurs langues se perdent au profit de la langue dominante. Même problème avec la déforestation en Amazonie.

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L'hypothèse de Sapir-Whorf

Une langue qui meurt, ce n’est pas seulement une culture qui disparaît avec elle, mais un regard sur le monde qui s’éteint. Les linguistes et anthropologues américains Edward Sapir et Benjamin Lee Whorf avaient formulé une hypothèse qui porte leur nom, selon laquelle nos représentations mentales sont inspirées par nos catégories linguistiques, ou comme le dit Evangelia Adamou, linguiste au laboratoire Langues et civilisations à tradition orale du CNRS qui pilote la collection Pangloss, « toutes les langues n'encodent pas tous les aspects de la réalité de la même manière ». Dans le mensuel Sciences Humaines, Fabien Trécourt relativise l'hypothèse de Sapir-Whorf. Il cite l’anthropolinguiste James Costa qui estime qu’aujourd’hui « il y a consensus sur le fait qu’un mot renvoie moins à un concept idéal ou culturel qu’à des expériences vécues ». C’est pourquoi la traduction reste possible, par équivalence. Mais pour le psycholinguiste John Lucy, certaines catégories lexicales pourraient avoir une influence spécifique sur la perception, comme les couleurs par exemple.

Si un enfant apprend qu’un “ciel zinzolin” désigne un violet rougeâtre, entre l’orange du soleil couchant et le bleu qui s’assombrit, il est possible que cela affine sa vision du crépuscule.

Trois petits livres précieux et éclairants du sinologue Jean-François Billeter paraissent aujourd’hui chez Allia, dont Les gestes du chinois, où cette langue est décrite comme une subtile orchestration de tons, d’accents toniques et de césures. J’y reviendrai prochainement. Au cours d’un débat sur Tchouang-Tseu et la philosophie à Taïwan, Jean-François Billeter avait évoqué la difficulté à traduire des concepts comme raison, matérialisme, sujet ou politique, pas directement transposables en chinois. Le mot « politique », par exemple, renvoie pour nous à la cité grecque et à l’idée d’une association de citoyens libres et égaux délibérant publiquement, mais elle n’a qu’un équivalent affaibli en chinois : un néologisme récent qui associe le concept de gouvernement au fait d’assurer le bon fonctionnement de quelque chose. 

Par Jacques Munier

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