Menu
Libération

Vaccins: l’Europe, un bouc émissaire trop facile

par Jean Quatremer
publié le 4 février 2021 à 18h46

La résignation est sans doute le sentiment qui a dominé cette première année de pandémie mondiale. Résignation face à l’impréparation catastrophique des Etats, résignation face à la suspension sans précédent en temps de paix des libertés publiques et à l’intrusion des bureaucraties dans les moindres recoins de nos vies privées, résignation face à l’effondrement des économies… La peur, surtout face à une menace mortelle diffuse et imprévisible, est un puissant facteur de renoncement, alors que par temps calme, la dystopie dans laquelle nous avons été plongés depuis mars 2020 aurait conduit à une révolte. Mais l’espoir d’en finir avec cette pandémie étant devenu tangible avec la découverte de vaccins, la résignation fait doucement place à l’indignation, celle de ne pas pouvoir être vacciné ici et maintenant. Autant il est difficile de blâmer quelqu’un dans l’apparition d’un virus, même si la Chine a été lourdement montrée du doigt par les autorités américaines, autant on peut se révolter contre une politique vaccinale jugée inefficace : le remède est là, il est donc intolérable de devoir continuer à compter jour après jour les morts et à suspendre nos vies.

Sans texte et dans l’improvisation

La recherche de boucs émissaires a donc commencé et, dans ce rôle, l’Union européenne est le coupable idéal, comme toujours. Pour une partie des médias, allemands en particulier, elle aurait été trop lente, trop bureaucratique, trop exigeante à l’égard des laboratoires pharmaceutiques à l’inverse des Etats-Unis, d’Israël ou du Royaume-Uni qui ont lancé leur campagne de vaccination avant l’Europe. Cette façon de réécrire l’histoire est proprement sidérante pour rester poli.

Reprenons. L’Union n’est ni un Etat ni une fédération, mais une confédération qui n’a que les compétences que les Etats veulent bien lui déléguer. Et la santé est une compétence souveraine. Sans texte et dans l’improvisation, les Vingt-Sept ont donc dû bricoler un semblant d’Europe de la santé pour éviter une concurrence mortelle de tous contre tous, dont les embargos sur les masques et le matériel médical décrétés en mars dernier par l’Allemagne et la France, alors que l’Italie coulait, a donné une idée précise.

Très tôt, ils ont convenu, sous l’impulsion de Berlin et de Paris, qu’il fallait mutualiser l’approvisionnement en vaccins. En regroupant leurs achats, les Vingt-Sept garantissaient à chacun d’eux un accès égal et surtout aux mêmes conditions aux vaccins. Quel aurait été le poids du Luxembourg ou de la Finlande face aux géants pharmaceutiques ? Une stratégie commune a été adoptée en juin, trois mois après le début de la pandémie, et la Commission a été chargée, avec la participation étroite des Etats membres, de négocier des contrats avec les laboratoires les plus prometteurs : une série de paris, puisqu’il n’existait alors aucun vaccin.

Des prix bien plus bas que ceux des autres pays

Cette première dans l’histoire européenne a nécessité de bâtir un savoir-faire de toutes pièces en quelques semaines. L’Union a posé ses exigences en échange de son aide financière destinée à accélérer la recherche et la production (2,7 milliards d’euros), parmi lesquelles le refus d’exonérer les laboratoires de leur responsabilité civile en cas d’effets secondaires indésirables, ou encore l’obligation de posséder des lignes de production sur le territoire de l’Union, une précaution indispensable à l’heure des fermetures de frontières. Autant d’exigences que n’ont pas imposé les Etats-Unis, le Royaume-Uni, le Canada ou Israël. En outre, la ténacité de l’Union a permis d’obtenir des prix bien plus bas que ceux des autres pays. Sur les 160 laboratoires qui ont cherché à conclure avec l’Union, seuls six ont décroché un contrat pour un total de 2,3 milliards de doses et sur ces six, trois ont obtenu une autorisation de mise sur le marché de l’Autorité européenne du médicament (EMA), qui a pris le temps nécessaire pour s’assurer que les vaccins ne présentaient pas de dangers. Deux autres devraient suivre. Ce qui est un beau succès.

L’Union aurait-elle pu aller plus vite ? Sans doute, mais il aurait fallu accepter de passer sous les fourches caudines de la «big pharma», notamment en payant plus cher les doses ou en l’exonérant de ses responsabilités, ce qui lui aurait été reproché, n’en doutons pas. De même, lui imputer une production insuffisante est un non-sens : d’une part, cela relève de la responsabilité des entreprises et, d’autre part, c’est la première fois qu’on leur demande de produire autant de doses en aussi peu de temps. Or, cela prend du temps, surtout dans le cas d’une technologie nouvelle comme l’ARN messager, comme le montre l’accord de licence passé entre Pfizer-BioNTech et Sanofi : les premières doses produites par cette dernière ne sortiront qu’en juin au plus tôt. Il est intéressant de noter que les gouvernements défendent tous bec et ongles la politique vaccinale européenne au lieu de se défausser comme à leur habitude sur les défaillances supposées de «Bruxelles». Car ils savent que, seuls, ils n’auraient pas fait mieux, loin de là, et certains auraient été laissés sur le côté de la route.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique