Le couperet est tombé à deux jours de Noël. Le 23 décembre 2020, Chantal Marsan reçoit un coup de fil vers onze heures du matin. Le genre de coup de téléphone glacial, où quelqu’un vous annonce ce que vous redoutez. Quelques jours plus tôt, les services vétérinaires ont procédé à des analyses sur son élevage de canards. C’est confirmé, certains de ses palmipèdes sont contaminés par l’influenza aviaire, plus connue sous le nom de grippe aviaire. Il va falloir « dépeupler » selon le terme officiel, c’est-à-dire abattre tout l’élevage, soit 2 000 canards, ce qui représente 70 % de son chiffre d’affaires. Même le chien était nerveux ce jour-là. « Paradoxalement, c’était une belle journée ensoleillée, pas du tout assortie à la morosité ambiante », se souvient Chantal, 57 ans. Un froid sec, un ciel bleu veillait sur les chaumes de maïs et les élevages de canards typiques de la Chalosse, dans le sud-ouest de la France.

→ ANALYSE. Grippe aviaire, l’abattage préventif en question

Avant que la société d’abattage ne débarque deux heures plus tard, Chantal est allée voir ses canards une dernière fois. « Je leur ai demandé pardon. "On ne les aurait pas sauvés", m’a dit mon mari en me voyant en larmes. » En début d’après-midi, les équipes vétérinaires ont opéré sous les yeux vigilants de François, le mari de Chantal. « Je suis restée dans le salon, se souvient-elle, j’ai passé des coups de fil pour ne pas broyer du noir. On nous propose une aide psychologique, moi je me suis mise à écrire, ça a été ma thérapie. C’est un déchirement parce que c’est un non-sens de voir mourir notre travail quotidien. C’est un traumatisme impressionnant, il y a un goût d’inachevé. Sur le coup, on cherche un responsable, mais on sait que ce n’est pas la bonne quête. » Elle et son mari élèvent leurs canards ici, à quelques kilomètres de Dax, « depuis toujours ». Leur production arbore le « label rouge » des magrets et foies gras réputés de la région.

Troisième fois en cinq ans

Le drame est d’autant plus douloureux pour les paysans landais que, pour certains comme Chantal et François, c’est la troisième fois en cinq ans que l’influenza aviaire touche leur élevage. C’est la seconde fois que les Marsan doivent le mettre à mort. La réalisation de tests au préalable a cette année été jugée trop longue par le ministère de l’agriculture, qui a imposé le 20 décembre l’abattage dans un rayon de trois kilomètres autour des foyers contaminés. Dans certaines exploitations autour de chez Chantal et François, tout l’élevage a été abattu, par précaution, malgré l’absence de palmipède malade. Dans d’autres, le virus l’a décimé avant même l’intervention des autorités sanitaires. Particulièrement meurtrier et contagieux chez les canards, le virus n’est toutefois à l’origine d’aucun cas avéré de transmission chez l’homme.

Tous les agriculteurs de Sort-en-Chalosse, le village de Chantal et François, ont perdu leurs animaux. « On était en plein dans l’œil du cyclone », dit l’éleveuse. Dès que le couple a eu vent d’un foyer de l’épidémie à proximité, il s’est mis sur le qui-vive : observation quotidienne du moindre symptôme chez leurs animaux, réduction de leurs parcours extérieurs… Un soin passionné pour cet « animal noble » qui leur est cher, comme à beaucoup de producteurs. « Bien sûr, vous me direz, l’issue de tout élevage, c’est la mort, reconnaît Chantal. Mais en temps normal, après trois mois d’élevage, nos canards sont abattus pour nous nourrir, et ça change tout. »

Des agriculteurs « à bout »

Malgré le travail de coordination et de recherche mis en place depuis la dernière crise de 2017, de grandes questions se posent à toute la profession sur la capacité collective à contrôler la diffusion de proximité de l’influenza aviaire, d’autant que le littoral Atlantique continuera d’être menacé dans les années à venir. « Je comprends qu’il faille agir vite, mais le cas de conscience est grand. Est-ce que, au nom du zéro risque, il faut tuer des élevages entiers, qu’ils soient sains ou non ? Quand on tue des animaux, on atteint en même temps les hommes qui s’en occupent. L’hyper-sécurisation pousse les agriculteurs à bout », confie Chantal.

→ RELIRE. « L’abattage total des canards, seule solution contre la grippe aviaire »

Elle craint le pire. À ses yeux, les multiples abattages laissent présager des conséquences dramatiques : faillites, dépressions… Elle redoute aussi que s’ajoute à ces traumatismes la peur des consommateurs, qui se détourneraient des productions françaises au profit de produits importés. Quand bien même ceux-ci ne seraient pas soumis à la même rigueur sanitaire que dans l’Hexagone où les règles, bien que douloureuses, évitent toute dérive.

------------

Une année compliquée pour les éleveurs

Cet hiver, l’impact économique redouté était celui du Covid-19, avec la perte des débouchés liés à la fermeture des marchés de Noël et des restaurants, faisant craindre aux producteurs de canards une difficulté à écouler leur marchandise. Mais c’est un autre virus qui aura eu raison de leur activité. En octobre, les 45 départements français traversés par des couloirs d’oiseaux migrateurs passaient en alerte élevée sur la carte, face au risque d’introduction d’un virus de la grippe aviaire. Les premiers foyers contagieux ont été détectés début décembre en Aquitaine. Depuis, plus de 1 million de canards ont été abattus. La filière fait vivre 40 % des éleveurs de la région, 7 300 personnes dans les Landes. L’État prévoit, dès ce début d’année, une indemnisation.