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Ligue du LOL : un raté médiatique qui embarrasse la profession
Ligue du LOL : le groupe avait été créé sur Facebook en 2010
Science Photo Library via AFP

Ligue du LOL : un raté médiatique qui embarrasse la profession

Deux ans après

Par Théo Moy

Publié le

Deux ans après le scandale de la ligue du LOL, le récit médiatique qui s’est imposé à l’époque s’étiole. Si des femmes ont bien été harcelées sur Twitter au début des années 2010 par de jeunes journalistes et communicants, la coordination de raids de harcèlement depuis un mystérieux groupe Facebook n’a jamais été établie. Retour sur une faillite déontologique que la presse française préférerait oublier.

L’affaire commence par un article publié sur le site de Libération le vendredi 8 février 2019 au soir. Il répond à une question envoyée au service de vérification des informations du quotidien, Checknews, via une adresse anonyme : « La ligue du LOL a-t-elle réellement existé et harcelé des féministes sur les réseaux sociaux ? ». Après deux jours d’enquête, le journaliste Robin Andraca de Checknewspublie un papier qui indique sans fard : « oui, sans aucun doute, la Ligue du LOL existe ».

Cet article provoque immédiatement la publication de témoignages choc, qui s’accumuleront durant tout le week-end. Différentes femmes mais aussi des hommes racontent sur les réseaux sociaux qu’autour de 2010 plusieurs personnes alors très influentes sur Twitter les ont harcelés. Les témoignages sont nombreux, et ces harcèlements sont attribués, parfois directement, d’autres fois implicitement, à cette « ligue du LOL ».

Salutaire libération de la parole

Cette « ligue », qui concentre bien des fantasmes, est en réalité un groupe Facebook créé en octobre 2010 par Vincent Glad, qui est en 2019 journaliste à Libération. Son nom fait référence au « LOL », l’esprit potache et insolent du petit monde de Twitter en 2010. Mais les témoignages qui affluent ce week-end du 9 février 2019 affirment que cette insolence cachait souvent de la malveillance.

La blogueuse féministe Daria Marx raconte ainsi auprès de Checknews qu’un membre de ce groupe « a pris une image porno d'une nana grosse et blonde qui pouvait vaguement me ressembler et a commencé à faire tourner l'image sur Twitter en disant qu'il avait trouvé ma sextape ». L’auteur de ce montage, blogueur, reconnaît auprès de Libération : « oui j'avais photoshopé sa tête sur le corps d'une actrice qui lui ressemblait vaguement […­] C'est de la merde, on est d'accord. »

Après l’article de Checknews, une série d’autres vont amalgamer l’ensemble des membres de « la ligue du LOL » avec les hommes dénoncés pour des faits de harcèlement. Deux ans plus tard, cette erreur n'a pas été réparée. Le récit initial était séduisant, très, la quasi-intégralité des médias y a adhéré, et il n’était pas aisé de s’en défaire, Marianne en sait quelque chose.

Enquêter ou publier

Une liste compilant jusqu’à 35 noms de membres supposés du groupe (dont 2 erreurs selon nos sources) va être publiée, des adresses divulguées, des menaces de mort proférées. Le lundi matin, l’histoire de cette mystérieuse « ligue » de harceleurs fait l’ouverture des journaux radios. L’emballement médiatique et des lettres d’excuses des mis en cause publiées dans la précipitation renforcent un storytelling ravageur.

À Libération, le chef du service web Alexandre Hervaud est mis à pied quelques minutes avant la conférence de rédaction matinale. S’il réfute les accusations de harcèlement, il reconnaît auprès de Marianne qu’il a « pu contribuer à un climat toxique sur Twitter ». Son collègue Vincent Glad est également écarté. Marianne a pu écouter un enregistrement de cette conférence de rédaction. Il montre le débat parfois houleux qui a divisé la rédaction, entre ceux qui réclament que du temps soit consacré à une enquête en bonne et due forme, et ceux qui poussent pour que les témoignages soient publiés sans plus de vérifications.

Un journaliste insiste ainsi pour aller « très très vite sur le traitement de l’affaire » parce que Libération « est le journal ciblé en premier ». Un autre abonde en son sens : il y a tous ces témoignages et ces « lettres d’excuses qui sont autant de lettres d’aveux ». « C’est un me too de la presse! » s’exclame un de leurs collègues.

Une journaliste prend au contraire la parole pour rappeler qu’« il y a quand même une présomption d’innocence », « les témoignages c’est une chose mais il faut s’avérer qu’ils soient vrais ». Un autre ne parvient pas à comprendre « le lien entre la « ligue du LOL » et les agissements de telle ou telle personne ».

« Un ensemble qui fait sens »

Mais la force des témoignages, les excuses publiées et la pression médiatique l’emportent. La direction décide que la une du lendemain sera consacrée à cette « ligue du LOL », et qu’un lien sera fait avec deux affaires de groupes d’hommes qui échangeaient des propos graveleux dans le dos des femmes à la rédaction de Vice et du Huffington Post. « Un ensemble qui fait sens » et qui révèle la question du sexisme dans les médias, argumente un responsable de rubrique très favorable à une publication rapide, sans enquête supplémentaire.

Les articles parus dans l’édition du lendemain ne s’appuieront ainsi que sur trois types d’éléments : des captures d’écran de tweets, des témoignages à charge et les mots d’excuses tweetés par les mis en cause dans la panique et sur lesquels ils reviendront. On parle partout de « boys club » pour un groupe qui a, selon nos sources, contenu au moins un quart de femmes. Le journal annonce « une grande libération de la parole dans les semaines à venir ». « Les gens voulaient leur me too qui casserait la domination masculine dans les médias », raconte une source interne au journal.

Une réaction en chaîne

Pour expliquer cet « emballement médiatique », Gilles Bruno de l’Observatoire des médias évoque « une réaction en chaîne », entre « grands médias qui n’ont pas enquêté et qui citent les trucs des autres qui eux non plus n’ont pas enquêté ». « Dans beaucoup d’emballements médiatiques, la machine se met en route et le temps de la vérification est trop tardif, et fait par des médias avec une audience moindre », décrypte un journaliste licencié à l’époque car il faisait partie du groupe Facebook - sans qu’une accusation précise ne l’ait visé.

Dans la rédaction du quotidien de gauche, la déflagration est immense. Une source interne décrit un journaliste qui « se balade dans le couloir en arrêtant tout le monde ‘tu te rends compte, des gens osaient pas donner leur CV à Libé à cause de la ligue du LOL !’ mais on n'en savait rien… ».

Les faits étant prescrits, la justice n’établira vraisemblablement jamais la vérité sur le fond de cette affaire. En termes de droit du travail, cette rapidité à mettre à pied deux journalistes interroge. Dès la conférence de rédaction du 10 février 2019, alors qu’Alexandre Hervaud vient d’être écarté le temps que le « doute soit dissipé » dixit le directeur de la rédaction et de la publication Laurent Joffrin, plusieurs journalistes s’émeuvent. « Pourquoi cette sévérité si rapide ? Si ça sort vous le tuez » avertit l’un d’entre eux.

À la suite d’Alexandre Hervaud et de Vincent Glad chez Libération, une dizaine de journalistes et communicants vont être mis à pied au cours de la journée du 11 février 2019. Certains sur la foi de témoignages de harcèlement précis, d’autres simplement pour avoir appartenu au groupe Facebook. A contrario, deux salariés de Slate et de Télérama également membres du groupe Facebook sont maintenus en poste et soutenus par leur direction, laquelle argue qu’aucun témoignage ne les concerne directement.

Les membres de la « ligue du LOL » se voient reprocher en quelques jours la responsabilité de multiples faits de harcèlement commis sur Twitter durant plusieurs années. Dans un article du magazine Têtu intitulé « Ligue du LOL : l’homophobie aussi utilisée comme arme de harcèlement », des tweets de 2010 accusés d'homophobie sont exhumés. Un de leurs auteurs, journaliste, confie sa « honte » et s’excuse. Mais cet homme n’a jamais fait partie de « la ligue du LOL », ce que Têtu reconnaît à demi-mot en évoquant des harceleurs « majoritairement membres » du groupe.

Réhabilité dans l’ombre

Un cas de victime collatérale illustre particulièrement les dérives de cette affaire. Ce fameux lundi 11 février 2019 au matin, Guillaume L., journaliste au trimestriel Usbek et Rica, est mis à pied. Il a lui aussi fait partie du groupe Facebook. Dix mois plus tard, Blaise Mao, son rédacteur en chef, reconnaîtra sur l’antenne de France Culture qu’il « n’aurait pas dû être licencié ». Arrêt sur Images repère ce passage et souligne dans un article que « rien n’a été reproché à titre personnel » à Guillaume L. concernant des faits de harcèlement.

Alors que ce journaliste a été disculpé, aucun média généraliste ne reprendra l’information. Sur le site du Monde.fr, on trouve encore aujourd’hui un article qui associe son nom à des « campagnes de harcèlement », sans les précautions d’usage, comme l’emploi du conditionnel.

Des victimes collatérales

Marianne a pu recueillir le témoignage d’autres « victimes collatérales » de cette affaire, présentes sur le groupe Facebook « la ligue du LOL ». Leur nom a été diffusé sur internet et certaines ont perdu leur emploi sans qu’aucun fait précis ne leur soit reproché. Aucune d’entre elles ne nie la réalité du harcèlement que des femmes ont subi. Mais toutes regrettent d’avoir été assimilées à ces faits.

« Ma vie a changé du jour au lendemain, j’aurais pu me suicider, j’ai eu des envies fortes de passer à l’acte », raconte une femme membre du groupe, qui en veut terriblement à la presse qu’elle accuse d’avoir foulé aux pieds les principes déontologiques élémentaires : « Les journalistes ont un pouvoir énorme, ils doivent prendre en compte les responsabilités qui vont avec ».

Un autre explique avoir été désemparé face aux accusations : « Comment on prouve qu’on n’a pas fait quelque chose ? ». Il raconte avoir très vite pensé à ses enfants, « quand mes filles vont googler mon nom, c’est sur ça qu’elles vont tomber ? Papa était un harceleur de femmes ? ». Alors que certains bataillent publiquement pour restaurer leur image, lui contacte tous les médias qui ont, un jour, publié son nom pour effacer ces traces et retomber dans l’anonymat le plus complet.

Deux ans après, selon nos informations, plusieurs salariés licenciés en 2019 ont été blanchis par leur employeur dans le secret d’un chèque signé avec une clause de confidentialité. Seuls les deux journalistes de Libération sont en procédure prud'homale. Il n’y a pas encore eu de jugement pour Vincent Glad et Alexandre Hervaud a fait appel après avoir perdu en première instance. Autre suite judiciaire : la plainte déposée par la journaliste Léa Lejeune, l’une de celles qui ont témoigné en février 2019, contre Alexandre Hervaud pour « dénigrement professionnel, diffamation et harcèlement ». Mais « la 17e chambre du Tribunal Judiciaire de Paris a annulé l’intégralité de l’assignation de Mme Lejeune et l’a condamnée à me verser une indemnisation » rapporte Alexandre Hervaud.

Un amalgame regretté par plusieurs victimes

Plusieurs femmes qui ont raconté leur harcèlement regrettent aujourd’hui l’amalgame entre les personnes visées par des témoignages et ce groupe Facebook. « Je tiens à écrire ici que « La ligue du LOL » ne m’a jamais harcelée. Des individus qui appartenaient à ce groupe FB l’ont fait. Je souhaite marquer cette différence car je refuse le récit médiatique de ce qui est devenu une affaire », écrit Daria Marx, une des premières à avoir témoigné, sur son blog. « Nous n’aurons donc jamais accès à la vérité de la justice et les présumés agresseurs pourraient bien n’être que des innocents victimes d’un procès populaire », renchérit Iris Gaudin, une autre femme qui avait témoigné à l’époque, dans une interview au Temps et qui a aussi publié un livre sur le sujet.

La journaliste Marie Turcan, qui avait publié sur Numerama de nombreux témoignages de victimes, est également revenue sur le traitement de cet événement : « Je pense que l’affaire a complètement débordé, notamment lorsqu’elle a commencé à être reprise par des médias, plus puissants, peut-être moins consciencieux, qui ont, à grands coups d’erreurs et de généralisations, contribué à créer une narration qui a débordé le cadre des faits », a-t-elle détaillé dans un édito. « À la question “devait-on rendre les noms publics”, j’ai sincèrement envie de répondre non », complétera sa collègue Perrine Signoret.

Dans un livre à paraître le 11 février 2021, le journaliste du Monde Samuel Laurent revient sur cette affaire dont il critique le traitement médiatique. « Le terme même de « Ligue du LOL » a fini par devenir polysémique, désignant vaguement tout type de harcèlement sexiste dans un média – au grand dam des anciens du groupe Facebook de 2009 [2010, N.D.L.R.] condamnés à arborer pour des années cette étiquette infamante », analyse-t-il.

Amnésie médiatique

Les critiques exprimées publiquement par des victimes quant au traitement médiatique de cette affaire, les éléments à décharge publiés par les accusés sur leurs blogs ou encore les témoignages de « victimes collatérales » ont poussé de nombreux journalistes à vouloir enquêter ces deux dernières années. Plusieurs racontent l’opposition de leur hiérarchie pour ces investigations. « On m’a opposé un non strict » explique un journaliste de presse spécialisée, « la presse ne revient jamais sur ses erreurs », abonde un autre.

Après la déflagration et les centaines d’articles publiés en quelques jours, les rédactions justifient aussi de ne plus avoir évoqué le sujet car il n’intéresserait « que les journalistes ». « On n’est pas propres là-dessus donc on arrête » expliquera un cadre d’un hebdo parisien. « La narration de cette histoire est tellement imprégnée, ça sera super dur de revenir en arrière », conclut un témoin clef. Deux ans après son éclatement, l’affaire de la ligue du LOL est devenue un spectre, un « me too » au goût d’inachevé qui risque de donner des billes aux ennemis de la cause égalitaire.

Contactés, des membres des directions de Libération et du Monde n’ont pas souhaité répondre. Plusieurs victimes qui ont témoigné de faits de harcèlements en 2019 ont également été contactées pour évoquer le traitement médiatique de cet événement et ont décliné l'invitation à s’exprimer.

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