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Fanny Ardant: «Toute personne obsédée par l’amour est protégée»

Elle dit qu’Homère et Dostoïevski l’ont forgée, que la passion amoureuse est une bombe à retardement, que la vieillesse est une insolence. Fanny Ardant joue «Hiroshima mon amour» de Marguerite Duras, ce week-end à Neuchâtel et à Pully. Paroles d’une immense actrice qui a souvent dit non

Fanny Ardent jouera «Hiroshima mon amour» de Marguerite Duras à Neuchâtel et Pully. — © Mara Desipris
Fanny Ardent jouera «Hiroshima mon amour» de Marguerite Duras à Neuchâtel et Pully. — © Mara Desipris

«Vous avez rendez-vous avec Fanny?» demande le jeune homme du bar. Il pleut sur Saint-Germain, pluie sépia du dimanche et on attend Fanny Ardant. Dans le miroir des songes passe alors la silhouette de nos légendes, la Mathilde qui guette, depuis la fenêtre, Bernard alias Gérard Depardieu, son amour, sa folie, dans La Femme d’à côté, le film de François Truffaut.

Il est midi à Paris et Fanny Ardant entre à vive allure, trench-coat bleu encre, lunettes fumées comme une Penthésilée des villes. Ce week-end, elle jouera Hiroshima mon amour, de Marguerite Duras, au Théâtre du Passage à Neuchâtel et à l’Octogone de Pully, invitée de leurs directeurs respectifs, Robert Bouvier et Yasmine Char.

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«La Femme d’à côté? Non seulement c’était mon premier film, mais c’était tout ce que je croyais de l’amour, ce que je croyais de la vie. On y meurt d’amour comme Tristan et Iseult.» C’est ainsi que ça commence avec Fanny. Sur les braises.

© Carole Bellaïche
© Carole Bellaïche

Qu’est-ce que le théâtre pour vous?

La scène, c’est comme une mise à mort.

Vous exagérez!

Il faut dire la chose et risquer de mourir si on ne la délivre pas. C’est pour cela que je ne peux pas jouer six mois un même spectacle. Je ne veux pas m’habituer. Le théâtre, c’est une éruption, un incendie, entre deux portes. Sur scène, vous êtes nue, seule dans l’arène. Alors qu’au cinéma, on est plus protégé, plus chouchouté.

Vous avez joué, au début de votre carrière, Corneille, Racine, Claudel… Quelles sont les partitions que vous recherchez?

Je ne suis pas assez professionnelle pour pouvoir tout jouer. Je dois avoir un désir, tellement aimer un personnage que rien au monde ne m’empêcherait de le jouer. Je ne trouve pas qu’il faille banaliser le sentiment. Il faut que l’horreur et le sacré se mélangent, qu’on touche au sublime. Les Américains disent: «A boy meets a girl.» C’est plus compliqué que cela, sinon la littérature s’évanouit. C’est la langue qui permet de donner ses lettres de noblesse à l’être humain.

Ecrivez-vous?

Des lettres seulement, à la main. Pour remercier ou demander pardon.

Des lettres d’amour?

Oui. Je me demande ce qu’elles sont devenues. Mais je n’ai jamais tenu de journal. J’en ai lu, des journaux d’écrivain. C’est une discipline magnifique.

Pourquoi n’avoir jamais tenu de journal?

Parce que je vis dans un désordre absolu. Je me dépêche toujours, pour me lever, pour me coucher. Il faut avoir du temps pour écrire. Et moi, j’ai envie de lire. Je ne lis pas les journaux, parce qu’il faut choisir entre les informations et les livres. Je n’aime pas la politique, contrairement à Duras.

Vous n’avez jamais été engagée?

Jeune, oui. J’admirais les bolcheviks, les poètes comme Maïakovski qui voulait changer le monde et qui s’est suicidé, parce qu’il n’a pas supporté que son idéal soit avili. Mais je n’ai jamais voulu me limiter. J’avais horreur des partis politiques, des groupes. Parce qu’un parti écrase la plus grande richesse de l’être humain: sa contradiction.

© Collection Christophel/Alamy Stock Photo
© Collection Christophel/Alamy Stock Photo

15 ans est votre âge étalon, dites-vous. Pourquoi?

A 15 ans, j’étais structurée par le non. Je savais ce que je ne voulais pas être. Je ne voulais pas être quelqu’un de résigné, quelqu’un qui baisse la tête, quelqu’un qui cède au pouvoir, à l’argent, à la gloire. Je ne voulais pas me marier par convention, je ne voulais pas avoir des enfants pour faire comme tout le monde. J’avais une grande méfiance vis-à-vis du monde bourgeois. Je savais que la grande bourgeoisie est un danger parce qu’elle offre une douceur de vivre. La douceur de vivre par définition amenuise votre capacité de résistance.

Avez-vous été fidèle à la Fanny de 15 ans?

Oui. Je crois ne pas m’être trahie.

Quel rôle ont alors joué vos parents?

J’étais élevée par un père qui avait une qualité qui m’a marquée: l’indépendance d’esprit. Il estimait qu’on ne devait jamais réduire un être à son statut social. Il y avait des êtres humains, le reste était accessoire.

Adolescente, un livre vous a-t-il modifiée?

J’ai lu L’Idiot de Dostoïevski et ça a été décisif.

Pourquoi?

La position du héros, le prince Mychkine, a quelque chose de christique. Il ne s’aperçoit pas de la moquerie dont il est l’objet; il tend la main à son ennemi; il refuse d’être identifié à sa classe sociale. Je me sentais en phase avec lui.

La littérature vous a forgée?

Oui. Parce que j’ai tout lu dans le chaos, comme un chien sauvage dans la forêt. Je dévorais la bibliothèque de mon grand-père pendant les grandes vacances, des auteurs que personne de ma génération n’a lus, comme Anatole France, Joris-Karl Huysmans. Je me souviens de cet été où j’ai avalé tout Proust, de cet autre été où ce fut Chateaubriand. Une folie totale. Avec mon père qui était balzacien, nous avions des conversations infinies sur Rastignac, Vautrin, comme si c’était des cousins.

Comment définiriez-vous le pouvoir de la littérature?

J’ai compris très jeune qu’elle n’est pas faite pour vous cultiver, mais pour vous ouvrir les portes, pour vous protéger, pour vous consoler, pour magnifier la vie.

Que relisez-vous sans cesse?

L’Iliade. Dès qu’il y a une nouvelle traduction, je la relis pour découvrir quelque chose qui m’avait échappé. Je dois beaucoup à cet égard à l’helléniste Jacqueline de Romilly. Je lis pour m’étonner, jamais en pensant à l’usage professionnel que je pourrais faire d’un texte. J’ai toujours dans mon sac à main un livre.

Quel est-il aujourd’hui?

Le texte que je joue à Paris, La Passion suspendue, entretiens entre Marguerite Duras et la journaliste Leopoldina Pallotta della Torre.

© Moviestore Collection LTD/Alamy Stock Photo
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Les grands auteurs sont-ils inconvenants?

Dans La Passion suspendue, Marguerite Duras dit que la littérature doit représenter l’interdit, ce que les gens ne disent pas normalement. Elle doit être scandaleuse. Je comprends tellement ça. La parole durassienne est encore plus jouissive en cette période où, sous l’influence de l’Amérique, le politiquement correct et ses petits professeurs règnent. Tout le monde est sommé de s’excuser, de rentrer dans l’ordre. Je déteste cela.

Le mouvement #MeToo vous irrite-t-il?

Oui, quand cela vire à la chasse aux sorcières, aux vindictes, aux accusations à l’emporte-pièce. Quand la justice prononce un non-lieu, personne n’en parle. Or il y a de vrais crimes.

Si je vous dis «La Femme d’à côté», quelle est l’image qui vous revient tout de suite?

Ce souvenir: nous étions entassés dans la petite chambre d’hôpital où mon personnage est soigné, dans les limbes de la folie. Gérard Depardieu racontait des histoires de tournage et on riait, on riait. Tout d’un coup, François, qui était très gai, a dit: «On y va.» Et là, en un instant, nous avons plongé dans le vif du sujet. Même quand c’est tragique, le jeu doit être bordé par la joie.

C’est ce que vous appelez l’urgence?

Oui. Le film a été tourné très vite, en six semaines, dans la région de Grenoble. François avait écrit le synopsis. On tournait le samedi. Et tous les dimanches, il écrivait les dialogues de la semaine suivante. Nous étions comme des chats sur le rebord du toit. Et c’était magique.

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Connaissez-vous la nostalgie?

(Silence.) Ce n’est pas la nostalgie du temps qui est passé, c’est la mélancolie de ce qui ne sera plus. Depuis très jeune, je suis frappée par le «nevermore», le «jamais plus.» Ça peut être de grandes vacances qui ne reviendront plus.

La mort vous fait-elle peur?

Mais non! Au contraire, c’est une alliée. Elle donne la mesure de tout, elle nous dit que ce qu’on croit grave ne l’est pas tant que ça.

Vieillir, pour vous…?

La vieillesse est liée à l’insolence. Les jeux sont faits (elle claque des doigts). On est comme le boxeur sur le ring qui sait qu’il subira le dernier KO. Mais on fait son match jusqu’au bout. Quand je vois des acteurs qui se battent pour la place de leurs noms sur l’affiche, je ris. Toute la nouvelle génération a peut-être oublié qui était Anna Magnani. Je suis convaincue de cela: sic transit gloria mundi.

Vous n’avez pas peur qu’on vous oublie?

Non!

On ne vous oubliera pas!

(Rire allègre.) Qu’est-ce qui a survécu depuis les Grecs? Très peu de choses. C’est pour cela que c’est l’instant présent qui est important. Il ne faut pas avoir de stratégie, il faut jouir de la vie qui passe, tout en n’étant pas dupe. Je ne suis pas un sage, mais je considère la mort comme un état qui donne sa raison d’être aux choses. J’ai plus peur de la mort des autres, de ceux que j’aime.

Dans «Hiroshima mon amour», Marguerite Duras écrit: «Je n’avais plus de patrie que l’amour même…» C’est une phrase qui vous ressemble?

Oui! Toute personne qui vivrait en ne pensant qu’à l’amour est protégée. Il ne faut pas la réveiller!

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Vous êtes donc protégée?

Oui, absolument. La mélancolie est un état qui permet de convoquer les êtres qu’on a aimés. A l’intérieur de moi, il y a des chambres fermées que je peux ouvrir quand je veux. Je n’ai pas peur du chagrin ou de la mélancolie. Je n’aime pas cette injonction: «Il faut aller de l’avant.» Non! Ça ne veut rien dire. On y va de toute façon.

Si vous étiez un animal?

Je serais un loup. Je me méfie moi aussi de la société. Et puis j’aime son aristocratie sauvage. Je sais aussi qu’il n’a qu’une seule femme toute sa vie. Ça me plaît.

Mais vous qui prônez la liberté…?

Oui, mais c’est beau!

Quel est le livre que vous offrez aux êtres aimés?

J’ai beaucoup offert Eugène Onéguine de Pouchkine dans la traduction d’André Markowicz, chez Actes Sud. Je défie quiconque de le lire et de ne pas être terrassé. J’ai aussi offert La Duchesse de Langeais de Balzac. Et Ethan Frome – Sous la neige, en français – d’Edith Wharton. Un beau livre vous appelle à l’improviste et vous laisse sans voix.

«Marguerite Duras, c'est fulgurant et absolu»

Marguerite Duras, dit-elle, c’est l'audace d’un verbe, suspendu dans le vide. Fanny Ardant y revient sans cesse, à cette langue qui avance comme la vague vers nos ombres, vers cette plage sans artifices où nous tremblons de ne pas être assez vivants pour nous défaire dans l’amour. La première fois, c’était en 1995 avec La Musica deuxième. Ces jours, au théâtre à Paris, elle converse encore avec l’auteur de L’Amant, à travers Passion suspendue (Seuil).

«Hiroshima mon amour», «La Maladie de la mort», «La Musica»… Quel est ce pollen qui vous attire vers Marguerite Duras?

C’est ce qu’elle dit de la vie, de l’amour, de la douleur et comment elle le dit. Le théâtre est lié à la beauté du verbe et la langue de Duras, aiguë, insistante comme le ressac, précise, est fulgurante. J’aime aller au théâtre pour être transportée dans mon intelligence.

Qu’est-ce qui vous a guidé vers «Hiroshima mon amour», ce scénario de Duras dont Alain Resnais a fait un film entêtant?

Je l’ai vu il y a très longtemps. Il m’en restait des images, des phrases. Je voulais me confronter à l’écriture de Duras, pas au film. Etant moi-même de nature obsessionnelle, j’aime ceux qui sont envahis par une obsession. J’aime dans Hiroshima mon amour non seulement l’aveu d’amour d’une femme, Elle, mais sa façon de s’opposer à la société.

C’est une hors-la-loi, ce qui doit vous plaire?

Oui. Marguerite met en scène une femme qui est tombée amoureuse d’un soldat allemand, qui a été châtiée de manière ignoble pour cela, tondue à la Libération, et qui se prend, plus tard, de passion pour un Japonais. Il appartient lui aussi au camp ennemi, à l’Axe. C’est comme si l’amour donnait tous les courages, toutes les libertés d’esprit.

Dans «Hiroshima mon amour», Elle aime à corps perdu, comme Mathilde dans «La Femme d’à côté»…

Duras nous dit que l’amour ne consiste pas à s’arranger avec les choses de la vie. Elle a cette phrase magique: «Attendre l’amour, c’est déjà de l’amour. Et avoir perdu l’amour, c’est encore de l’amour.» Elle accepte d’être ravie et son œuvre aspire à se saisir de cet état-là, immoral, amoral, peu importe. Elle veut énoncer la vérité, sa vérité. Dans La Musica, elle écrit: «Aucune histoire d’amour ne résiste à un inconnu qui entre dans un bar.» Nous sommes des bombes à retardement: une porte s’ouvre, la passion passe, les cendres menacent.

Vous êtes seule en scène, mais en communion avec une voix, celle de Gérard Depardieu. Pourquoi cette voix?

Parce qu’il a une des plus belles voix du monde. Elle possède une douceur et un charme, quelque chose qui fait qu’il existe dès qu’il parle. C’est un durassien. Son premier film, il l’a fait devant la caméra de Marguerite Duras. Elle l’adorait. Gérard est masculin et féminin, il assume cette contradiction.

Aurait-il pu partager la scène avec vous?

Non, on n’aurait pas cru un instant qu’il était l’amant japonais d’Elle. Tandis que là, dans l’optique choisie avec mon metteur en scène Bertrand Marcos, l’héroïne revient et raconte ce qu’elle a vécu; elle convoque ses souvenirs et les transcende. La voix de Gérard la pousse dans ses retranchements.

Avez-vous rencontré Marguerite Duras?

Non, mais elle m’a écrit une fois. A-t-on besoin de rencontrer les auteurs? Marguerite est dans son écriture et c’est absolu.

Cinq actes pour une passion

1981  Elle incarne Mathilde dans «La Femme d’à côté» de François Truffaut, son compagnon.

1995  Elle joue «La Musica deuxième» de Marguerite Duras.

2001  Elle est irrésistible en croqueuse de diamants dans «Huit Femmes» de François Ozon.

2009  Elle réalise «Cendres et Sang», son premier film.

2015  Elle magnétise dans le rôle titre de «Cassandre», pièce musicale de Michael Jarrell, d’après un texte de Christa Wolf, mise en scène par Hervé Loichemol à la Comédie de Genève.

«Hiroshima mon amour», Neuchâtel, Théâtre du Passage, sa 5 à 20h; Pully, Octogone, di 6 à 16h30 (complet).