INTERVIEW« Il faudrait que toutes les opérations soient filmées », lance Eric Vibert

Médecine : « Il faudrait que toutes les opérations soient filmées », avance Eric Vibert, chirurgien digestif

INTERVIEWEric Vibert, chirurgien spécialiste du cancer du foie à l’hôpital Paul-Brousse, publie ce mercredi un essai sur le « Droit à l’erreur et le devoir de transparence »
Eric Vibert est chirurgien au centre hépato-biliaire Paul Brousse à Villejuit (AP-HP) et auteur de Droit à l'erreur, devoir de transparence.
Eric Vibert est chirurgien au centre hépato-biliaire Paul Brousse à Villejuit (AP-HP) et auteur de Droit à l'erreur, devoir de transparence.  - Eric Vibert ©HannahAssouline / Eric Vibert©HannahAssouline
Oihana Gabriel

Propos recueillis par Oihana Gabriel

L'essentiel

  • Dans un ouvrage qui paraît ce mercredi, Eric Vibert met à nu son expérience : il a fait une erreur sur une patiente et s’en est rendu compte grâce à une vidéo de l’opération.
  • A partir de là, il a réfléchi à ce droit à l’erreur, qui s’accompagne nécessairement d’un devoir de transparence, dans sa pratique et celle de ses confrères.
  • Pour lui, la prochaine révolution du bloc opératoire viendra à la fois du numérique, avec une intelligence augmentée qui épaulera le chirurgien, mais aussi de l’humain, à condition de le praticien accepte d’être dans la remise en cause et la coopération avec ses collègues et le patient.

C’est une probabilité qu’on préfère ignorer avant de passer sur le billard. Et si le chirurgien ou la chirurgienne faisait une erreur ? Quand on a une vie entre ses mains, on évite de se tromper. Mais ces praticiens sont des humains comme les autres, et il serait peut-être temps de poser la question du droit à l’erreur, même pour cette profession. C’est ce que fait Eric Vibert, professeur d’université et chirurgien digestif à l’ hôpital Paul Brousse à Villejuif (AP-HP) dans un essai original, paru ce mercredi, Droit à l’erreur, devoir de transparence*. Le spécialiste du cancer du foie a répondu sans détour à 20 Minutes.

Ecrire un livre pour parler de ses erreurs en tant que chirurgien, c’est osé…

Ce qui m’a donné envie d’écrire ce livre, c’est que j’ai fait une erreur lors d’une opération et je l’ai compris en regardant la vidéo… Qui était un outil pédagogique à la base. Quand je fais une erreur, ça me paralyse, c’est terrible. Quand vous opérez un malade, en particulier en cas de cancer, vous le suivez depuis des mois, vous vous sentez responsable. Ma réaction a été l’écriture de ce bouquin, une démarche cathartique. Je travaille dans un lieu d’excellence avec une culture plutôt « old school », mais si je publie ce livre, c’est la preuve que les choses évoluent sur la vision du droit à l’erreur…

Pourtant, vous expliquez que les obstacles sont légion… Le sujet des erreurs chirurgicales est-il tabou en France ?

Le métier de chirurgien, manuel, s’apprend dans un rapport de maître à élève. Le maître, par définition ne fait pas d’erreur et l’élève ne veut pas décevoir son maître. Aujourd’hui, pour pouvoir devenir professeur de chirurgie, il y a différentes étapes, un peu comme une course en sac. Il y a un énorme investissement et pas de certitude d’arriver à décrocher un poste de Professeur des universités-praticien hospitalier. A titre personnel, j’ai bien failli ne pas y arriver. Alors autant dire que pour passer toutes ces étapes, il n’y a pas intérêt à ce qu’on dise que vous êtes un mauvais chirurgien… Donc, il vaut mieux éviter de parler de ces erreurs quand on est trop jeune. Force est de constater que les gens qui commencent à parler d’erreur sont en fin de carrière. Après, j’espère que ce livre ne va pas faire que je n’aurais plus aucun patient…

Est-ce qu’il n’y a pas l’inquiétude aussi que les patients se retournent contre le médecin ?

Oui, le sujet des assurances est majeur. Aujourd’hui les chirurgiens dans le privé ont une énorme pression de la part des assurances. Certains malades sont procéduriers, c’est très vrai aux Etats-Unis, moins en France. Il n’empêche, certains vont tout faire pour obtenir réparation en cas d’erreur chirurgicale. Dans certaines situations, c’est justifié. Pour éviter d’être attaqué devant les tribunaux, vous allez cacher certaines choses en espérant que ça se passe bien. Je le comprends. Mais attention à la politique de l’autruche…

Pour la chirurgie, « la meilleure piste de progrès à l’heure actuelle, c’est la transformation du rapport à l’erreur, un domaine dans lequel la marge de progression est immense. » Pourquoi ?

Toutes les grandes innovations viennent d’erreurs ou de presque erreurs, de la tarte tatin à la pénicilline. Il faut être capable de tirer profit du hasard et sortir des dogmes dans lequel on évolue habituellement pour améliorer sa pratique. Le bloc opératoire est un lieu qui se transforme avec de plus en plus d’assistance, d’aide à la décision. Les chirurgiens vont l’accepter… ou pas. A condition de ne pas avoir peur d’être remplacé et de reconnaître qu’on peut faire des erreurs. Je pense par exemple, qu’il faudrait que toutes les opérations soient filmées. Il ne s’agit pas de fliquer. Mais mettre des caméras au bloc, équivalent de « boîtes noires » en aviation, c’est complètement fou pour beaucoup. Certains voient l’initiative comme un outil pour blâmer, alors que c’est pour éviter qu’on récidive. S’il n’y a pas eu erreur, et qu’un malade va mal après une opération, cela peut orienter vers la piste d’une infection nosocomiale.

Vous estimez que ce droit à l’erreur permettrait d’améliorer la formation. « On devrait faire pour être, pas être pour faire », écrivez-vous. C’est-à-dire ?

Pour faire de grosses opérations, qui apportent le petit frisson, il faut être considéré comme un grand chirurgien. Je reste persuadé qu’une opération qui se passe bien, ce n’est pas lié à un homme providentiel, mais à une équipe et un environnement. En gros, 95 % des opérations se passent bien. Quand je prends des décisions, j’estime qu’elles sont légitimes. Mais j’ai aussi de super anesthésistes, hépatologues, paramédicaux qui me challengent et qui me permettent de changer de décision.

Vous espérez que l’organisation au bloc passe d’un équipage reposant sur un seul chef, le chirurgien, à une équipe où décisions et responsabilités seraient partagées… Comment ?

Par un rapport de confiance et par le fait d’accepter de se tromper. Le problème de ce métier, c’est que certains répondent systématiquement par oui ou par non. Plus je suis instruit, plus je réponds : « je ne sais pas ». Si vous ne savez pas, vous écoutez les autres. Si je commence à me planter, je veux que le médecin en face de moi me dise « tu pars du mauvais côté ». C’est ça qui permet de mettre des barrières. D’ailleurs, les pilotes d’avions l’ont compris depuis longtemps. Ils ont imposé le tutoiement entre pilote et copilote… Ce sont des petites choses qui changent tout.

A quoi ressemblerait le bloc opératoire du futur ?

Je pense qu’il y aura à l’avenir de plus en plus de technologie et d’intelligence pas artificielle, mais augmentée. Avec la Chaire d’innovation Bloc opératoire augmenté, on réfléchit à ces transformations à la fois technologiques et humaines. Les outils numériques vont permettre une augmentation des sens du chirurgien. On développe en ce moment un chatbot opératoire, qui vous pose des questions au moment opportun, à qui vous posez une question. Il y a aussi le projet des jumeaux numériques : si vous opérez Monsieur Dupont, vous faites l’opération virtuellement avant, pour prévoir les conséquences. Et décider si on fait l’opération ou pas.

Vous abordez la question de la relation avec le patient, qui doit être selon vous plus de transparente, aussi bien avant d’entrer au bloc qu’en postopératoire…

Il y a une nécessité de modifier le rapport paternaliste du soignant au patient. Grâce à l’AP-HP, j’ai développé un outil de communication, une application gratuite qui permet d’expliquer mon sujet, le cancer du foie. Vous pouvez montrer un foie sain et avec cirrhose, la position de la tumeur, où vous coupez… C’est la grande différence entre l’information et la connaissance. En tant que médecin, on a une obligation d’informer le malade. Mais je peux vous dire quelque chose que vous ne comprendrez absolument pas. Le problème, c’est qu’apporter cette connaissance va prolonger la consultation. Une fois, un patient m’a posé de bonnes questions et j’ai changé de stratégie. Mais tous les médecins n’acceptent pas de prendre ce temps. J’insiste sur un point : ce n’est pas au malade de décider, c’est toujours au médecin. Le patient n’a pas fait médecine !

On a l’impression que cette réflexion sur le patient partenaire avançait ces dernières années. Est-ce que la crise du Covid a plutôt accéléré ou freiné ce travail ?

La crise Covid a mis en exergue le fait que la médecine n’est pas une science exacte. On s’est bien rendu compte qu’il y a des situations où on ne sait pas et où on est obligé de prendre des décisions dans le noir. Les médecins sont beaucoup tombés de leur piédestal. Est-ce que ça a modifié ce rapport à l’erreur ? Je n’en sais rien.

Est-ce que ce droit à l’erreur et ce devoir de transparence ne devraient pas être élargis aux scientifiques, voire aux décideurs, qui peut-être se sont trompés pendant cette crise inédite ?

On a des droits et des devoirs, c’est vrai partout. Mais il faut prendre ses responsabilités. Si vous vous êtes plantés, vous démissionnez. Si je me mets à tuer tous les malades, il faut que le système m’arrête. J’ai le droit de me tromper, mais pas tout le temps…

* Droit à l’erreur, devoir de transparence, Editions de l’Observatoire, 10 février 2021, 18 €.

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