Récit : Les « Figures de l’ombre », la véritable histoire des scientifiques afro-américaines de la Nasa

Grâce à ces trois mathématiciennes, les États-Unis ont pris la tête de la conquête spatiale dans les années 60. Bien qu’elles aient permis de grandes avancées pour la Nasa, leur parcours a été oublié de l’Histoire. Retour sur leur incroyable destin, à l'occasion de la diffusion du film « Les Figures de l'ombre » ce soir sur C8.
Les Figures de lombre20th Century Fox
Les Figures de l’ombre/20th Century Fox

Sans elles, les États-Unis auraient sûrement fait pâle figure. Katherine Johnson, Mary Jackson et Dorothy Vaughan ne sont peut-être pas des noms que l’on retrouve dans les livres d’Histoire, et, pourtant, elles y auraient toute leur place. Leur parcours est raconté dans le film Les Figures de l’ombre, sorti en 2016 et désormais disponible sur Disney+. Un moyen de rendre hommage à ces trois scientifiques afro-américaines pour leurs travaux méconnus au sein de la Nasa, alors que la ségrégation raciale régnait en maître sur la société américaine.

Des calculatrices humaines

Comment penser aux années 60 sans citer la conquête spatiale ? Durant des années, les États-Unis et l’URSS se sont livré une bataille sans merci jusque dans les étoiles. Pour répondre au pays soviétique, qui avait déjà lancé le satellite Spoutnik 1, les Américains envisageaient d’envoyer l’un des leurs dans l’espace. Du jamais vu. C’est en février 1962 que John Glenn est le premier à effectuer un vol orbital autour de la Terre, dix mois après le Russe Youri Gagarine.

Pour parvenir à un tel exploit, de nombreuses recherches ont été effectuées au sein du centre de Langley, en Virginie. Notamment celles de mathématiciennes talentueuses qui ont permis à l’astronaute américain de traverser l’atmosphère. Ainsi, Katherine Johnson, Mary Jackson et Dorothy Vaughan calculaient les trajectoires et paramètres des vols, telles de véritables calculatrices humaines. S’il était déjà difficile d’évoluer dans un milieu scientifique en tant que femme, la ségrégation ambiante de l’époque ne facilitait pas le quotidien de ces femmes noires, dont l’intelligence et les prouesses étaient reléguées en coulisses.

Premier vol en orbite

Pourtant, elles avaient tout pour être sous la lumière. D’abord, Katherine Johnson, diplômée du lycée à 14 ans et de l’université à 18, a enseigné les mathématiques dans une école noire, puis a intégré l’ancêtre de la Nasa, le Naca (Comité consultatif national pour l’aéronautique), en 1953. Avant de rejoindre le département de guidage et de navigation. Son travail, complètement ignoré par ses collègues blancs masculins, s’est pourtant révélé indispensable.

En plus de parvenir à garder son travail malgré la présence de plus en plus envahissante des ordinateurs et de leurs calculs réalisés à la vitesse de l’éclair, Katherine Johnson a énormément contribué au premier vol en orbite de John Glenn. En 1962, ce dernier a même demandé aux techniciens que l’experte vérifie les chiffres calculés par l’ordinateur. « Si elle dit qu’ils sont bons, je suis prêt à partir. »

Smith Collection/Gado/Getty Images

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Des études inaccessibles

Le parcours de Mary Jackson est un peu plus mouvementé. Diplômée en mathématiques et en physiques en 1942, elle commence sa carrière en tant qu’enseignante, puis devient bibliothécaire et réceptionniste. Après un bref passage à l’armée en tant que secrétaire, elle intègre le Naca en unité informatique puis ingénierie, sans pouvoir prétendre à un diplôme d’ingénieure.

Elle s’est d’ailleurs particulièrement battue pour pouvoir réaliser un cursus plus poussé en mathématique et en physique. Pour cela, il fallait lutter contre les lois ségrégationnistes, appelées Jim Crow, qui interdisaient aux Noirs l’accès à ce genre d’études. Soutenue par l’ingénieur aéronautique polonais Kazimierz Czarnecki, elle parvient à devenir la première experte noire du métier de la Nasa. Dans les années 70, elle crée une soufflerie supersonique à Hampton, sa ville natale, pour pousser les jeunes filles à s’engager dans des études scientifiques.

Bob Nye/NASA/Interim Archives/Getty Images

Bob Nye/NASA/Interim Archives/Getty Images

Des toilettes séparées

Comme ses consœurs, Dorothy Vaughan commence par enseigner les mathématiques, avant de pousser les portes de la Nasa, en 1943. À cause des lois ségrégationnistes, elle et les mathématiciennes noires devaient travailler dans une partie isolée du campus. Elles faisaient alors leurs recherches, mais devaient suivre certaines règles comme utiliser des toilettes séparées de celles de leurs collègues blancs.

De 1949 à 1958, elle dirige l’aile ouest de l’unité informatique jusqu’à ce que le Naca devienne la Nasa. Ainsi, elle incarne la première manager noire de l’histoire de l’agence. En plus d’être pionnière dans le cadre de son statut, elle rivalise de compétitivité. Surtout avec les ordinateurs. Pour contrer leur arrivée et leurs calculs rapides, elle apprend le langage de programmation FORTRAN. Mais ce n’est pas tout. En plus de se battre pour que son statut de superviseure d’équipe soit officiellement reconnu, elle se démarque en apprenant, seule, à se servir de l’ordinateur IBM 7090, alors que les techniciens ont échoué à cette tâche.

Smith Collection/Gado/Getty Images

Smith Collection/Gado/Getty Images

Un contexte paradoxal

Chacune, à leur manière, a marqué la conquête spatiale américaine et a laissé une trace indélébile, bien que tue, sur la Nasa. Si l’Histoire nous a bien appris une chose, c’est la quantité insoupçonnée de ses secrets et, parfois, ses incohérences. Car il n’y avait rien de plus paradoxal pour ces femmes d’évoluer dans le contexte futuriste de la conquête spatiale, alors qu’elles étaient, comme une partie du pays, opprimées par des lois discriminatoires.

En 1979, Mary Jackson quitte l’ingénierie à la Nasa pour travailler sur l’égalité des chances et la promotion des minorités au sein de l’agence, avant de prendre sa retraite en 1985. Elle décèdera 20 ans plus tard, en 2005. Pour Dorothy Vaughan, la fin de sa carrière sonne en 1971 car elle ne réussissait pas à obtenir le poste de dirigeante au sein du Centre de recherches qu’elle convoitait. Elle pousse son dernier souffle en 2008. En ce qui concerne Katherine Johnson, Barack Obama lui remit la médaille de la liberté en 2015, 30 ans après son départ en retraite. Elle s’est éteinte en février 2020.

Alors que le 21 juillet 1969, Neil Armstrong fascinait le monde entier en expliquant que son « petit pas pour l’Homme était un bond de géant pour l’Humanité », le parcours de ces trois scientifiques a permis, bien plus tard, un saut périlleux pour leur reconnaissance.