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Notre village ravagé par le Covid

De g. à dr. : le docteur Carole Eygasier, l’ex-maire Paul Mumbach, Georgette Rabaste, épouse d’une victime,  Johann Gresser, salarié des pompes funèbres,  Alexandre Berbett, le maire, Evelyne Lakomiak, infirmière à l’Ehpad, et le lieutenant Thierry Bischoff, chef des pompiers.
De g. à dr. : le docteur Carole Eygasier, l’ex-maire Paul Mumbach, Georgette Rabaste, épouse d’une victime, Johann Gresser, salarié des pompes funèbres, Alexandre Berbett, le maire, Evelyne Lakomiak, infirmière à l’Ehpad, et le lieutenant Thierry Bischoff, chef des pompiers. © Baptiste Giroudon/Paris Match
De notre envoyée spéciale en Alsace Caroline Fontaine , Mis à jour le

Telles des sentinelles, ils montent la garde aux portes de Dannemarie, ce bourg alsacien de plus de 2 000 habitants. Pas question de laisser le Covid-19 ou ses variants étrangers supplicier à nouveau leur commune. Lors de la première vague, elle a subi une surmortalité de 144 %, cinq fois plus que la moyenne nationale. Mais ses habitants, de toutes conditions, ont fait bloc pour sauver les plus fragiles. La lame de fond de l’épidémie a révélé une vague de dévouement.

Son corps a été découvert non loin de sa voiture, dans le canal qui borde le village. Jean B., 82 ans, ancien gestionnaire des usines Peugeot, venait d’apprendre qu’il était atteint du Covid. Ce 18 mars 2020, au matin, il a mis fin à ses jours. C’était il y a près d’un an et, alors, on ne connaissait pas grand-chose de cette maladie. Mais à Dannemarie, petit bourg commerçant de 2 259 âmes (en 2018), à moins de 30 kilomètres de Mulhouse, dans ce lieu de passage entre les collines sous-vosgiennes et les premiers contreforts du Jura, on savait déjà que les hôpitaux de la région étaient saturés. « Il y avait beaucoup d’angoisse, se souvient le docteur Carole Eygasier. Avec cette idée qu’un tri était effectué et que les personnes âgées ne seraient pas admises. »

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Ce matin-là, à quelques mètres du relais nautique où s’amarrent les péniches de plaisance qui voguent d’ordinaire sur le canal du Rhône au Rhin, les gendarmes, les pompiers et le maire de l’époque, Paul Mumbach, contactent Pierre Gilet, 64 ans, pour constater le décès. Médecin traitant du défunt, il ne compte ni ses heures ni sa peine. Ce grand gaillard jovial sermonne la petite troupe avec son célèbre franc-parler. « Il nous a enguirlandés parce que nous ne portions pas de masques, alors qu’il voyait dix cas par jour », se souvient Paul Mumbach. Depuis février, les trois médecins du cabinet médical soignent de nombreux patients atteints de ce qu’ils pensent être des pathologies grippales. Dès les premiers jours de mars, ils comprennent que ce satané Covid, qui a commencé à décimer le Grand-Est, est dans leur bourg. Ils rafistolent leurs vieux masques FFP2 datant de la grippe H1N1. Le 5 mars, plus de dix jours avant le confinement national, les résidents de l’Ehpad sont mis à l’isolement. Trop tard. Le virus est déjà parmi eux.

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Soudain, on a pris conscience de la gravité de la situation

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La mort de Jean B. annonce le déferlement. Il y a bien eu deux décès à l’Ehpad le week-end du 15 mars, et si la mise en bière a été immédiate, officiellement personne n’a succombé au Covid. Le dimanche, ici comme ailleurs, on a voté pour le premier tour des municipales. Hormis deux candidats, soignants, nul ne portait ces masques qui n’étaient pas recommandés pour le grand public. Un nouveau maire, Alexandre Berbett, est élu, mais Paul Mumbach reste en poste jusqu’à la première réunion du nouveau conseil municipal, reportée à la fin de mai. Ce week-end-là, à Dannemarie, tout bascule. « Avant, raconte Alexandre Berbett, il y avait une sorte de déni. Soudain, on a pris conscience de la gravité de la situation. Une forme de peur face à l’inconnu s’est installée. » Tout s’accélère.

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Les 18, 19 et 20 mars, trois résidents de l’Ehpad meurent. Ce 20 mars, à 15 h 30, Georgette Rabaste est prévenue du décès de son mari, Daniel, 75 ans, une force de la nature. Cinq ans auparavant, cet ancien plombier-zingueur entraînait encore un club d’athlétisme de Mulhouse. Pompier volontaire pendant un quart de siècle, père de quatre enfants, grand-père six fois, Daniel Rabaste est parti « en deux jours », confie sa veuve. « Lundi, il a vu son médecin, qui n’a rien diagnostiqué d’alarmant. Mercredi, après la sieste, il était en sueur : le Samu l’a emmené. Vendredi, il m’a téléphoné à 6 h 30 du matin, il voulait un pantalon de jogging. J’étais surprise, il était tôt et il en avait apporté un avec lui. Il m’a dit : “Il y a un beau soleil.” » Georgette ne l’a jamais revu, ni à l’hôpital ni après la mise en bière. Pour tenir, cette chrétienne mennonite pense à ce soleil qu’il a aperçu à l’aube de son décès. « Il était un homme très doux, affectueux, serviable. Mon petit-fils me demande encore : “Mais où est papi ?” »

Georgette Rabaste n'a pas pu dire adieu à son mari, Daniel, emporté en quarante-huit heures.
Georgette Rabaste n'a pas pu dire adieu à son mari, Daniel, emporté en quarante-huit heures. © DR

Aux premiers jours de mars, aux pompes funèbres Berbett, Johann Gresser entre à temps plein dans la vie active. Juste avant que tout ne bascule. « D’un décès par semaine, on est passé à parfois cinq par jour », se souvient-il. Certaines victimes sont originaires des villages alentour. Il apprend à faire face à une nouvelle douleur, celle des familles à qui l’on interdit de voir leur proche, avant comme après la mort. Les cercueils sont scellés sur le lieu même du décès, puis entreposés jusqu’à cinq dans chacun des deux petits salons funéraires. A Mulhouse, devant l’afflux, un bâtiment frigorifique appelé « dépositoire » est réquisitionné. Les cercueils sont « entassés les uns sur les autres », détaille Johann Gresser. Au plus fort de l’épidémie, on compte trois semaines d’attente avant la crémation. Dans ce coin de France très catholique, les dernières funérailles à l’église se tiennent le 21 mars. « On était 8 ou 9 », se souvient le curé, Christian Renger. Ensuite, elles se déroulent directement au cimetière, en tout petit comité.

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Il a fallu se débrouiller sans l’aide de l’Etat

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Dès la mi-mars, le maire entame, dans un tableau Excel, une morbide comptabilité pour, dit-il, « comprendre ce qu’il se passe ». Jusqu’à la mi-avril, une grosse cinquantaine de noms s’y aligne, dont la moitié résidait à Dannemarie. Avant, il signait un ou deux certificats de décès par mois, guère plus. « On ne savait pas où l’on allait, se désole Paul Mumbach. Il a fallu se débrouiller sans l’aide de l’Etat. » Une collecte de matériel de protection est organisée, notamment en faveur de l’Ehpad. Des bénévoles se mobilisent pour faire les courses des personnes âgées, répondre aux 500 appels reçus en mairie durant ce mois fou. Les couturières se mettent au boulot pour confectionner des masques. Sylvie Berger, qui vient de reprendre l’Auberge Saint-Léonard, coupe les tissus achetés à une entreprise locale. La solidarité s’organise, et les habitants font des réserves, achetant leurs baguettes par douzaines.

Le docteur Gilet, lui, est sur tous les fronts. Il officie au centre médical depuis le 2 juillet 1984, au lendemain de la naissance du premier de ses trois enfants. Il enchaîne les visites à domicile. Après la consultation, il a l’habitude de prendre des nouvelles de la famille, de discuter sport ou musique. Mais en mars, le temps est compté. Le Samu se déplace peu, c’est souvent aux médecins de trouver une ambulance. « Les habitants se disaient : “Si je vais à l’hôpital et si j’y meurs, personne ne pourra venir me voir” », se souvient Carole Eygasier. Médecins et infirmiers libéraux se démènent, comme les pompiers, dont le nombre d’interventions pour secours à la personne augmente de 70 % sur l’ensemble du Haut-Rhin. Les patients hospitalisés sont transférés à Mulhouse, puis à Nancy, puis en Allemagne, et l’on finit par ne plus savoir où ils se trouvent. Pour ceux qui s’en sortent, il n’y a plus d’aide à domicile ni de rendez-vous disponible chez les pneumologues pour faire le point, comme il est prescrit sur l’ordonnance de sortie.

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Il y a eu ceux qui ont succombé au Covid et tous ceux qui se sont laissés glisser, morts de solitude

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Quand Pierre Gilet n’est pas sur les routes ou au centre médical, on le trouve à l’Ehpad, dont il est le médecin coordinateur. Mi-mars, deux des quatre infirmières sont atteintes par le Covid. Le Samu refuse de prendre en charge les résidents. « On n’était pas préparés, se souvient le docteur Eygasier. On manquait de personnel, de médicaments. On essayait avec les moyens du bord de soulager les personnes en détresse respiratoire. C’était de la médecine de guerre. Ça a généré des situations terribles. » Elle garde ce sentiment obsédant de ne pas toujours avoir pu tout tenter. « Il y a eu ceux qui ont succombé au Covid et tous ceux qui se sont laissés glisser, morts de solitude », s’attriste Marlyse Hausser, infirmière de l’Ehpad. Environ 25 % des résidents, soit une vingtaine, sont décédés lors de la première vague. « Il n’y a pas de mots pour exprimer ce que le personnel a vécu. On ne s’en remettra jamais vraiment », ajoute sa consœur Evelyne Lakomiak.

Pierre Gilet, le médecin qui manque à tous les habitants.
Pierre Gilet, le médecin qui manque à tous les habitants. © DR

Et voilà que Pierre Gilet, pilier de la commune, est touché à son tour. Le dimanche 22 mars, il doit s’aliter. « Quelques jours plus tôt, raconte Carole Eygasier, il m’avait dit : “Je suis à risque, je devrais m’arrêter.”» Mais ce n’était pas son genre. Même malade, il suit ses patients et gère l’Ehpad en téléconsultation. Son état se dégrade ; son remplaçant lui fournit de l’oxygène, mais le débit des appareils mis à disposition à domicile est insuffisant. Le dimanche suivant, le médecin se résout à appeler ses amis pompiers, chez qui il a servi pendant vingt-cinq ans. Le soir, il est admis en réanimation. Le 8 avril, tout est fini. Pierre Gilet est l’un des premiers médecins tués en France par le Covid-19. Le bourg est sous le choc. « C’était quelqu’un d’entier, qui aimait plaisanter. Il a été mon médecin depuis ma naissance, comme celui de mes parents, de mes grands-parents, de mon arrière-grand-mère et même de mon fils de 3 ans », témoigne le nouveau maire. A la lecture du très émouvant livre d’or qui lui est dédié, on entend les portes qui claquent, les éclats de voix, son rire qu’on imagine tonitruant, son amour des autres, sa générosité et son incroyable dévouement.

Lire aussi. Covid-19 : Le défi des variants

Aujourd’hui, à Dannemarie, la seconde vague est là. La dernière semaine de janvier, à l’état civil, 3 décès « Covid » ont été recensés. La peur a fait place à la lassitude, mais la douleur persiste. « On va mettre du temps à cicatriser », dit Evelyne Lakomiak. Pierre Gilet a été promu, à titre posthume, chevalier de la Légion d’honneur. La maison de retraite porte désormais son nom, mais le baptême officiel, prévu en novembre, a été repoussé en avril et le sera encore s’il le faut. Parce que, dit le maire, « ce n’était pas un homme de l’entre-soi. Il aimait le partage, l’humain. Il faut une cérémonie festive ». En espérant qu’elle signera enfin l’arrivée de jours meilleurs.

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