L'université noyautée par l'Ayatollah Khomeyni ? A la racine d'un vieil épouvantail

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L'université noyautée par l'Ayatollah Khomeyni ? A la racine d'un vieil épouvantail

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 Evoquer l'allégeance des intellectuels de gauche à l'Ayatollah Khomeyni en 2021, c'est replonger quarante ans en arrière, avant la révolution iranienne.
Evoquer l'allégeance des intellectuels de gauche à l'Ayatollah Khomeyni en 2021, c'est replonger quarante ans en arrière, avant la révolution iranienne.
© Getty - Kaveh Kazemi

Pour Jean-Pierre Elkabbach, l'islamo-gauchisme infiltre l'université sous le coup d'une alliance entre l'Ayatollah Khomeyni et Mao. Frédérique Vidal, ministre de l'enseignement supérieur, opine. Même si elle considère les islamo-gauchistes "minoritaires", la ministre promet une enquête au CNRS.

La scène se déroule sur le plateau de l’émission politique dominicale de la chaîne CNews, un dimanche 14 février 2021. Elle a mis 36 heures à faire ricochet grâce au site d’information scientifique Sound of science qui a viralisé la vidéo du replay : ce jour-là, l’invitée était Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche. Côté pile, le journaliste Jean-Pierre Elkabbach, qui présente l´émission :

Il y a une sorte d’alliance, si je puis dire, entre Mao Zedong et l’Ayatollah Khomeyni !

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Côté face, la ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche :

Mais vous avez raison. C’est bien pour ça qu’à chaque fois qu’un incident se produit, il est sanctionné, à chaque fois que quelque chose est empêché, c’est reprogrammé, mais je crois que l’immense majorité des universitaires sont conscients de cela et luttent contre cela.

A l’écran, l'image d’une Une du Figaro où s’affiche en grosses lettres le mot “islamo-gauchisme”... dont le chercheur Fabrice Dhume-Sonzogni montrait en 2016 que la moitié des occurrences dans la presse écrite s’ancrait justement du côté du Figaro. Entre-temps, quatre années ont passé, qui ont vu le terme voyager - et son ancrage empirique remis en question. Mais Frédérique Vidal répond à Jean-Pierre Elkabbach : 

On ne peut pas interdire toute approche critique à l’université. Moi c’est ça que je vais évidemment défendre et c’est pour ça que je vais demander notamment au CNRS de faire une enquête sur l’ensemble des courants de recherche sur ces sujets dans l’université de manière à ce qu’on puisse distinguer ce qui relève de la recherche académique de ce qui relève justement du militantisme et de l’opinion.La référence à l’Ayatollah Khomeyni dessine comme un demi sourire sur le visage de Frédérique Vidal, avant qu’elle n’opine. Second degré ? Jean-Pierre Elkabbach n’a pas évoqué les Indigènes de la République ou encore les Frères musulmans, des références plus récentes qui circulent aujourd’hui pour instruire le procès de ce qui relèverait de « l’islamo-gauchisme ». Si ce détour de plus de quarante ans par la République islamique iranienne a pu en étonner certains, il dit en fait beaucoup de la représentation qui peut encore circuler, à droite, de la gauche ou de l’extrême-gauche. Et, notamment, de son lien à l’islam. Même lorsque la représentation tient plutôt de l’épouvantail - consciemment… ou non.

L’ayatollah, le pommier et le Boeing Air France 

Car évoquer Khomeyni et les intellectuels, c’est remonter le fleuve pour s’ancrer dans la deuxième moitié des années 1970. C’est-à-dire un temps d’avant la Révolution iranienne (qui, elle, date de début 1979). Le 1er février cette année-là, sur le tarmac de Roissy, l’imam Rouhollah Khomeyni montait à bord d’un Boeing 747 spécialement affrété par Air France. Il regagnait, en pleine nuit, l’Iran qu’il avait été condamné à quitter en exil, en 1964.

Après la Turquie brièvement, puis quatorze années en Irak, du côté de la ville de Nadjaf qui est un épicentre du monde chiite irakien, l’imam Khomeyni avait rejoint la France en 1978. Neauphle-le-Château plus précisément. C’est là, dans cette petite ville des Yvelines que la guerre de Cent ans avait étrillée, que l’imam iranien passera quatre mois. Un séjour qui ne tiendra pas seulement de l’hospitalité ou de l’escale temporaire, mais en fait l’occasion d’un travail diplomatique intensif. Car depuis sa résidence en région parisienne, Khomeyni reçoit. Beaucoup. Rien de caché ni de confidentiel là-dedans : dans les archives du 20 heures d’Antenne 2, on trouve par exemple ce reportage qui date du 10 octobre 1978. L’imam Khomeyni est arrivé huit jours plus tôt, et le présentateur, Patrick Poivre d’Arvor, lance le sujet en disant ceci :

Les images que nous rapporte notre reporter sont déjà assez parlantes.

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Il est 20 heures et la France a peur ? A l’écran, l’ayatollah est assis sur des tapis, et reçoit sous un pommier. Il reçoit des fidèles, des Iraniens en exil qui ont fui le régime du Shah, et parmi eux, des militants politiques. Mais il reçoit aussi des Français, dont des intellectuels prépondérants qui incarnent à bien des égards la gauche intellectuelle : il s’agit notamment de Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, ou Michel Foucault qui débarque à Neauphle-le-Château avec deux journalistes de Libération

C’est à ces intellectuels que Jean-Pierre Elkabbach fait directement référence quand il évoque l’islamo-gauchisme à l’intersection de Mao et de Khomeyni. Car depuis, les allégeances et la proximité de ces rhizomes intellectuels engagés ont pris une autre tournure après le départ de Khomeyni pour l’Iran, et l’installation de la Révolution islamique le 11 février 1979. Tout juste dix petits jours après que son guide spirituel et principal chef de file a quitté la France.

La révolution iranienne a largement été préparée depuis Neauphle-le-Château. Sur le fond, comme on peaufine un programme ; mais aussi, sur le front de son capital de respectabilité. L’entreprise s’enracine dans un terrain déjà meuble : Khomeyni réactive en fait des réseaux et une proximité stratégique qui sont antérieurs à son séjour de 122 jours sur le sol français. C’est le cas, par exemple, avec Jean-Paul Sartre. Car cette proximité excède au fond la figure du chef religieux. Voir ça, c’est aussi redéfinir les contours de ce qui tiendra ensemble la fine fleur du monde intellectuel parisien et l’avenir rigoriste de l’Iran. On comprend moins bien les procès en islamo-gauchisme d’hier ou d’aujourd’hui, et la collusion improbable du penseur de l’existentialisme et de l’ayatollah si l’on perd de vue le contexte, ses protagonistes moins célèbres, et les alliances qui se dessinaient alors.

Durant quatre mois, l'ayatollah recevra de nombreux fidèles, des militants politiques, et une petite grappe d'intellectuels sous le pommier,  dans sa résidence des Yvelines.
Durant quatre mois, l'ayatollah recevra de nombreux fidèles, des militants politiques, et une petite grappe d'intellectuels sous le pommier, dans sa résidence des Yvelines.
© AFP - Gilbert Uzan

Car l’atterrissage de Khomeyni en France fin 1978 ne tient évidemment pas du hasard. S’il est là, c’est certes parce qu’à l’époque les Iraniens n’ont pas besoin de visa pour Paris. Mais aussi parce qu’existe, en France, un tissu militant iranien dense et vivace. Des militants iraniens en exil, qui s’ancrent du côté de la gauche socialiste au sens large, et qui vont travailler à la venue de l’imam Khomeyni, et jouer les interfaces avec les sphères engagées à Paris. La France est approchée comme une caisse de résonance en même temps qu’un canal de diffusion du fait de la liberté d’expression dont jouissent les intellectuels et la gauche, qui sont sensibilisés par les militants iraniens. Entre-temps, depuis début 1978, en Iran, les principales figures de l’opposition se trouvent plutôt du côté des clercs et l’islam sert de catalyseur à la mobilisation contre le régime du Shah.

Car à l’époque, une bonne partie du monde communiste iranien est alliée à Khomeyni. Plus tard, une fois la République d’Iran au pouvoir, ce sont les mêmes que le régime des mollahs persécutera. Mais à un trimestre de la prise de pouvoir à Téhéran, Khomeyni incarne l’opposition et surfe sur une cause commune : la chute du régime du Shah, accusé de désislamiser l’Iran, et la lutte contre l’impérialisme américain, et ses affidés - dont le Shah.

C’est aussi dans ce contexte anti-impérialiste qu’on doit comprendre toute une série d’alliances que Khomeyni et les siens nouent, le temps de ce séjour en France, avec une partie de la gauche tiers-mondiste et marxiste. Pas seulement du côté des “mao”, qu’évoque encore Elkabbach sur CNews, 43 ans plus tard, mais aussi chez les trotskistes par exemple. Dans ce jeu d’alliances, la tectonique des plaques joue un rôle prépondérant : l’horizon est à l’émancipation, et l’ennemi commun, la droite impérialiste. C’est l’époque de la Guerre froide, et aussi celle de l’invasion soviétique en Afghanistan, qui divise jusque dans les rangs du mouvement non-aligné, où chaque camp compte ses troupes, et où, à bien des égards, l’islam dessine une ligne de partage.

De Shariati à Sartre en passant par Fanon

Un homme, qui reste méconnu aujourd’hui, joue aussi un rôle décisif. Il est pourtant mort en Angleterre en 1977 - c’est-à-dire bien avant l’arrivée de Khomeyni ou l’installation de la Révolution iranienne. Il s’agit de Ali Shariati. C’est son nom que Sartre invoquera dans une réplique restée célèbre : 

Je n'ai pas de religion, mais si je devais en choisir une, ce serait celle de Shariati.

Quand Sartre prononce cette phrase, il est le président d’un Comité pour la défense des prisonniers politiques iraniens et Shariati est déjà mort. Mais les deux hommes, ainsi que Simone de Beauvoir et Michel Foucault, avaient une vraie proximité. Quand on lit Olivier Roy, on mesure toute la surface qu’avait Shariati à l’époque. Qui est, notamment, la référence pour plusieurs intellectuels iraniens proches de Khomeyni, et qu’on présente comme celui qui tient ensemble révolution et islam. 

En réalité, en se liant à Shariati, les intellectuels français ne se centrent pas particulièrement sur l’Iran : après des mobilisations autour du Cambodge ou, plus tôt, la guerre d’Algérie, il s’agit plutôt d’une ramification dans un contexte plus large. Cette époque de la deuxième moitié des années 70 reste irriguée par le souffle de la décolonisation, l’émergence des indépendances, et les alliances intellectuelles et politiques que le tout a pu façonner. Or Shariati avait justement nourri un dialogue intense avec Frantz Fanon, dont Sartre avait rehaussé Les Damnés de la terre d’une fameuse préface. Lestant au passage la notoriété de Fanon en France et dans le reste du monde.

Avec ce Fanon de la dernière période (puisque Fanon mourra juste après la parution de ce dernier livre, chez Maspero, en 1961) qui élabore une pensée de l’anti-impérialisme, Shariati discute, débat, disconvient parfois. Ce lien intellectuel irrigue le séjour de Shariati en France, de 1959 à 1964, lorsque le militant patriotique iranien suit à Paris les cours de Louis Massignon, Jacques Berque ou encore Henri Lefebvre. Nous sommes alors en pleine guerre d’Algérie et c’est par l’entremise de son coiffeur, militant FLN, que l’Iranien sera mis en relation avec les réseaux FLN dont Fanon est. 

Ce qui lie Shariati à Fanon, c’est notamment l’idée d’un homme nouveau qui ferait peau neuve pour échapper aux déterminismes. Les Damnés de la terre s’achèvent avec ces mots :

Ne perdons pas de temps en stériles litanies ou en mimétismes nauséabonds. [...] L’humanité attend autre chose de nous que cette imitation caricaturale et dans l’ensemble obscène. Si nous voulons transformer l’Afrique en une nouvelle Europe, l’Amérique en une nouvelle Europe, alors confions à des Européens les destinées de nos pays. Ils sauront mieux faire que les mieux doués d’entre nous. Mais si nous voulons que l’humanité avance d’un cran, si nous voulons la porter à un niveau différent de celui où l’Europe l’a manifestée, alors, il faut inventer, il faut découvrir. Si nous voulons répondre à l’attente de nos peuples, il faut chercher ailleurs qu’en Europe. Davantage, si nous voulons répondre à l’attente des Européens, il ne faut pas leur renvoyer une image, même idéale, de leur société et de leur pensée pour lesquelles ils éprouvent épisodiquement une immense nausée. Pour l’Europe, pour nous-mêmes et pour l’humanité, camarades, il faut faire peau neuve, développer une pensée neuve, tenter de mettre sur pied un homme neuf.

Or cette idée entre en résonance avec une pensée de la révolution telle qu’elle sédimente chez des intellectuels iraniens comme Shariati, bien avant l’arrivée de Khomeyni en exil en France. C’est Shariati par exemple qui a traduit en persan Les Damnés de la terre et introduit sa pensée dans l’Iran des années 60. Le lien de Shariati à Sartre passe notamment par Fanon, et quand Khomeyni et les siens mobiliseront Shariati pour se faire connaître des intellectuels français, la référence résonnera un peu comme l’écho d’un langage commun. 

Chez Shariati, la référence à la religion est bien présente : il a étudié de près Max Weber, et s’est passionné pour l’analyse de la place du protestantisme. Mais Shariati élabore l’idée d’une réforme religieuse, comme si l’islam à sa manière aussi faisait peau neuve. Abordant la religion comme un fait social, et travaillant cette idée dans sa correspondance avec Fanon, Ali Shariati propose au fond aux intellectuels de renverser la table pour refonder la religion. Quand Khomeyni s’installe en France, il fera plusieurs fois référence au penseur iranien qui vient de mourir : c’est à ce moment-là que s’enracine l’expression “République islamique”, qui tient ensemble le social et le religieux et semble rassurer les intellectuels attachés à l’horizon d’un état de droit, libre et démocratique.

Comment Khomeyni et les siens se sont-ils arrimés à la pensée de Shariati qui pourtant se présentait comme une contre-offensive à l’obscurantisme ? Comment les intellectuels français ont-ils pu se figurer un horizon sereinement émancipateur derrière le guide spirituel ? Envoyé par le Corriere della Serra en Iran, Michel Foucault reste une semaine sur place. A son retour à Paris, il rédige quatre articles qui paraîtront entre le 28 septembre et le 22 octobre 1978 et écrit : 

J'ai eu alors le sentiment de comprendre que les événements récents ne signifiaient pas le recul des groupes retardataires devant une modernisation trop brutale ; mais le rejet, par toute une culture et tout un peuple, d'une modernisation qui est en elle-même un archaïsme.

« Mais je sais qu’ils ont tort »

Dans son Michel Foucault qui paraissait en 1989, cinq ans après la mort du philosophe, Didier Eribon rappelait qu’une version condensée de cette série italienne avait aussi paru dans Le Nouvel Observateur daté du 16 octobre 1978, qui finissait ainsi :

A l'aurore de l'histoire, la Perse a inventé l'Etat et elle en a confié les recettes à l'Islam : ses administrateurs ont servi de cadres au Calife. Mais de ce même Islam, elle a fait dériver une religion qui a donné à son peuple des ressources indéfinies pour résister au pouvoir de l'Etat. Dans cette volonté d'un gouvernement islamique, faut-il voir une réconciliation, une contradiction, ou le seuil d'une nouveauté ? [...] J'entends déjà les Français qui rient. Mais je sais qu'ils ont tort.

Angélisme ? Aveuglement ? Collusion ? C’est ce que charrie aujourd’hui encore la référence à Khomeyni lorsqu’il s’agit d’épingler les “intellectuels de gauche”. Outre une habileté considérable et la diffusion de traductions édulcorées des discours en persan, Olivier Roy explique que l’image progressiste a fonctionné comme une “illusion” tandis que le programme de révolution islamique était encore au stade de chrysalide, et recrutait depuis sur cette idée d’homme nouveau désaliéné. Pour de bon, un leurre ? De fins connaisseurs des réseaux iraniens de l’époque à Paris rapportent que les hommes de l’entourage de Khomeyni qui étaient alors les plus mis en avant étaient ceux qui portaient le costume cravate, ou encore ceux qui s’exprimaient dans un anglais ou un français fluide. Rapidement après le retour d’exil et l’installation de la République islamique, l’extrême-gauche iranienne allait comprendre que la prise du pouvoir par le vieux mollah n’avait rien d’une étape préliminaire à l’avènement d’une révolution marxiste qui aurait vu le peuple se libérer par lui-même. Eux qui avaient largement cru que Khomeyni ferait office d’homme-tronc à même de ratisser large avec l’islam et d’ouvrir la voie au marxisme déchanteront : rétrospectivement, l’inverse apparaît plus juste.
Par la suite, Foucault ne reviendra pas explicitement sur son enthousiasme précoce pour l’Iran des Mollah. Passé le dernier article qu’il consacre à la révolution iranienne en mai 1979, il campera au contraire un silence total sur l’Iran une fois la République islamique installée. Aussi cette proximité initiale demeurera-t-elle comme un péché originel, une tâche indélébile de la gauche intellectuelle française dans son giron le plus médiatique. Une de ses errances historiques qui reviennent épisodiquement à la bouche de l’adversaire pour incriminer certains positionnements, et disqualifier très large... quitte à jeter le bébé avec l’eau du bain. Et même si le rapport entre l’ayatollah, Sartre et Foucault, et quantité de travaux scientifiques menés aujourd’hui par des chercheurs et des chercheuses est loin d’être évident.