Toni Morrison : les trois romans qu'il faut avoir lus

Publicité

Toni Morrison : les trois romans qu'il faut avoir lus

Par
 Toni Morrison posant pour un portrait à Washington, en décembre 2008
Toni Morrison posant pour un portrait à Washington, en décembre 2008
© Getty - The Washington Post

Disparition. Prix Nobel de littérature 1993, Toni Morrison reste à ce jour la seule autrice noire lauréate de ce prix prestigieux... Redécouvrez cette passeuse ardente à travers trois romans puissants sur l'Amérique de la ségrégation.

Toni Morrison est morte le 5 août 2019, à l'âge de 88 ans. Née Chloe Anthony Wofford dans l'Ohio en 1931, l'autrice américaine Toni Morrison, également prix Pulitzer en 1988, reste à ce jour la seule femme noire à s'être vue récompenser par le Nobel de littérature, en 1993 - soulignons quand même que Maryse Condé, l'écrivaine française originaire de Guadeloupe, s'était vu remettre en 2018 le Nobel "alternatif" de littérature par un cercle de personnalités culturelles, alors que l'Académie suédoise, empêchée par la déferlante #MeToo, avait choisi de ne pas décerner son prix cette année-là.

"Le langage de l’oppression représente bien plus que la violence ; il est la violence elle-même ; il représente bien plus que les limites de la connaissance ; il limite la connaissance elle-même", dénonçait Toni Morrison en 1993, lors de son discours de réception du prestigieux prix suédois.

Publicité

Nous vous proposons ici de (re)découvrir son oeuvre à travers trois titres phares : The Bluest Eye (1970), son premier roman, sur les thèmes de l'enfance et de la violence ; Beloved (1987), le récit d'une esclave hantée par le fantôme de sa fille ; et Home, son dixième livre, paru en 2012, décrivant l'Amérique coupée en deux des années 1950.

La Compagnie des auteurs
58 min

"L'Oeil le plus bleu" (1970) : une fillette afro-américaine qui rêve d'avoir les yeux de Shirley Temple

C'est à 39 ans que Toni Morrison écrit son premier roman, The Bluest Eye, "L'Oeil le plus bleu" : elle y raconte l'histoire de Pecola, petite fille afro-américaine des années 1930, rêvant d'avoir des yeux bleus. Car elle imagine que si elle était aussi jolie que son idole, l'actrice Shirley Temple, elle serait capable d'enrayer l'extrême violence de son environnement familial - en vain, puisqu'elle finira par porter un enfant de son propre père.... En parallèle se déroule l'histoire de deux autres fillettes noires : Claudia (la narratrice) et Frieda, deux sœurs nées dans une famille plus soudée, et qui méprisent la blondeur des poupées qu'on leur offre. 

Elles étaient entrées dans la vie par la porte de service. Convenables. Tout le monde était en position de leur donner des ordres. Les femmes blanches leur disaient : "Fais ça". Les enfants blancs leur disaient : "viens ici". Les hommes noirs leur disaient : "Allonge-toi". Les seuls dont elles n'avaient pas besoin de recevoir des insultes étaient les enfants noirs et les autres femmes noires. ["The Bluest Eye", extrait]

En 2012, la romancière racontait cette entrée en écriture dans l'émission A Voix nue. Si le succès de ventes ne fut pas au rendez-vous pour ce premier roman, l'accueil critique, lui, fut favorable... contrairement à celui des milieux radicaux. Au micro de la productrice Clémence Boulouque, Toni Morrison se souvenait de sa surprise à être publiée, et dénonçait la "mode" de l'époque en matière de littérature noire afro-américaine, qui était, estimait-elle, surtout à la polémique :

C'étaient des livres très politiques qui jouaient surtout sur la confrontation, l'animosité entre Noirs et Blancs, comme les livres de Claude Brown, James Baldwin... ou avant cette époque-là Richard Wright. En fait c'étaient des livres très polémiques, très agressifs, et qui traitaient essentiellement du pouvoir, sans doute parce qu'ils étaient écrits par des hommes. Je trouvais triste que cela seulement surnage, et le fait que tous aient fini par absorber, intérioriser le racisme ambiant. C'était contraire à mon expérience personnelle, je n'avais pas suivi cette voie. Et pour revenir à l'héroïne du livre, Pecola, moi je m'identifiais plutôt à Claudia, la narratrice, à me demander : "Mais pourquoi est-ce que Pecola recherche tout ça ? Pourquoi court-elle après ces fantaisies ?"

"Beloved" (1987) : une mère hantée par l'enfant qu'elle a égorgé

Image tirée du film "Beloved", avec Oprah Winfrey. Cette adaptation du roman de Toni Morrison a été coproduite et réalisée par Jonathan Demme et est sortie 1998
Image tirée du film "Beloved", avec Oprah Winfrey. Cette adaptation du roman de Toni Morrison a été coproduite et réalisée par Jonathan Demme et est sortie 1998

Il s'agit du roman qui a intronisé Toni Morrison, de son vivant, dans la liste des 100 meilleurs titres de tous les temps, en 2002. Ce cinquième ouvrage fut aussi celui qui lui valut le prix Pulitzer, et contribua à renforcer une réputation acquise après Le Chant de Salomon en 1985 (l'histoire d'un adolescent parti en quête de lingots d'or dans le Sud profond, mais qui en fait de trésor va découvrir le secret de ses origines).

Inspiré de l'histoire vraie de Margaret Garner, une mère infanticide, Beloved raconte les pérégrinations de Sethe, une ancienne esclave noire évadée d'une plantation. Ayant finalement trouvé refuge près de Cincinnati, elle se retrouve, des années après, à devoir héberger une jeune femme noire répondant au nom de Beloved ; le même que celui de sa première fille, qu'elle avait égorgée avant ses deux ans pour lui éviter l'esclavage...

Accroupie pour secouer la tirette du fourneau ou casser des brindilles pour faire du petit bois, Sethe était léchée, goûtée, mangée des yeux par Beloved. Comme un esprit familier, elle rôdait, ne quittant jamais la pièce où Sethe se trouvait, à moins qu'on ne lui demande ou qu'on lui intime de le faire. ["Beloved", extrait]

Dans cette même série d'A Voix nue, en 2012, Toni Morrison se confiait à propos de Beloved et de la place métaphorique des revenants dans son oeuvre : 

Si vous avez décidé d'oublier toutes ces choses si pénibles, c'est une voie. Mais moi je me suis arrangée, dans ce roman, pour qu'elle ne parvienne pas à oublier, précisément. Et c'est toute l'histoire des actes qu'elle a commis, de même que celle de tous ceux qui sont morts en esclavage, avant elle, qui marchent, debout, rentrent dans la maison, s'assoient à table... Et à ce moment on ne peut plus l'éviter, il faut faire face, et comprendre afin de transcender.

"Home",  2012 : la rédemption d'un ancien soldat jeté sur la route de son enfance

Ce court roman, le dixième écrit par Toni Morrison, a rencontré un grand succès en France. Dans l'Amérique de la ségrégation, Frank Money rentre de la guerre de Corée traumatisé, fracassé. Apprenant que sa petite sœur est gravement malade, il se jette sur les routes, de Seattle jusqu'à sa Géorgie natale. Ce cheminement vers cette sœur qu'il avait chérie durant une enfance privée de parents (trop occupés à travailler dans les plantations), prend alors des allures de voyage intérieur pour retrouver la paix.

En 2012, suite à cette parution, Laure Adler recevait la romancière dans Hors Champs et l'interrogeait sur la nature de son écriture, prosodique ou poétique... : "Je pense que la poésie se compose de phrases coupées qui sont très courtes. Ce n'est pas un problème de rimes, ou de rythme classique. Les plus grands poètes modernes utilisent la prose...", répondait Toni Morrison, avant d'aborder le thème de ce roman d'"amour à jamais perdu" :

C'est sur la survie. Il est nécessaire de surmonter, d'être confronté aux événements, de comprendre sur soi, mais également sur le monde qui nous entoure. Et ainsi vous passez à l'âge adulte, vous grandissez, la perte n'est qu'une partie de ce processus parce qu'à la fin il y a une régénération.

44 min