"Quand on souffre, il faut s'entourer de beau" : à Nantes, sur le divan de la psychiatre Rachel Bocher

Rachel Bocher, cheffe du service de psychiatrie du CHU de Nantes ©Radio France - Cécilia Arbona
Rachel Bocher, cheffe du service de psychiatrie du CHU de Nantes ©Radio France - Cécilia Arbona
Rachel Bocher, cheffe du service de psychiatrie du CHU de Nantes ©Radio France - Cécilia Arbona
Publicité

Dans le service psychiatrie du CHU de Nantes qu'elle dirige, le Docteur Rachel Bocher voit affluer les nouveaux patients, et revenir les anciens qu'elle croyait stabilisés. Face à l'isolement et aux peurs réveillées par l'épidémie, elle donne des clés pour aller mieux et "ne pas avoir honte d'être fragile".

"Ne m'en voulez pas, je cours tout le temps" prévient Rachel Bocher quand elle nous accueille dans son bureau de l'hôpital Saint-Jacques. Cheveux de jais coupés au carré, blouse blanche sur talons aiguille, elle a décoré les murs blancs de tableaux colorés, "pas figuratifs, ils suscitent l'imagination et les associations d'idées". Il faut que le patient se sente bien, sur le fameux divan blanc ivoire, un ton neutre qui favorise les projections d'idées, d'images et les confidences.  

Depuis mars 2020, ils sont de plus en plus nombreux à venir s'y livrer, s'y allonger pour se remettre debout.  Selon une étude de chercheurs chinois publiée dans la revue scientifique britannique The Lancet début janvier 2021, entre 20 et 30% d'anciens malades du Covid-19 disent souffrir de douleurs persistantes, de troubles du sommeil, d'anxiété et de dépression. Face à ses douleurs invisibles, la soignante des âmes détonne dans l'univers formaté, aseptisé et blanc de l'hôpital. Rachel Bocher est connue pour ses tenues féminines, robes ou jupes au dessus du genou, collants en dentelle, escarpins imprimé léopard. 

Publicité

De l'audace, de la couleur, de la beauté, pour la psychiatre, "l'apparence compte beaucoup". C'est d'ailleurs lors de ses études de médecine que la jeune Rachel Bocher a eu le déclic :

Je me suis rendue compte dans mes stages en dermatologie, que la peau était le reflet de bien d'autres choses, c'est-à-dire de ce qui se passe à l'intérieur de nous. Je me suis dit, c'est sûr que si je m'occupe de ce qui se passe derrière la peau, j'aurais un impact sur la peau aussi… donc je suis devenue psychiatre en me disant "je veux aider les hommes à se sentir bien dans leur peau".

Dans la salle d'attente ce matin-là, une étudiante que nous prénommerons Esther. 25 ans, un Master 2 en alternance, elle semble s'excuser "d'être fragile psychologiquement" : "j'ai un peu honte de ne pas réussir à m'accrocher".  

Pour les étudiants, la triple peine

Esther a vécu le premier confinement, au printemps dernier, comme une "libération" : "ça n'allait pas trop, et ça me permettait de faire une pause sans culpabiliser parce que tout le monde était arrêté". Puis, Esther a perdu un proche malade de la Covid-19. L'isolement prolongé et le manque de perspectives l'ont fait basculer :

Sept heures d'enseignement par jour en zoom, j'ai décroché totalement. C'était impossible pour moi de me concentrer, donc j'étais devant mon ordi, mais soit je faisais autre chose, soit ça m'est arrivé de pleurer devant mon ordi […] Je suis allée voir une infirmière, je leur ai dit "à l'aide, ça va plus du tout, il faut que je m'arrête". Je commençais à avoir des idées suicidaires.

Des conditions d'études difficiles, des liens sociaux réduits et la précarité, pour Rachel Bocher les étudiants se voient infliger "une triple peine". La psychiatre craint que la crise sanitaire ne fasse le lit "de fragilités durables" et de pathologies mentales, qui souvent se déclarent entre 18 et 25 ans.

L'épidémie a aussi réveillé nos peurs, qu'elles se traduisent par des tendances suicidaires, une consommation accrue de drogues ou d'alcool, ou par des troubles obsessionnels compulsifs (le lavage de mains!). Rachel Bocher le voit bien :

On a énormément de nouvelles premières fois, et nos patients qui étaient stabilisés à nouveau ne se sentent pas bien.

La psychiatre insiste, il faut savoir demander de l'aide, et ne pas avoir honte d'être fragile :

La fragilité, c'est aussi une force, une richesse, un élément de créativité. Des médecins peuvent vous aider à transformer ces handicaps en atout.

Une autre patiente du Docteur Bocher souhaite elle aussi livrer son expérience au micro. On lui demande si elle accepte de donner son prénom à l'antenne. "Oui au contraire !, répond du tac au tac la jeune fille originaire de Saint-Martin aux Antilles. Alors qui je suis...Et bien je m'appelle Milène, je suis étudiante en anglais et je m'occupe seule de mon petit garçon de deux ans et demi. C'est dur, reconnait-elle avec un sourire forcé. Je suis seule, je n'ai que les bras de mon fils, on se fait beaucoup de câlins, mes parents sont loin, et je ne vois plus mes copines de faculté." 

Milène s'inquiète de la difficulté de créer du lien social pour son enfant. Il ne voit pas les autres enfants. Tout est si compliqué. Pour son anniversaire, elle raconte qu'il a fallu obtenir des autorisations pour pouvoir apporter des chouquettes à la crèche. Des chouquettes pour les petits, des cachets pour la jeune maman.

Je suis suivie une fois par mois au centre médico-psychologique. C'est pas beaucoup une fois par mois. Je prends des médicaments qui m'aident pour l'anxiété et si ça ne va pas mieux, je serai sous anti-dépresseurs.

Milène, étudiante à Nantes et mère d'un petit garçon
Milène, étudiante à Nantes et mère d'un petit garçon
© Radio France - Cécilia Arbona

Elle aimerait croire en l'impossible, croire dans une histoire de conte de fée, elle voudrait avoir une baguette magique, alors, pour remonter  dans le temps, changer les choses, retrouver un monde où la Covid n'existe pas. 

J'espère que je parle pour d'autres jeunes comme moi, on a envie de sortir, on n'a pas envie qu'on nous casse les bonbons. On ne sait pas où on va. On a été élevé dans des cadres, et là on n'a plus de repères. Je reste seule dans mon coin et je déprime petit à petit. 

Quels mots pour accompagner ces patients en détresse ? Le docteur Rachel Bocher parle d'une voix douce, rassurante : 

Quand on souffre, je vous conseille d'être entouré de beau. Le beau, ça apaise. C'est Camus qui disait, "le bonheur, c'est être en harmonie avec soi même". Aujourd'hui c'est difficile d être heureux dans cet environnement très menaçant, de péril et de mort. 

Les ruptures du Covid

Autre dégât sur nos vies confinées : les ruptures. Combien de couples brisés l'an dernier par la promiscuité, l'impossibilité de se supporter en vase clos ? Marie, 31 ans, ancienne commerciale qui a perdu son travail, a également perdu son compagnon. Ils étaient ensemble depuis trois ans et leur relation a volé en éclat :

On ne se comprenait plus, on vivait constamment l'un sur l'autre, c'est le confinement qui a déclenché la rupture.

Marie est seule depuis des mois. Elle a bien tenté les sites de rencontres, vu que les cafés, les restaurants et les discothèques sont fermés mais elle y a croisé des hommes plus directs que dans le monde d'avant, avec des attentes débridées, exacerbées sans doute par un isolement subi. 

On tombe sur des gars qui veulent des photos dénudées direct, ou on te demande ce que t'aimes faire au lit. On sent qu'on est juste des bouts de viande pour ces hommes, ils veulent clairement "attraper", quoi.

Pas de copain donc et plus de travail.  Rude pour la confiance en soi. Rachel Bocher voit d'autres femmes comme Marie, sans emploi, sans conjoint. La psychiatre estime que la crise sanitaire et sociale met de côté des milliers d'individus affaiblis, et elle regrette que dans notre société la fragilité, la vulnérabilité soient perçus comme des éléments négatifs de notre personnalité :

Pour beaucoup, ne pas rester debout en temps de Covid est une faiblesse. On ne vaut pas un clou. On peut être viré professionnellement et viré aussi à la maison. 

La psychiatre suggère à ses patients quelques pistes pour résister. Par exemple, replonger dans notre enfance, pour retrouver notre capacité à s'ennuyer, rêver, créer, contempler et peut-être réaliser des projets oubliés, comme apprendre une langue ou jouer d'un instrument. Rachel Bocher a elle-même repris le piano pendant le premier confinement. 

La musique comme thérapie

La musique classique ou de variété lui permet de s'évader et d'oublier que les cinémas, les théâtres et les musées où elle se rendait très souvent sont fermés. Elle confie ses goûts éclectiques, s'amuse à fredonner une chanson prémonitoire de Michel Berger et France Gall : Résiste. Les paroles prennent un sens nouveau en cette période. Ce monde n'est pas le tien... Un autre artiste l'accompagne, c'est Grand Corps Malade. La psychiatre a crée dans son service de l'hôpital de Nantes des ateliers de créativité destinés à des jeunes gens hospitalisés après des crises suicidaires.

Nos ateliers de slam à l'hôpital aident des patients à retrouver le chemin du rétablissement psychique.  Grands Corps Malade, c'est un destin exceptionnel et l'intérêt de ce genre de parcours de vie c'est de montrer que tout est toujours possible, tant que l'on n'a pas écrit le mot Fin. 

Rachel Bocher a elle-aussi emprunté des routes surprenantes loin de son cabinet de consultation. Elle sourit avec malice en ouvrant son sac à main et montre ses différentes cartes de visite. Médecin, syndicaliste, elle a aussi fait de la politique, comme conseillère municipale puis adjointe à l'ancien maire socialiste de Nantes Jean-Marc Ayrault. Elle était en charge du tourisme et de la Francophonie. Son souvenir d'élue le plus fort ? Un voyage au Rwanda. Une visite dans une école d'enfants qui avaient enduré les horreurs du génocide. 

J'ai lu dans les yeux de ces enfants de la joie et de l'espoir... L'espoir et le champ des possibles je l'explore justement avec mes patients. 

Réparer les âmes pour remettre les corps debout.

L'équipe

pixel