En Colombie, des sages-femmes défient les groupes armés.
- Kiran Stallone et Steven Grattan
- Buenaventura, Colombie
Dans la chaleur étouffante de Buenaventura, Feliciana Hurtado se promène, arborant un grand sourire, dans le quartier où elle a mis au monde de nombreux bébés au cours des 30 dernières années.
Au cours de cette balade, la jeune femme, âgée de 68 ans, salue les mères qu'elle a assisté pendant l'accouchement, ainsi que leurs enfants.
Mme Hurtado vit dans un quartier relativement sûr de la ville portuaire, principalement afro-colombienne, sur la côte ouest. La localité est marquée par la pauvreté et de nombreux conflits. Mais son travail de sage-femme l'amène souvent dans des quartiers dangereux et troublés.
Buenaventura a une longue histoire de conflits violents, ce qui lui a valu d'être surnommée la "capitale de l'horreur" de la Colombie.
Depuis 1988, des bandes armés se battent pour le contrôle des routes pour le transfert de drogue à partir du port.
En 2014, l'armée colombienne est intervenue pour reprendre la ville des mains des bandes armées.
L'intervention a permis à la ville de retrouver une stabilité mais de courte durée. Buenaventura fait aujourd'hui face à une nouvelle vague de violence et des sages-femmes comme Hurtado narguent les membres des groupes armés pour pouvoir aider les femmes à accoucher dans les zones minées par les conflits.
A regarder aussi:
Elle se souvient du jour ou des combattants armés l'ont arrêtée alors qu'elle se rendait au travail dans des quartiers dangereux de la ville.
"Pourquoi êtes-vous ici ? Qui vous a envoyée ? Dans quelle maison étiez-vous ?", l'interrogeaient-ils. "Je leur disais que j'étais là pour aider une femme enceinte et je leur disais dans quelle maison je devais aller. Ensuite, ils allaient vérifier. S'il n'y avait pas eu de femme enceinte, j'aurais eu des ennuis."
Soutien mutuel
Les sages-femmes traditionnelles afro-colombiennes existent depuis des siècles sur la côte Pacifique de la Colombie. En 2017, le gouvernement colombien a inscrit cette pratique au patrimoine national afin de reconnaître et préserver le savoir ancestral des femmes.
A Buenaventura seulement, il existe au moins 40 sages-femmes traditionnelles afro-colombiennes. En 1988, elles se sont regroupées ensemble pour former Asoparupa, l'association des sages-femmes du Pacifique, dirigée par Rosmilda Quiñones.
L'association regroupe plus de 250 sages-femmes dans toute la région colombienne qui assistent entre 4 500 et 5 000 naissances par an.
Connues sous le nom de "las parteras" (sages-femmes en espagnol), elles utilisent des techniques et des remèdes traditionnels dans leur travail, comme l'administration de tomaseca, un analgésique alcoolique puissant à base de plantes médicinales pour prévenir les crampes.
A lire aussi:
La plupart des femmes afro-colombiennes avouent préférer les services des Parteras plutôt que les cliniques moderne.
Helen González a donné naissance à son bébé il y a 9 mois avec l'aide de la sage-femme Hurtada.
" Des le début des contractions, les Parteras se sont occupées de moi. On ne peut pas se sentir seule. Je ne voulais pas aller à l'hôpital car je me serai sentie isolée", souligne la jeune maman de 22 ans.
Autorité dans les zones contrôlées par les bandes armées.
Certaines femmes vivant dans des zones en conflit ne peuvent pas se déplacer et elles n'ont pas de choix quand arrive le moment de l'accouchement.
L'activiste colombienne pour l'égalité des genres, Alejandra Coll Alejandra Coll explique que les Parteras servent souvent d'intermédiaires pour aider les femmes à accoucher dans les quartiers contrôlés par des gangs armés.
"Lorsqu'une femme enceinte a besoin d'un suivi médical ou est à terme pour accoucher, les Parteras plaident pour elle auprès des combattants armés", dit-elle. "Elles exercent souvent une certaine autorité sur les combattants parce qu'elles ont aidé leur mère à accoucher".
Si en général, les groupes armés locaux semblent respecter les sages-femmes , Asoparupa a déclaré que certaines des femmes ont reçu des menaces de la part de gangs armés alors qu'elles travaillaient dans des quartiers réputés dangereux.
Elles ont également été prises au piège des tirs croisés entre gangs pour le contrôle d'un territoire.
"Il y a eu un moment où je ne pouvais pas partir parce qu'il y a eu une fusillade", ajoute Hurtado à propos d'un déplacement particulièrement difficile pour voir une femme enceinte dans une zone où des gangs armés étaient actifs.
Assise chez elle, sous une lumière vacillante, alors que ses voisins diffusent de la musique reggae dans des haut-parleurs géants, Mme Hurtado range tranquillement ses outils d'accouchement sur une table basse. Des gants en caoutchouc, un stéthoscope et des ciseaux pour couper le cordon ombilical sont soigneusement disposés et prêts pour le moment où elle doit se précipiter pour accoucher.
Les Parteras sont très passionnées par rapport à leur travail, et pour beaucoup d'entre eux, la profession de sage-femme fait partie de l'héritage familiale.
Graciela Murillo, âgée de 60 ans explique que sa mère était une Partera. Elle a grandi en regardant son travail et a voulu suivre ses traces dès l'âge de huit ans. La petite-fille de Mme Murillo veut maintenant se lancer elle aussi dans le travail ancestral.
Les sages-femmes affirment qu'elles n'ont pas de salaire fixe, dans certains cas, leurs patientes n'ont pas du tout les moyens de payer. Mais elles continueront à s'occuper d'elles.
"Dans certains cas, nous devons puiser dans nos propres poches", explique Mme Murillo, qui a continué à s'occuper des femmes enceintes et à les soutenir, même pendant la pandémie de coronavirus.
Mais malgré les risques dans une ville aussi dangereuse que Buenaventura, des sages-femmes comme Mme Murillo et Mme Hurtado restent dévouées à leur travail.
"Cela fait partie de moi. Quand j'entends une femme sur le point d'accoucher , je suis là", rit Mme Hurtado. "Je ne me soucie pas du risque ou du moment de la journée".