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"'Vas-y là, ça s'fait pas de critiquer la religion' : ce que nous entendons, profs, quand nous enseignons la laïcité"
"Les années passant, cette image d'Épinal a fini par s'agrémenter de symboles religieux"
© Hans Lucas via AFP

"'Vas-y là, ça s'fait pas de critiquer la religion' : ce que nous entendons, profs, quand nous enseignons la laïcité"

Tribune

Par Celine Florentino

Publié le

Céline Florentino, professeure, analyse la faillite dans l'enseignement de la laïcité, comme en témoigne un récent sondage de l'IFOP.

Il faut bien que jeunesse se passe, diront certains. On peut même penser que les jeunes expriment peut-être une révolte inhérente à leur âge en rejetant la laïcité. Que ça passera, que ce n'est pas grave. Mais ce serait s'enfouir la tête dans le sable.

Ce sondage de l'institut IFOP commandé par la Licra vient de se pencher sur la façon dont les lycéens perçoivent la laïcité. Aujourd'hui, 52 % des lycéens ne sont plus favorables à l'expression de critiques envers les religions. De plus en plus de jeunes défendent la bigoterie. On aura beau dire ce qu'on voudra, c'est un fait que tout le monde ou presque aura remarqué : « Vas-y là, ça s'fait pas de critiquer la religion, tu me manques trop de respect ! ». Et encore c'est pour rester polie. L'affaire Mila a bien montré que si on se risquait à critiquer l'islam, on risquait la mort. Sans que cela ne révolte vraiment les lycéens.

Manquer de respect à une religion équivaudrait à manquer de respect à l'essence même d'un individu. Et en particulier pour l'islam. Tentez l'expérience pour voir. Fermez les yeux. Imaginez que vous êtes prof. Vous devez parler des religions. Serez-vous autant à l'aise quand vous évoquerez l'islam que lorsque vous évoquerez n'importe quelle autre religion ? Surtout devant un public de REP ? Pas besoin d'être prof ni d'avoir enseigné en REP pour comprendre ce qui se passe. Il se passe des choses qui nous dépassent et devant lesquelles on se sent impuissant. Mais si on s'en tient là, si on se dit que les causes de ce phénomène sont seulement externes à la société (même si c'est vrai aussi), il ne reste plus qu'à attendre tranquillement que tout s'effondre.

Il ne faut pas faire l'impasse sur ce qui relève d'une responsabilité collective, et notamment celle de l'école. Et encore plus particulièrement celle de l'école primaire, là où les grands principes se transmettent pour la première fois et se forgent. Quel enseignant sait ce que dit le code de l'Éducation, article 111-1 ? « Outre la transmission des connaissances, la Nation fixe comme mission première à l'école de faire partager aux élèves les valeurs de la République. Le service public de l'éducation fait acquérir à tous les élèves le respect de l'égale dignité des êtres humains, de la liberté de conscience et de la laïcité. Par son organisation et ses méthodes, comme par la formation des maîtres qui y enseignent, il favorise la coopération entre les élèves. Dans l'exercice de leurs fonctions, les personnels mettent en œuvre ces valeurs. »

"Fragmenter le savoir pour l'adapter à différents publics, c'est une chose. Mais fragmenter des valeurs ?"

« Mission première », ce n'est pas rien. C'est bien toute cette dimension-là qui a été gommée depuis très longtemps. Trente ans que j'enseigne. Et je crois que jamais, dans une formation professionnelle, on ne m'a parlé laïcité. J'ai eu seulement un stage de deux jours, et seulement parce que c'est moi qui l'avais demandé. Tout ce que j'ai appris au long de ma carrière, je l'ai deviné, tout s'est fait de manière intuitive. Au-delà des connaissances et des savoirs, il y a quelque chose à transmettre, oui, mais quoi ? Les valeurs de la République ? C'est pas un peu ringard, ça ? Et qui suis-je, moi, pour parler de liberté, d'égalité, de fraternité ? En quoi ces valeurs primeraient-elles sur la sacro-sainte inclusion ?

Deux mouvements de pensée dans l'Éducation ont pris le pas des dernières décennies : dans les années quatre-vingt-dix, l'idée de « l'élève au centre des apprentissages », puis, dans les années 2000, l'école inclusive. Sans remettre en question la pertinence de ces approches, le fait est qu'elles sont entrées en contradiction, voire en conflit, avec l'approche républicaine. Transmettre des savoirs, mais aussi des valeurs, à partir de chaque individu qui m'entend et apprend de moi, tout en partant de son individualité et de ses différences, c'est une tâche d'une grande complexité. Surtout ne pas exclure l'enfant en lui balançant des choses qui pourraient le heurter dans sa sensibilité. Fragmenter le savoir pour l'adapter à différents publics, c'est une chose. Mais fragmenter des valeurs ?

C'est bien cela qui s'est passé. Ce qui était universel s'est divisé. Les valeurs se sont diluées pour se fondre au profil de chacun. Quand j'ai débuté au début des années 90 la tendance était à l'esprit « United Colors of Benetton ». Plus il y avait de couleurs, plus il y avait de joie et de richesse. L'uniforme était à proscrire. Je ferme les yeux et je vois des enfants souriants qui font une ronde, on voit bien que leurs couleurs de peau sont différentes, ils font la ronde et sont heureux. Puis, les années passant, cette image d'Epinal a fini par s'agrémenter de symboles religieux.

La représentation de l'individu « élève » avec sa blouse d'écolier a peu à peu glissé vers un enfant multicolore et souriant. L'enseignement de la laïcité, après avoir été totalement inexistant à l'école, a débarqué dans les années 2000 principalement sous la forme de l'enseignement des coexistences des religions. L'association Coexister en est d'ailleurs le meilleur exemple. Au sein de l'Éducation nationale, ce qui est devenu la norme, c'est la juxtaposition. Tout se vaut, toutes les religions se valent, et l'athéisme est seulement toléré. Ce en quoi l'élève croit équivaut à ce qui fait la France et son histoire.

"Il aura fallu la décapitation d'un enseignant pour mesurer l'étendue de la catastrophe."

Même quand l'Éducation nationale a voulu remettre les pendules de la laïcité à l'heure en 2013, il y a eu des ratés relevant de l'acte manqué. Un exemple frappant réside dans l'article 3 de la charte de la laïcité à l'école : « Chacun est libre de croire ou de ne pas croire. La laïcité permet la libre expression de ses convictions, dans le respect de celles d'autrui et dans les limites de l'ordre public. » Il faut réfléchir sérieusement aujourd'hui au passage « dans le respect de celles d'autrui. » Personne n'a réagi à l'époque. Pourtant, 2013, ce n'est pas si vieux. Mais c'était avant 2015. Certaines choses n'avaient pas encore émergé dans la conscience collective. L'enseignant ne doit pas transmettre des valeurs universelles dans le respect des convictions d'autrui. Dans le respect des personnes, oui, dans le respect d'autrui, oui, mais pas dans le respect de ses convictions. Les convictions relèvent de l'intime. En pratique, on peut critiquer les religions, mais on ne peut pas critiquer une personne parce qu'elle a telle ou telle religion.

Passer de la formulation « dans le respect des convictions d'autrui » à celle de « dans le respect d'autrui » peut sembler anecdotique, et pourtant, ce n'est pas un détail. Ou si c'en est un, il ne faut surtout pas oublier que le diable s'y niche.

Il s'y est tellement niché qu'aujourd'hui, plus de la moitié des enseignants avoue se censurer dans l'exercice de ses fonctions. L'élève individu est en train de gagner le combat. Il croit, donc il est. C'est cela qui fait sa valeur. Il n'y a plus de valeurs communes, juste une somme de convictions individuelles. C'est la différence qui fait la force, qui rend intéressant. Et on ne peut plus comprendre autrui. On le tolère, mais on est par essence différent de lui, et pour toujours.

Alors, devant ce constat, comment réagir ? Jean-Michel Blanquer vient de confier à l'ancien inspecteur général de l'Éducation nationale Jean-Pierre Obin une mission visant à améliorer la formation des enseignants à la laïcité. Jean-Pierre Obin avait sorti un rapport en 2004 sur les signes et manifestations d'appartenance religieuse dans les établissements scolaires, rapport très vite enterré à l'époque, et refaisant enfin surface aujourd'hui. Il aura fallu la décapitation d'un enseignant pour mesurer l'étendue de la catastrophe. Mais au moins, aujourd'hui, on mesure. On mesure ce qui a plus ou moins de valeur. Ce qui doit être transmis à tous. Le champ des valeurs a trop longtemps été laissé en friche. D'autres sont venus le labourer, pour ne distribuer le fruit de leur récolte qu'à ceux qui leur ressemblent. Il nous reste aujourd'hui à semer des graines pour tous. Même si les enfants ne prendront jamais le produit de toutes les graines, ils garderont en mémoire le champ lui-même. Ce champ qui leur aura donné la chance de s'affranchir du pré carré où ils sont nés, ce qui est la définition même de l'émancipation.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne