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Grenoble : les noms de deux professeurs accusés d'islamophobie placardés sur les murs de l'IEP
Capture d'écran d'une photo des collages relayée par l'UNEF Grenoble sur Twitter.

Grenoble : les noms de deux professeurs accusés d'islamophobie placardés sur les murs de l'IEP

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Deux professeurs de Sciences Po Grenoble sont accusés d'islamophobie. Leurs noms ont été placardés devant l'établissement ce 4 mars. L'un d’eux, critiqué pour avoir questionné la notion même d'islamophobie, dénonce auprès de Marianne un climat tendu où la liberté d'expression est menacée et où les débats autour de la religion musulmane sont devenus tabous.

Quelques mois après l'assassinat de Samuel Paty, le spectre des accusations d'islamophobie refait surface. Les noms de deux professeurs de l'Institut d'Études Politiques (IEP) de Grenoble en étant accusés ont été placardés le 4 mars avec des collages devant l'établissement. D'après nos informations, l'un d'eux a déposé une main courante et l'IEP un signalement. Une affaire révélatrice selon l'un des enseignants d'un climat de tension au sein de l'école, où le débat sur l'islam serait devenu "tabou".

Le 4 mars, l'UNEF Grenoble publie une photo d'un collage à l'entrée de l'établissement portant cette inscription : "Des fascistes dans nos amphis T[...] et Kinzler démission. L'islamophobie tue." Dans son tweet, le syndicat mentionne lui-même le nom des deux enseignants.

Pour comprendre l'engrenage qui a mené à cet affichage, il faut remonter à fin novembre 2020. Un groupe thématique se forme pour préparer la "semaine de l'Égalité et contre les discriminations" au sein de l'établissement. Un évènement auquel Klaus Kinzler, professeur d'allemand à l'IEP, n'a pas l'habitude de participer, même s'il le trouve "parfaitement légitime". Cette fois-ci, l'intitulé du groupe de travail "Racisme, islamophobie, antisémitisme" interpelle cet agrégé d'allemand. Il décide donc de le rejoindre dans l'espoir d'en débattre et de faire évoluer l'intitulé.

Cet enseignant qui officie depuis 25 ans au sein de l'établissement doute de la pertinence du concept d'"islamophobie" utilisé pour désigner des discriminations dont feraient l'objet des musulmans en raison de leur religion. "Concernant notre groupe thématique "Racisme, islamophobie, antisémitisme", je suis assez intrigué par l'alignement révélateur de ces trois concepts dont l'un ne devrait certainement pas y figurer (on peut même discuter si ce terme a un vrai sens ou s'il n'est pas simplement l'arme de propagande d’extrémistes plus intelligents que nous)", écrit-il aux autres membres du groupe dans un échange de mails que Marianne s'est procuré.

Controverse sur l'emploi du terme "islamophobie"

Sa collègue Claire M. ne l'entend pas de cette oreille. Si elle reconnaît dans un courriel que "la notion d'islamophobie est effectivement contestée et prise à partie dans le champ politique et partisan", la chercheuse affirme que "Ce n'est pas le cas dans le champ scientifique." Elle défend qu'il lui paraît légitime d'employer le terme "pour désigner des préjugés et des discriminations liés à l'appartenance, réelle ou fantasmée, à la religion musulmane, associés ou non à une discrimination et des préjugés liés à l'assignation raciale (que désigne le terme générique de racisme)."

Réponse de Klaus Kinzler :"Je refuse catégoriquement de laisser suggérer que la persécution (imaginaire) des extrémistes musulmans (et autres musulmans égarés) d'aujourd'hui ait vraiment sa place à côté de l'antisémitisme millénaire et quasi universel ou du racisme dont notre propre civilisation occidentale (tout comme la civilisation musulmane d'ailleurs) est passée championne du monde au fil des siècles ...". Faisant à nouveau référence au fait que la notion d'"islamophobie" soit accolée à celle d'"antisémitisme". "J'ai décidé que, au cas où le groupe déciderait de maintenir ce nom absurde et insultant pour les victimes du racisme et de l'antisémitisme, je le quitterais immédiatement" conclut le germaniste.

"Charlie, Paty étaient accusés d'être islamophobes"

Quelques échanges plus tard, Klaus Kinzler relaie les propos d'un de ses collègues, Vincent T., lui apportant son soutien et alertant sur l'usage grandissant du terme "islamophobie" utilisé y compris pour remettre en question la laïcité française ou le droit au blasphème : "Charlie Hebdo était accusé d'islamophobie. Samuel Paty était accusé d'être islamophobe. La loi de 2004 est accusée d'être islamophobe. Le blasphème est islamophobe. La laïcité est islamophobe."

La notion d'islamophobie popularisée en France par le Collectif contre l'Islamophobie en France (CCIF), récemment dissous, fait en effet l'objet de vives contestations, y compris dans le champ universitaire. À propos de son utilisation, l'essayiste Caroline Fourest écrit dans Marianne : "Un usage abusif tend à faire passer toute critique de la religion ou de l'intégrisme pour du racisme. Un usage naïf pense sincèrement viser le racisme anti-musulman. Il est vite submergé par l'interprétation extensive et abusive. [...] C'est au nom d'une vision abusive du mot « islamophobie » que toutes les campagnes d'intimidation visant à brider la critique de l'intégrisme ont été menées ces dernières années, justement celles au cours desquelles l'intégrisme frappait et tuait." Dans son entretien accordé récemment à Marianne, Pierre-André Taguieff, directeur de recherche honoraire au CNRS, qui a forgé la notion d'islamo-gauchisme alerte : "On peut voir dans ces attitudes et ces comportements le résultat de la stratégie des Frères musulmans qui jouent sur la culpabilisation et le victimisme pour conquérir l’opinion occidentale."

Klaus Kinzler réitère dans son courriel son souhait de voir le terme "islamophobie" retiré du groupe de travail et assure que "l'immense majorité des cas de discrimination des musulmans aujourd'hui (et ces cas de discrimination existent, évidemment!), n'a que peu ou pas de rapport avec la religion mais relève du racisme pur et simple." Y joignant quelques considérations : "je le confesse, je n'aime pas beaucoup cette religion, parfois elle me fait franchement peur, comme elle fait peur à beaucoup de Français (sommes-nous donc de vilains islamophobes ?), mais je n'ai jamais jamais jamais ressenti de ma vie la moindre antipathie ou le moindre préjugé envers les hommes et les femmes qui pratiquent cette religion (j'en connais de nombreux), ni pour toute personne d'ailleurs dont les origines se trouveraient dans une des régions du monde où l'islam est majoritaire."

Auprès de Marianne, Klaus Kinzler assume : "Je n'aime pas l'islam sous sa forme actuelle, sous sa forme d'islamisme et de fondamentalisme. J’ai peur de ce fondamentalisme qui a pris le pouvoir depuis 50 ans dans les pays musulmans. Mais je n'ai jamais de ma vie été un islamophobe ni pensé que je n'aimais pas les musulmans."

Des étudiants offensés ?

Depuis le début, des étudiants participant au groupe de travail sont dans la boucle des mails. L'agrégé reçoit alors un courriel d'une chargée de mission de l'IEP qui lui indique que ces derniers se sentent agressés à la lecture des échanges. Klaus Kinzler apprend également que Claire M., sa collègue, aurait été heurtée par ses propos. Il lui communique une "lettre d'excuses" dans laquelle il regrette avoir pu "s'emporter sur la forme", mais maintient ses positions.

"Évidemment que la majorité des chercheurs en sciences sociales défendent ce terme, mais il y a aussi ceux qui le contestent. J’ai été ferme mais je n’ai jamais quitté la politesse. J’ai fait des mails assez longs qui ont été interprétés comme du harcèlement. Comment voulez-vous faire quand on ne peut pas se rencontrer en vrai ni échanger en vidéo ?" défend le professeur d'allemand. Car Claire M. s'est plainte de harcèlement auprès du laboratoire de recherche PACTE au sein duquel elle travaille également.

La réponse de la structure, qui dépend du CNRS, ne se fait pas attendre : dans un "communiqué officiel" du 7 décembre signé par Anne-Laure Amilhat Szary, directrice du laboratoire, PACTE apporte son soutien à Claire M. et estime que "nier, au nom d'une opinion personnelle, la validité́ des résultats scientifiques d'une collègue et de tout le champ auquel elle appartient, constitue une forme de harcèlement et une atteinte morale violente." "En tant que laboratoire de recherche il nous importe de ne pas confondre opinion et connaissance éprouvée par des méthodes scientifiques" explique à Marianne Anne-Laure Amilhat Szary. Claire M. n'a pas répondu à nos sollicitationsà la publication de cet article.

Réseaux sociaux

L'affaire ne s'arrête pas là. Le 7 janvier le collectif Sciences Po Grenoble en lutte - relayé par l'Union Syndicale Sciences Po Grenoble dont des élus étudiants siègent à la fois au Conseil d'administration et à celui des études et de la vie étudiante de l'IEP - publie sur sa page Facebook des extraits des courriels de Klaus Klinzer, sans mentionner son nom. "En s'opposant à la présence du terme islamophobie dans cet intitulé, un enseignant a développé un discours que nous jugeons inacceptable", écrit le groupe, lui reprochant "un discours ancré à l'extrême-droite", le tout précédé par une mention d'avertissement - appelé "trigger warning" - : "Islamophobie".

Une deuxième affaire, pas si éloignée par les thèmes sur lesquelles se fondent ses accusations, intervient alors. Le 22 février l'Union Syndicale Sciences Po Grenoble publie un post sur sa page Facebook dans laquelle elle indique vouloir "retirer des maquettes pédagogiques pour l'année prochaine" le cours optionnel "Islam et musulmans dans la France contemporaine" si "lors de ce cours des propos islamophobes y étaient dispensés comme scientifiques".

Appel à témoignages

Le groupe lance par la même occasion un appel à témoignages. Contactée par Marianne, l'Union Syndicale reste vague sur d'éventuels éléments qui auraient mené à cet appel : "Si l'on avait des remontées en ce sens pourquoi aurions-nous eu besoin de faire un appel à témoignages ? La participation des étudiant.e.s à nos décisions est chose courante."

Le professeur en charge du cours, pas nommé par l'Union Syndicale, est Vincent T., le même qui avait apporté son soutien à Klaus Kinzler. Il est Maître de conférences en sciences politiques et anime ce cours, non obligatoire dans le cursus des étudiants, depuis plusieurs années. Il a même publié en 2016 pour la Fondapol une note intitulée "Portrait des musulmans d'Europe - Unité dans la diversité." "C'est un universitaire reconnu pour ses travaux sur le sujet" nous confie l'un de ses anciens élèves.

"Mettre ma vie en danger"

Trois jours plus tard, sans que l'on sache s'il y a eu des menaces,Vincent T. écrit dans un mail adressé à ses étudiants et transmis à Marianne par l'une d'elles : "Pour des raisons que je ne peux expliquer par mail, je demande à tous les étudiants qui appartiennent au syndicat dit "Union Syndicale" de quitter immédiatement mes cours et de ne jamais y remettre les pieds", avant d'ajouter : "Je ne comprends pas, du reste, pourquoi ils n'ont pas d'eux-mêmes demandé à changer de [cours] puisque ma personne leur est tellement insupportable qu'ils sont prêts à mettre ma vie en danger."

Dans un post Facebook du 27 février, l'Union syndicale Sciences Po Grenoble répond qu'elle n'a "jamais mis en danger la vie de Monsieur T., ni ne l'a attaqué ou menacé publiquement, ni même accusé publiquement de quoi que ce soit. Ce sont donc de fausses accusations", annonçant qu'elle a porté plainte pour "diffamation et pour discrimination à raison des activités syndicales". À Marianne, l'Union syndicale explique : "notre but n'est en aucun cas de lancer une chasse aux sorcières comme on nous en accuse. Notre but est de rendre notre institut un endroit moins discriminatoire pour toustes."

"Approche critique de l'islamisme"

Deuxième courriel de Vincent T. à ses étudiants le 28 février, transmis là aussi par une étudiante à Marianne. Il reconnaît que "la virulence" de son premier mail était "à la hauteur du coup de massue que j'ai reçu", évoquant par là les accusations d'islamophobie à son encontre. Tout en s'indignant : "Je ne nie pas que mon cours comporte une approche critique de l'islamisme (est-ce cela qui choque ?) et même de certains aspects de l'islam dans sa configuration actuelle (mais quoi ? rêve-t-on de remplacer mon cours par un enseignement théologique dispensé par un imam ?). Mais le problème n'est pas dans les problèmes de définition : il est dans l'usage des étiquettes qui, aujourd'hui, on le sait, peuvent tuer. Que des étudiants puissent, dans le contexte actuel, quelques semaines seulement après l'affaire Paty, se permettre ce genre de stigmatisation a quelque chose d'odieux et de méprisable quand on sait les conséquences épouvantables que cela peut avoir via les réseaux sociaux."

Les deux affaires atteignent une autre dimension lorsque le nom des deux enseignants est placardé 4 mars sur les murs de l'établissement. Auprès de Marianne, Sciences Po Grenoble évoque des attaques "abjectes" et "inacceptables." Dans un mail que nous avons consulté, la directrice de l'établissement écrit que "les personnes qui ont placardé ces affiches [...] ne semblent pas être les élus étudiants de l'IEPG [Institut d'études politiques de Grenoble, N.D.L.R.]. L'Institution fera tout ce qui est possible pour protéger Klaus et Vincent."

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne