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Journal d'épidémie

Covid à l’école : «Il n’y a plus de protocole, il est à la fois insuffisant et inapplicable»

Journal d'épidémie, par Christian Lehmanndossier
Christian Lehmann est écrivain et médecin dans les Yvelines. Pour «Libération», il tient la chronique d’une société suspendue à l’évolution du coronavirus. Aujourd’hui, le témoignage d’une enseignante désespérée au point de déserter.
par Christian Lehmann, médecin et écrivain
publié le 8 mars 2021 à 18h59

Mara-Lisa a 35 ans. Elle est professeure de français depuis une dizaine d’années, tutrice pour les «apprentis» profs. A tort ou à raison, elle a longtemps considéré son métier comme un engagement, et a agi en petit soldat, tant qu’elle a eu l’impression que sa mission était noble.

«Je suis une enseignante passionnée, j’adore mes élèves, j’aime enseigner, j’aime travailler en équipe avec mes collègues, me lever sans savoir exactement ce qu’il va se passer dans ma journée. Mais voilà, lundi, je crois que je n’irai pas. Nous sommes en guerre, disait Macron.

«Résultats catastrophiques»

«En septembre, j’ai bataillé pour le masque, expliqué sa nécessité auprès des élèves. Quand j’ai parlé à ma cheffe de la contamination par aérosol, elle m’a répondu qu’il fallait arrêter de regarder BFM, et ne pas rentrer dans des débats scientifiques.

«En octobre, j’ai testé le taux de CO2 de beaucoup de salles de cours, la salle des profs, la cantine. Les résultats sont pour la plupart catastrophiques. Un collègue m’a demandé si mon appareil mesurait aussi le méthane émis par les pets des élèves.

«En novembre, la moitié de mes collègues et moi-même nous sommes mobilisés : nous avons fait grève pour alerter la presse de la situation sanitaire de l’établissement, pour demander en vain des capteurs, des agents d’entretien et des surveillants supplémentaires, le changement des fenêtres.

«En décembre, nos cours et nos évaluations ont été bousillés à la dernière minute : nous avons appris quatre jours avant les vacances que les deux dernières journées étaient facultatives pour les élèves afin de permettre aux familles un Noël plus en sécurité.

«Conflit ouvert avec les élèves»

«En janvier, je rentre pour la première fois de ma carrière en conflit ouvert avec une classe dont six ou sept élèves refusent sciemment de porter correctement le masque. Ils répètent que ce que je fais ne sert à rien, puisqu’ils se contamineront dans les autres cours. Ils font un scandale dès que j’ouvre une fenêtre. Ils s’insurgent car je suis «la seule à les chercher». Ils murmurent que je serais complètement «flippée».

«Les surveillants sont à bout de souffle, et une AESH [Accompagnant des élèves en situation de handicap, ndlr] qui s’inquiétait de contaminer son mari à risque a disparu des radars. Mes collègues m’avouent qu’ils ont rendu les armes avec le masque : ils veulent pouvoir enseigner. Les uns avalent rapidement leur ration, seuls dans leur bagnole. D’autres mangent ensemble à la cantine ou en salle des profs. Fracture. On se déchire pour savoir si on revient à une salle par prof.

«En ce début mars, dans ce banal collège de banlieue, avec un taux d’incidence local supérieur à 250 pour 100 000, 600 élèves se croiseront dans des tranchées couvertes de moins de deux mètres de large, à chaque heure de cours. La désinfection des tables est prévue à chaque cours, mais je ne sais pas si c’est à moi de la faire. Je suppose que oui. J’espère qu’on aura assez de lingettes désinfectantes car on nous a retiré le spray : après deux mois d’utilisation, la fiche technique nous a appris qu’il fallait pour le manipuler des gants et des lunettes de protection.

«Et un bruit de fond qui s’installe, pourquoi s’embêter avec le masque puisque à la cantine il n’y en a pas ? Et pourquoi s’embêter avec la distanciation puisque dans la cour il n’y en a pas ? Et pourquoi pas de brassage, puisque tout le monde se croise dans les couloirs ? Il n’y a plus de protocole : sa seule performance est d’être à la fois insuffisant et inapplicable. Je ne sais pas qui il protège. Ma seule armure, c’est le masque FFP2 que mon employeur ne me fournit pas.

«Leur mépris pour nous me déchire»

«Mes collègues pour certains font les autruches. La tête dans le sable, ils s’adressent parfois de manière condescendante à ceux qui s’insurgent ou qui ont peur. D’autres courbent juste l’échine. D’autres encore pleurent, parfois à 8 h 24 en salle des profs. On essuie les larmes et on y va.

«Moi, je sais que le virus est aéroporté, je sais que les Covid longs, y compris pédiatriques, existent. Je dois regarder mes élèves dans les yeux, et je pense à cette mère d’élève décédée au printemps dernier. Parce que ce sont les ordres, je participe à ce qui est au mieux une mascarade, au pire un crime. Et à chaque seconde où se déploie devant moi ce terrible spectacle de résignation collective ou de simple désinvolture, je pense à mes propres enfants que je ne protège pas non plus, eux aussi dans leur classe, eux aussi avec des enseignants broyés.

«Alors, si je n’y vais pas lundi, n’y voyez pas un acte de résistance politique ; n’y voyez même pas l’envie de me dorer la pilule. Ce n’est qu’un effondrement personnel. J’aime mes élèves, j’aime mes enfants, je crois en mon métier, leur mépris pour nous me déchire chaque jour. Ce qu’on me demande d’accepter, c’est que ma santé, celle de mes élèves, celle de leur famille, celle de mes enfants, ne compte pas. Ce qu’on me demande, c’est de participer à un mensonge d’Etat.

«Aujourd’hui, je suis le soldat sans arme qui pleure, prostré, quand sonne l’heure de l’assaut, car je ne peux plus. Je déserte, vous n’aurez qu’à me fusiller. Courage à ceux qui restent.»

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