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ReportageNature

À Paris, les plus belles collections d’insectes du monde

Les naturalistes du Muséum national d’histoire naturelle de Paris veillent sur des collections d’insectes d’une grande richesse qu’ils continuent d’étoffer, alors que les milieux de vie des papillons et autres diptères se dégradent. Un patient travail qui permet notamment d’analyser les conséquences du changement climatique.

Ce reportage s’inscrit dans notre série La balade du naturaliste : une randonnée à la découverte d’une espèce ou d’un milieu exceptionnel, en compagnie d’une ou d’un passionné.


  • Paris, reportage

Dans la boîte austère tapissée de papier blanc, les ailes délicates se déploient, translucides et rougissantes en leur bord inférieur, comme arrêtées en plein vol. « La transparence de ces Cithaerias leur permet d’échapper à la vigilance des oiseaux, explique Jérôme Barbut, chercheur au Muséum national d’histoire naturelle (MNHN). Les Kallima, eux, ont une autre stratégie : l’envers de leurs ailes ressemble à une feuille morte ! J’ai pu les observer en Thaïlande : quand ils se posent par terre ou sur une branche, ils deviennent invisibles. On ne les remarque que lorsqu’ils s’envolent. »

Ces deux espèces ne représentent qu’une infime partie des collections de lépidoptères — communément appelés papillons — rassemblées rue Buffon, à Paris, dans une des réserves d’insectes du Muséum national d’histoire naturelle. Entre trois et quatre millions de spécimens sont abrités dans le dédale de pièces de sept cent vingt mètres carrés où cohabitent meubles de classement gris et buffets en bois sculptés, étiquettes calligraphiées à la plume et QR code. « Ici se trouvent des collections parmi les plus vieilles du monde. Certaines ont été constituées en 1791 ! »

« Thysania agrippina », le plus grand papillon du monde (30 centimètres d’envergure).

Elles n’ont pourtant pas encore livré tous leurs secrets : Jérôme Barbut, chargé de coordonner la restauration et l’informatisation de ce patrimoine depuis son arrivée au Muséum en 2001, ignore toujours combien d’espèces sont représentées ici. « Tout ce que je peux dire, c’est que 160.000 espèces de papillons ont été décrites dans le monde. » Et il en reste encore beaucoup à découvrir. Lui-même, spécialiste des papillons de nuit, a décrit une centaine d’espèces de Noctuelles sur les quelque douze mille déjà identifiées. « Dans cette famille, il reste encore sept cents à huit cents nouvelles espèces à décrire dans les papillons récoltés », précise-t-il.

« Repérer d’éventuelles évolutions dans l’aire de répartition ou dans la période de vol » 

Régulièrement, Jérôme Barbut participe à des expéditions en Amérique du Sud, en Asie… où il « récolte » des papillons qui viendront enrichir les collections. Une mission d’inventaire est ainsi prévue en Guyane en juin prochain. « On ne collecte que ce dont on a besoin. Et on collecte de moins en moins, car on connaît de plus en plus d’espèces », précise le chercheur. Une fois capturé, le papillon est introduit dans un bocal garni de cyanure et meurt en quelques secondes. Il est ensuite rangé dans une pochette cristal, où est inscrit un code indiquant la date de la capture et les coordonnées GPS précises du site, le pays, la région et le nom du collecteur.

Jérôme Barbut, chercheur au Muséum national d’histoire naturelle, spécialiste des lépidoptères.

De retour dans son bureau parisien, où s’épanouit une petite jungle de plantes vertes, Jérôme Barbut prépare les spécimens en vue de leur conservation. Chaque papillon est d’abord déposé sur une coupelle remplie d’un mélange de sable et d’eau pour être ramolli. « Je le fixe ensuite avec une épingle au niveau du thorax, place ses ailes dans la position voulue et le laisse sécher trois semaines », poursuit l’entomologiste en montrant une planchette où reposent plusieurs papillons de nuit hérissés de fines aiguilles. Ces derniers rejoindront enfin une des innombrables boîtes de la réserve où tout est prévu pour assurer leur longévité. « L’ennemi numéro 1, ce sont les parasites introduits par nous, grimace l’entomologiste. Pour éviter leur prolifération, chaque papillon est placé en quarantaine dans un congélateur à -40 °C avant de rejoindre la collection. Nous nous assurons aussi que les boîtes et les étagères sont hermétiquement closes pour protéger les couleurs. En pleine lumière, certaines, comme le vert, peuvent passer en huit à dix ans ! »


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Si ces collections font l’objet de tant de soins, ce n’est pas seulement pour préserver leur beauté mais aussi pour favoriser la recherche. « Elles sont très précieuses pour la taxonomie, c’est-à-dire la recherche des liens de parenté entre espèces, les analyses ADN, les inventaires naturalistes et même la physique — certains physiciens essaient de reproduire les couleurs extraordinaires des papillons pour, par exemple, rendre des billets de banque infalsifiables », dit Jérôme Barbut en caressant du regard les irisations bleues d’un Morpho. L’accumulation de plusieurs spécimens — cinq boîtes entières pour les seuls Ideopsis similis — d’une même espèce peut s’avérer très utile en écologie : « Cela permet de repérer d’éventuelles évolutions dans l’aire de répartition ou dans la période de vol. Surtout à l’heure actuelle, où les populations sont en déclin un peu partout dans le monde — en Amérique du Sud, surtout au Pérou et en Guyane à cause de la déforestation, en France à cause des pesticides et de la destruction des habitats liée à la construction de lotissements. »

« Pour l’instant, la fourchette de réchauffement permet aux insectes de s’adapter »

Ces questions écologiques, Christophe Daugeron, qui étudie les diptères — les mouches, moustiques et moucherons dotés d’une seule paire d’ailes — deux étages en dessous, les connaît bien. « Les enjeux économiques et sanitaires liés aux insectes sont immenses. Une centaine d’espèces peuvent transmettre des maladies telles que la fièvre jaune, la dengue, le paludisme et des encéphalites, ainsi que la maladie du sommeil pour la mouche tsé-tsé. Certains insectes phytophages causent des dégâts importants sur les cultures. Mais les insectes participent aussi au recyclage de la matière organique dans le sol et jouent un rôle majeur dans la pollinisation. Pour certaines plantes, les diptères participent ont un rôle aussi important dans le transfert du pollen que les abeilles domestiques. Au-delà de 1.500 mètres d’altitude, les principaux pollinisateurs sont les diptères ! »

Christophe Daugeron, chercheur du Muséum national d’histoire naturelle, étudie les diptères.

Les cinq millions de spécimens du Muséum, dont les plus anciens ont été récoltés par les célèbres entomologistes Pierre-Justin-Marie Macquart et Johann Wilhelm Meigen au XIXe siècle, représentent une mine d’informations pour qui s’intéresse à ces phénomènes. « Ils représentent entre un sixième et un cinquième de toute la diversité de l’ordre des diptères, qui compte cent cinquante familles. C’est une belle collection », admire Christophe Daugeron. Le récolement [1], commencé il y a peu, devrait les rendre plus facilement exploitables. « On regarde ce qu’il y a dans les boîtes, on les numérote et on les dote d’un QR code. On va aussi inventorier les types, les individus de référence à partir desquels une espèce a été décrite, résume l’entomologiste. Ce faisant, on espère distinguer des évolutions dans la distribution spatiale et temporelle des espèces en lien avec le changement climatique. Des collègues ont commencé ce travail et ont découvert des changements ces cent dernières années. » En parallèle, le fonds continue de s’enrichir, avec par exemple l’achat récent de la collection de Mycetophilidae — des petits moucherons —d’Amérique du Sud de José Pedro Duret, pour la somme de cent mille dollars. « C’est cher, mais ces insectes ont été recueillis dans des endroits très fragilisés par les activités humaines. Certaines espèces sont peut-être même éteintes aujourd’hui. »

Christophe Daugeron lui-même était loin de se poser ces questions écologiques quand il a choisi de consacrer sa thèse à cet ordre, séduit par le comportement amoureux sophistiqué des Empididae. « On les appelle « dance flies » . Alors qu’ils sont floricoles, les mâles récoltent des proies, qu’ils emballent de soie pour les offrir aux femelles qu’ils trouvent les plus belles avant l’accouplement, sourit-il. J’ai été fasciné par les stratégies pour tromper le partenaire développées par les uns et les autres au cours de l’évolution : les mâles offrent parfois un cocon de soie vide et les femelles ont appris à tricher sur leurs caractères sexuels secondaires — les soies sur les pattes, le gonflement de l’abdomen. » Mais les interrogations sur le déclin des espèces et les conséquences du changement climatique, qui ont émergé il y a une quinzaine d’années, l’habitent de plus en plus. « Pour l’instant, la fourchette de réchauffement permet aux insectes de s’adapter. L’avantage des espèces de cet ordre est qu’elles vivent la plus longue partie de leur vie sous forme larvaire. Combien de temps cela va-t-il durer ? »

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