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Rencontre avec la dessinatrice Coco, rescapée de Charlie Hebdo : "J'ai perdu l'insouciance"
Coco
Philippe Quaisse

Rencontre avec la dessinatrice Coco, rescapée de Charlie Hebdo : "J'ai perdu l'insouciance"

Entretien

Propos recueillis par

Publié le

Six ans après l'attentat qui a frappé la rédaction de « Charlie Hebdo », la dessinatrice Coco tisse le récit de sa reconstruction dans Dessiner encore, roman graphique qui paraît ce jeudi 11 mars. « Marianne » l'a rencontrée. Première partie.

Corinne Rey a quelque chose d’un forgeron. Par son panache, son agilité, sa détermination à travailler la matière avec ses mains qui tracent des dessins et inscrivent des mots. Elle a la dignité de l’ouvrier des « Mains d’or » chantées par Bernard Lavilliers qui veut « travailler encore ». « Travailler encore, forger l’acier rouge avec ses mains d’or ». Son acier à elle, qu'elle veut Dessiner Encore, a quelque chose d’un bleu étincelant, hypnotique comme un néon, qui saisit le lecteur dès la couverture de son ouvrage. Comme celui de la vague qui a englouti Corinne Rey au lendemain des attentats du 7 janvier 2015.

Ce jour-là, Coco, de son nom de dessinatrice, croise la route des frères Kouachi au bas des locaux de Charlie Hebdo. Armés de leurs kalachnikovs, ils la forcent à les mener à la rédaction et à composer le digicode. Dans Dessiner Encore qui paraît ce jeudi 11 mars, Corinne Rey partage le récit de sa reconstruction face à une culpabilité qui rend la beauté « insoutenable » et tue l'« insouciance ». Elle raconte aussi le quotidien d'une rédaction, faite de simplicité, de rire et aussi d'un sens aigu de la politique, jusque dans les heures qui ont précédé le drame. Marianne l'a rencontrée. Dans cette première partie de notre entretien, elle témoigne de son chemin intérieur depuis le 7 janvier.

Marianne : Comment qualifieriez-vous ce livre ?

Coco : Je ne dirais pas que c’est une bande dessinée mais un ouvrage hybride. C’est un récit qui traite d’un événement réel. Un récit autobiographique mais également celui d’un journal, d’une équipe, d’un traumatisme aussi.

Quand avez-vous ressenti le besoin de faire ce livre ?

Au début, l’idée me rebutait complètement. C’était trop difficile. Au fil de la psychothérapie et à l’approche du procès, lorsque j’ai été confrontée au fait d’aller raconter devant la justice ce qui s’était passé le 7 janvier, ce dont j’avais été témoin, il a fallu que je me mette face à tout cela. Je me suis dit que j’allais essayer de dessiner. J’ai commencé par une séquence de vagues qui était une description intérieure de ce que je ressentais. Je me suis sentie plus à l’aise que ce que j’aurais imaginé, alors j’ai continué. Ce livre m’a aidé pour mon passage à la barre à la cour d’assises. Il m’a fait avancer dans mon travail intérieur.

Vous évoquez la figure de la vague. Elle revient tout au long de votre livre.

C’est un peu la trame. Il y a des tas d’image derrière cette vague. On peut y voir la figure de la vague d’Hokusai. Je parle de quelque chose d’intime mais j’ai utilisé cette image universelle pour que le lectorat touche quelque chose du doigt. C’est une vague qui s’apprête à engloutir un navire. Elle contient une dimension très violente. Je me retrouvais dans cette image et dans le fait d’être submergée par toutes les images du 7 janvier.

Vous racontez vos inquiétudes mais vous décrivez aussi des petits instants, parfois drôles, souvent émouvants, que vous avez vécus à la rédaction du journal avant l’attentat. Comme lorsque Cabu vous aide à dessiner Christine Lagarde. Ou quand Charb transporte Luz sur un diable après une longue journée de travail, comme un paquet que l'on range. C’était important pour vous de retranscrire ces petits moments du quotidien ?

Au-delà des grands instants de travail que l’on partage dans ce journal, je trouvais que ces petits moments en disaient long sur qui était cette équipe : des gens simples, drôles qui ne se prenaient pas au sérieux mais qui étaient animés par une véritable volonté de dépeindre le monde dans lequel ils vivaient. Le rire, c’est cette forme de consolation par rapport au monde dans lequel on vit. Il nous protège du monde mais avec le dessin on peut y faire face. L’humour, c’est à la fois une protection et en même temps un face-à-face lorsqu’on en a envie.

« Le rire est une forme de consolation. »

Vous écrivez que l’insouciance est morte en vous.

D’abord, je sais qu’avant même le 7 janvier, quelqu’un comme Charb par exemple n’était pas insouciant. Il avait en tête qu’un attentat pouvait arriver. J’ai vécu l’incendie [en 2011 les locaux du journal sont incendiés, N.D.L.R.] qui a rendu réelle une certaine forme de violence de la part d’obscurantistes, même si on n'a pas retrouvé les coupables.

Mais je ne peux pas dire que l’insouciance soit là aujourd’hui. Elle est perdue. Quand on touche la mort comme ce fut le cas le 7 janvier, on la voit un peu partout. Il faut essayer de se concentrer sur des idées, sur le dessin. Cela ne se fait plus de manière insouciante. Il y a une lourdeur, il y a un avant et un après.

L’obsession du 7 janvier qui vous happe ?

On vit toujours côte à côte avec le 7 janvier. C’est quelque chose d’intérieur qui est avec nous. D’autant plus que lorsque l’on continue le journal, on est sans cesse rappelés à ça, car il y aura toujours des tables vides.

La difficulté à vivre l’instant présent aussi que vous décrivez dans votre livre. L’impression de ne plus y avoir le droit.

C’est encore un peu difficile cette culpabilité du survivant. Parfois cela me saisit dans la beauté des choses. C’est difficile de traverser des moments heureux ou de bonheur lorsque cela vous rappelle à la mort. J’ai du mal à vous l’expliquer mais trop de vie c’est parfois insupportable et pourtant c’est ce que je recherche. C’est le grand paradoxe. On s’accroche à une vie qu’on a failli perdre et en même temps quand tout vous rappelle à une beauté, vous ne vous sentez pas légitime à vivre ça car d’autres ne sont plus là. Ce n’est pas permanent mais ça vous saute à la gueule dans certains moments.

« Trop de vie c’est parfois insupportable et pourtant c’est ce que je recherche. »

Vous écrivez qu’il y a « quelque chose d’insoutenable » dans la beauté.

C’est qu’elle vous ramène à la mort. Vous n’arrivez pas à profiter pleinement du moment car la culpabilité prend le dessus. Après le 7 janvier cela a été très présent. C’est d’autant plus difficile à vivre que lorsque l’on vit un attentat et qu’on y survit, qu’on n’est pas blessé, du moins qu’on n’a pas de blessures apparentes, c’est compliqué de faire comprendre aux autres combien on est meurtri intérieurement. Même si aujourd’hui j’ai compris que je n’aurais jamais pu faire quoi que ce soit face aux frères Kouachi, c’est toujours un peu dur d’accepter d’avoir été à cette place.

Vous vous en voulez encore ?

Après l’attentat je m’en suis énormément voulu. Je ne peux pas dire que je m’en veux encore aujourd’hui mais ce moment-là me rend particulièrement triste. J’ai l’impression de l’avoir dépassé et parfois j’ai l’impression que je me le traîne encore comme un boulet. Il va falloir du temps, et puis avancer encore.

Vous dites que vous faites « obstruction » avec le dessin. Comment le dessin est-il arrivé dans votre vie ?

J’aime le dessin depuis que je suis petite. Lorsque l’on est enfant c’est un outil de compréhension du monde, c’est ludique et joyeux. Au collège et au lycée je me suis rendu compte que c’est un formidable outil de communication auprès des camarades pour caricaturer des profs, faire marrer. J’ai touché du doigt quelque chose qui interpelle l’autre, qui est un moyen de partage.

Jusqu’à intégrer Charlie Hebdo.

J’ai ensuite fait une école d’art où je dessinais dans toutes les matières où il m’était possible de dessiner. Un professeur m’a conseillé d’envoyer un dossier de stage à Charlie Hebdo, ce que j’ai fait. On m’a invité à venir en stage en novembre 2007, ça s’est très bien passé. C’était incroyable d’arriver dans ce lieu. J’étais toute jeune, toute timide. Je ne venais pas tellement de ce milieu de dessin de presse. J’ai appris à faire du dessin de presse dans cette ambiance d’un journal riche et plein de personnages différents. Chacun avait son trait et son humour.

Dessiner Encore de Coco paraît le 11 mars aux éditions Les Arènes BD.

La deuxième partie de l'entretien à lire sur Marianne.net ce jeudi 11 mars. La dessinatrice y évoque la situation actuelle du dessin de presse et les enjeux politiques qui se polarisent autour de "Charlie Hebdo".

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne